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Très tôt, j’avais six certitudes : je ferais des études, je partirais, je changerais de langue, je changerais de nom, j’écrirais. Je vivrais à Paris. Toutes se sont réalisées, sauf la dernière.
Je regardais autour de moi et je voyais tout avec une netteté nouvelle, avec cette clarté définitive qui baigne les choses qu’on a déjà quittées dans sa tête.
Comment m’y prendre pour tout laisser derrière ? Au début, je ne voyais pas. Les gens de la classe ouvrière ne savent pas. Mes parents n’avaient aucune des clés du monde auquel je rêvais, ils n’en connaissaient même pas les portes. Et de toute façon, je gardais mes projets pour moi. Un prisonnier ne fait pas rapport à ses gardiens sur l’avancement du tunnel qu’il creuse.
Afficher en entierNée de parents unilingues anglophones qui avaient quitté l’école en dixième année, partie d’une ville du sud de l’Ontario où l’allemand aurait été le choix naturel de langue seconde, j’ai compris à dix ans que j’allais apprendre le français, devenir francophone. Mon coup de foudre linguistique. J’y ai mis mille heures et mille heures encore, et j’y suis arrivée, je suis enfin arrivée quelque part. J’ai séjourné à Paris, j’ai fait mon doctorat à Québec, à l’Université Laval, en 1991 je me suis installée à Montréal où je vis toujours, je suis mariée à un Québécois francophone avec qui j’ai élevé deux enfants qui ont deux langues maternelles et j’enseigne, en plus de l’écriture des femmes, la littérature québécoise et la traduction littéraire. Le français, que j’ai entendu parler pour la première fois à dix ans, est la langue de mon imagination, de mon souffle, la langue d’où surgit mon écriture. Mon ailleurs, mon ici, mon chez-moi.
Afficher en entierMais ma vie, c’est aussi plus de trente ans comme interprète, passant constamment d’une langue à l’autre. Vingt-six ans à parler exclusivement anglais à mes enfants, tout en parlant exclusivement français avec leur père depuis le début. Sept livres traduits de l’espagnol au français, sans détour par ma première langue première. La danse des langues dans tous les sens.
Afficher en entierJe voudrais que chaque page de ce livre soit la première page. Commencer par partout. Ça commence par partout, je pense. Tout me semble être le début.
* * *
Mon nom n’est pas le nom de mon père.
Ma vie n’est pas la vie de ma mère.
* * *
Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire.
Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour pouvoir respirer alors que j’avais toujours étouffé. Je raconte, ici, l’histoire d’une femme qui a appris à respirer dans une autre langue. Qui a plongé et refait surface ailleurs.
Afficher en entierTout le monde a une langue maternelle, même ceux qui n’ont pas connu leur mère. Une langue qui nous est donnée en cadeau avec le premier souffle, une langue qu’on respire comme l’air, qu’on avale comme l’eau, une langue qui coule en nous, légère, facile, native. Pour moi, ce mécanisme a grincé, cet air m’étouffait, cette eau était chaux vive. Très tôt, j’ai su que je n’étais pas chez moi.
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