Extrait

-Quel effet ça fait, de savoir exactement quand on va mourir?

J'ai un mouvement de recul, froid dans le dos, et ma paume moite étreint la bouteille que je suis venue chercher. Selon moi, Greg n'attend même pas de réponse de ma part. Il me décoche un sourire distant, fatigué, terrifiant. Les lettres tracées par Maddie s'illuminent dans ma tête: "Fuis."

Me voyant esquisser un pas, il m'agrippe par le bras.

-Attends, dit-il. Attends... Tu es encore si pleine de vie. Tu es la chose la plus chaude que j'aie vue depuis des années.

Quand je me débats, la pression qu'il exerce s'accentue. Son regard s'assombrit.

-Lâchez-moi.

-Dans quelques années, tu ne seras plus rien qu'un tas de cendres.

Il m'embrasse. Un baiser violent, sous la contrainte: sa lange s'insinue de force dans ma bouche, je suis assaillie par des relents de sel et d'alcool bon marché, par son haleine chaude et cuivreuse. Ma réaction est immédiate, mon corps bouge de son propre chef, je pousse, je donne des coups de pieds, je résiste. Mes efforts ne suffisent pas à lui faire relâcher son étreinte, à décoller sa bouche de la mienne. Je sens sa langue m'envahir, m'étouffer. Son autre main se glisse sous le cordon de mon pantalon de jogging. La peau de ses doigts est calleuse, parcheminée, comme celle de Vaughn dans tous mes cauchemars; ils progressent et se referment sur ma hanche.

Je hurle, mais sa bouche me fait suffoquer et mon cri reste coincé dans sa gorge. Un silence irréel s'est abattu sur la pièce. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine, dans ma tête et jusqu'au bout de mes doigts sans produire le moindre son.

Je n'entends même pas la bouteille d'eau s'écraser par terre.

Puis il y a un craquement d'os, et je vois Greg s'éloigner de moi. Non, pas s'éloigner. Tomber. Il se retrouve à quatre pattes, au bout d'une épaisse traînée de sang. Est-ce moi qui ai fait ça? Je regarde mes mains incrédule. Non, j'étais en train de le repousse, mais jamais je n'aurais eu la force de lui asséner un coup pareil.

Puis je distingue une autre silhouette qui bouge dans l’embrasure de la porte, écumante de range, un pied posé sur la forme recroquevillé de Greg, comme pour lui décocher un coup si l'homme fait mine de riposter.

-Gabriel?

-ça va toi? me demande-t-il sans quitter Greg des yeux

-Je... oui, dis-je en clignant des paupières, en proie à un haut-le-cœur.

Brusquement, les bruits de la cuisine sont de retour. La vie, qui avait ménagé une inexplicable pause, a repris son cours. Et maintenant qu'il est derrière moi, le moment épouvantable que je viens de vivre est réduit a une taille insignifiante. Je m’essuie la bouche et la langue sur ma manche de chemise alors que Gabriel me prend par la main et m'entraîne hors de la cuisine.

-J'aurais pu le tuer, marmonne-t-il en me traînant dans le couloir jusque dans la chambre. J'aurais pu le TUER.

-C'est un effet du sevrage, dis-je. ça ne te ressemble pas. Tu n'es pas comme ça.

-Oh que si, se défend-t-il. Maddie, lève-toi. On s'en va.