Extraits

-Nash ! Je pars travailler !

Un grincement m'indiqua qu'une porte venait de s'ouvrir au bout du couloir. Mon frère apparut, les cheveux en bataille, comme s'il venait de sortir du lit.

-Et en quoi est-ce tellement important ? demanda-t-il.

-C'est important parce que ça me permet de te rappeler officiellement que ta punition tient toujours après la tombée de la nuit. Autrement dit : ne profite pas de mon absence pour mettre le pied dehors.

Nash lui adressa un petit sourire en coin - c'était sans doute le seul trait que nous ayons en commun, mon frère et moi.

-Et si la maison prend feu, je fais quoi ?

-Des brochettes de chamallows. En cas d'inondation, prévois de couler avec le bateau. Et, s'il y a une tornade, je vous retrouve à Oz avec la maison juste après mon service. C'est pigé ?

-Pourquoi ne peuvent-ils pas nous voir ? demandai-je en suivant des yeux une vielle femme ridée aux cheveux clairsemés teints en rouge vif.

[...]

-Toi, ils ne peuvent pas te voir parce que tu es juste de passage.

Nous passâmes devant une salle où des personnes âgées étaient occupées à jouer aux cartes et aux dominos.

-Quant à moi, ils ne me voient pas parce que je ne veux pas qu'ils me voient. C'est l'une des prérogatives d'un Faucheur. La matérialisation sélective...

Il me lança un coup d’œil inquisiteur.

-En général, ça, c'est un élément de motivation déterminant.

Presque malgré moi, un sourire flotta sur mes lèvres. C'est le genre d'avantage en nature qui pouvait effectivement m'intéresser dans ce travail.

-En fait, "Faucheur", c'est une façon politiquement correcte de dire "pervers refoulé" ? C'est ce que tu essaies de me dire ?

-Je suis censé jouer les baby-sitters pour mon frère ? C'est bien payé, au moins ? demandai-je à tout hasard avec un nouveau sourire.

Cette fois, elle ne craqua pas.

-Pour ce soir, c'est plutôt un geôlier dont j'ai besoin. A quoi ça me sert de priver ton frère de sorties si je ne peux pas l'empêcher de filer de la maison ?

-Je suis bien d'accord avec toi : ça ne sert absolument à rien.

[...]

-Tu oublies que la semaine dernière, il a fait le mur au beau milieu de la nuit et qu'il a pris la voiture pour aller à Holser House alors qu'il venait à peine d'avoir son permis ! Quoi qu'il en soit, j'essaie de me persuader qu'une punition inefficace vaut mieux que pas de punition du tout...

Elle se passa la main dans les cheveux et soutint mon regard d'un air préoccupé.

-Il n'est pas comme toi, Tod. A de rares exceptions près - notables, je te l'accorde -, tu réfléchis avant d'agir, alors que Nash, lui, n'écoute que son cœur...

Je faillis étouffer de rire.

-Je crois que l'organe qu'il écoute se situe un peu plus bas, maman.

-Tu m'as ramené d'entre les morts...

Rien que ces mots me semblaient surréalistes.

-... pour me faire bosser dans une maison de retraite ?

Et je n'étais pas mort, j'étais damné.

Allez, j'y vais...

Son sac à main en bandoulière, ma mère traversa le salon.

-Il reste des lasagnes dans le frigo. Et un peu de salade en sachet.

Assis devant la télévision, j'acquiesçai sans la regarder et changeai de chaîne, passant d'un programme pour enfants à la retransmission d'un concert sur VH1 - où je n'espérais pas du tout tomber par hasard sur Addison, mon ex-petite amie qui, après avoir été retenue au casting d'un pilote de série télévisée, venait de me laisser tomber pour tenter sa chance dans le show-business.

-Tod ?

Ma mère s'assit sur la table basse, me masquant à dessein l'écran de télévision.

-Tu as entendu ?

-Oui.

Je me penchai sur la gauche pour voir l'image, et elle fit de même pour m'en empêcher.

-Lasagne. Salade. Frigo.

-Je suis sérieuse, Tod. Mange un peu de verdure, d'accord ?

[...] Avec un sourire, je lui demandai :

-Les Smarties, ça compte ?

-Ton heure est venue espèce d'immonde pochtron, lui murmurais-je à l'oreille.

Il s'accrocha de toutes ses forces aux bras de la civière et une odeur d'urine se répandit dans la pièce.

-Et, sache que tu as bien raison d'avoir peur des Faucheurs...

-Je suis content que tu aies pu venir, dit Levi en glissant de son siège.

Il m'arrivait à peine à l'épaule. Cela, au moins, n'avait pas changé.

-Oui, ça n'a pas été une mince affaire de caser ce rendez-vous entre

le tournage de pouces intensif et la grande soirée bingo à la maison

de retraite, mais j'ai réussi.

-Ravi de faire partie de tes priorités, commenta Levi, pas très content.

Je hochai la tête avec gravité.

Si je déconne, je suis mort. C'est sans doute la seule chose que j'ai vraiment compris.

-Tu as des questions ?

-Oui : je ne risque pas d'être arrêté pour usage de "faux" ?

Levi étouffa un gloussement et se leva.

-Les Faucheurs n'ont pas de faux.

-Mince !

Je claquai de la langue d'un air faussement déçu et répliquai :

-Je préfère être honnête avec toi : la faux, c'était un élément de motivation déterminant pour accepter le poste. Mais rassure-moi : on porte bien une grande robe noire à capuche, au moins ?

De nouveau, Levi eut un petit rire.

-Un Faucheur doté du sens de l'humour... Je sens que ça va être intéressant.

Elle me tendit la télécommande, mais refusa de la lâcher quand je tentai de m'en emparer.

-Tu restes à la maison, ce soir, c'est bien clair ?

-Pourquoi, je sens mauvais ? On est vendredi. J'avais prévu de sortir.

Je la regardais, perdue dans sa peine ; je brûlais d'apaiser cette blessure que j'avais causée, mais je ne pouvais rien. Jamais je ne me suis senti aussi inutile.