Ajouter un extrait
Liste des extraits
C’est drôle comme cette pluie avait chassé d’un coup ses pensées moroses. Bras calés derrière la tête, genoux pliés, elle retrouva le calme pour repenser à la vive discussion de la veille, cause de son exaspération.
— Nous nous sommes entendus avec la famille Robert. Dès le mois prochain, tu pars chez eux à Vendrennes dans le bocage, pur travailler comme domestique, lui avait annoncé sa mère d’une voix grave.
Justine redoutait cette menace assénée par Adeline quelques mois auparavant. Elle s’y était opposée avec violence. Sa mère avait laissé passer l’orage et n’en avait plus reparlé. Jusqu’à ce jour. Elle aurait dû se méfier de cette rémission.
— Tu n’as pas le droit de me dire ce que je dois faire.
— J’ai tous les droits, je suis ta mère.
— Que veux-tu que j’aille faire dans ton fichu bocage ? C’est au Canada que je veux aller, d’abord !
— En premier lieu, tu arrêtes de me répondre sur ce ton insolent. Ensuite, pas question que nous te nourrissions indéfiniment avec tes rêves de gamine.
Afficher en entierLe bon Dieu jouait aux boules dans un ciel chagrin. Les nuages s’engonçaient dans une courtepointe ténébreuse et menaçante. Électrisée par une rafale de vent, la frange épaisse de roseaux à flanc d’étier se prosterna dans un mouvement gracieux par-delà ses eaux brunes. L’atmosphère était irrespirable. Justine chassa d’un geste agacé la grosse mouche qui lui chatouillait la cuisse. Tenace, celle-ci revint aussitôt à la charge. La jeune fille se donna une claque sur la jambe en maugréant. Au même moment, quelques gouttelettes de pluie amorcèrent une trouée. Justine releva son visage tourmenté, espérant que les larmes du ciel laveraient ses contrariétés. En temps normal, elle aurait contemplé avec une ferveur teintée d’admiration le ciel glauque qui enlaçait dans ses limbes la prairie verdâtre et les eaux sombres. C’est dans ces conditions extrêmes que le marais révélait à ses yeux toute sa complexité. Mais cet après-midi, son humeur épousait l’électricité de l’air.
Afficher en entierEt pourtant, le miroir lui renvoyait l’image d’une jeune femme très épanouie du haut de ses vingt-huit ans, dont les grossesses n’avaient en rien altéré la beauté et l’élégance. Et dont les rêves ne demandaient qu’à refaire surface si on grattait un peu la couche de vernis superficiel.
Elle s’était souvenue qu’un temps ils avaient envisagé de partir s’installer à Montréal, au Québec, une ville bien plus moderne que Winnipeg. Une perspective qui l’avait rendue folle de joie, car elle était tombée sous le charme de la capitale québécoise pendant le conflit. Mais de nouvelles responsabilités professionnelles confiées à Andrew à l’université avaient tiré un trait sur leurs plans. Depuis, la vie de Rose ronronnait, aussi monotone que la plaine. Et pour parachever le tout, la grande inondation était arrivée, qui l’avait lessivée, vidée de toutes ses illusions.
Afficher en entierElle n’avait plus peur, l’excitation guidait ses pas. Il lui fallut un peu plus de trois heures pour rejoindre à pied le bourg de Chantonnay, distant d’une vingtaine de kilomètres de Vendrennes. De là, elle prit l’autocar qui devait l’amener au port rochelais où elle embarquerait dans le premier paquebot en partance pour le Canada. Une fois arrivée à destination, elle téléphonerait à sa cousine qui trouverait bien un moyen pour la faire venir. De cela, elle ne s’inquiétait pas. Son plan lui paraissait si simple, elle l’avait assez ressassé. Jamais ne lui vint à l’esprit que ce périple extravagant relevait de la folie.
Afficher en entier