Le Mont Saint-Michel et ses merveilles

Vous souvient-il, ma mie, de ces premiers instants de bonheur de 1889 où nous avions, en Normandie, transporté, le temps de quelques beaux jours de printemps, notre amour naissant ?

Est-il toujours dans votre coeur ce beau voyage au Mont Saint-Michel ?

Vous souvenez-vous de cet étrange pêcheur que l'on surnommait le "marquis de Tombelaine" ?

Vous souvenez-vous du conteur qu'il était ?

En rangeant une malle éventrée du grenier, j'ai retrouvé ce petit livre que nous avions ensemble acheté pour un franc à l'abbaye, peut-être au musée ou dans quelque boutique.

"Le Mont Saint-Michel et ses merveilles" est un beau voyage.

Il est pour moi un beau souvenir.

Et je me prends encore aujourd'hui à rêver au fil de ses magnifiques illustrations, de ses splendides crayonnés d'Edouard de Bergevin.

Si le temps, cruel à l'amour, nous a arraché l'un à l'autre, il n'a pu déposer sur ce vieux livre qu'un peu de poussière, que la patine d'une agréable nostalgie.

Il me souvient du jardin botanique d'Avranches, nous y avions découvert le Mont qui se dressait comme sentinelle entre Bretagne et Normandie.

Nous avions suivi sur la grève cet étrange Marquis, à la fois guide et pêcheur, qui savait voir mieux que personne les sables délayés qui annoncent le danger.

Nous avions visité la ville, l'abbaye, le musée.

Vous serrant un peu plus contre moi, vous aviez frissonné en traversant les sombres cachots.

Il me semble encore aujourd'hui que c'était hier.

Et pourtant mon livre a perdu ses coutures, ses pages s'enfuient de toutes parts.

Le pauvre Marquis, presque en même temps que notre amour, a disparu.

Le 3 avril 1892, il était parti pour Tombelaine à la nuit tombante.

Il fut surpris par l'heure inattendue du reflux qui avait suite à une grande marée d'équinoxe déplacé les lises de la baie.

Excellent nageur, il lutta avec acharnement contre le flot avant de tomber à bout de forces, de perdre connaissance et de s'enliser.

Mais il nous a laissé ce précieux livre écrit d'après ses notes où, pleurant mon amour envolé, j'ai glissé cette pauvre lettre perdue que vous ne recevrez jamais ...