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— Je voudrais que vous compreniez que quand vous parlez du passé c'est comme si vous placiez une bille de phosphore sous un ciel d'orage. Le passé renferme une énergie de conversion. L'énergie du vent, ou du feu. Nous devons avoir du respect pour une chose aussi destructrice. Et vous me demandez d'y retourner tête baissée, sans réfléchir ? C'est un terrain extrêmement dangereux
Afficher en entierJe ne sais pas combien de temps je restai là, ni dans quel état de crise mon corps entra à ce moment-là - peut-être que je m'évanouis, peut-être que je basculai dans un état second -, mais pendant que j'étais là, tremblante, avec pour seule compagnie les battement de mon cœur, si forts que c'était comme si sa taille s'était multipliée par cent, comme s'il était devenu aussi gros que la maison, quelque chose, le froid ou la peur, entraîna ma conscience vers les profondeurs d'un long tunnel silencieux, jusqu'à ce que je ne sois plus rien, plus rien qu'un pouls sourd, et faible, dans un lieu sans géographie, sans frontières et sans lois physiques. J'évoluais dans un vide, privée de la conscience du temps et de l'existence, flottant paresseusement comme un astronaute dans l'éternité et, même quand, après qu'un millénaire se fut écoulé, je vis bouger une faible lueur rosâtre dans l'eau à ma gauche - la Nurse, en train d'explorer la surface de sa torche - je ne cédai pas à la panique. Comme si j'étais ailleurs, je vis mon visage glacé au ras des algues, mes lèvres bleues, mes yeux mis-clos.
Afficher en entierOn a beau être aussi brave, aussi vaillant qu'on puisse l'être, on a beau se dire qu'on est invulnérable, qu'on sait ce qui nous attend, on s'imagine que ça ne sera jamais trop grave, qu'il y aura un avertissement avant que les choses aillent trop loin, une musique off, peut-être, comme dans les films. Mais il semble que ce n'est pas comme ça qu'arrivent les désastres. Les désastres sont les grands maîtres de l'embuscade : ils savent nous tomber sur le dos quand on regarde ailleurs.
Afficher en entierSouviens-toi que la vie est courte. Tourne ton visage vers le soleil chaque fois que tu en auras l'occasion.
Afficher en entierOn peut presque toujours deviner par où quelqu'un est passé quand on y regarde d'assez près.
Afficher en entierMon moi onirique crut d'abord qu'il s'agissait d'un chat, jusqu'au moment où l'écran fut arraché avec un grincement de métal par une masse lourde comme une boule de bowling qui roula dans ma chambre. Je plissai les yeux et vis que c'était un bébé. Il gisait au sol, sur le dos, et pleurait en agitant les bras et les jambes. Je crus, l'espace d'un merveilleux instant, que c'était ma petite fille, qu'elle avait enfin réussi à traverser les continents pour me retrouver, mais à la seconde où j'allais lui ouvrir mes bras, le bébé bascula sur le côté et se jeta aveuglément sur moi. Je sentis un souffle chaud, une langue minuscule me lécher la plante du pied. Puis, à une vitesse atroce, ses mâchoires gluantes se refermèrent sur mes orteils.
Je quittai le lit d'un bond, secouai, frappai, lui empoignai la tête et tentai de lui desserrer les mâchoires, mais le bébé s'accrochait, grondant, mordant, secoué de soubresauts rageurs, la bave aux lèvres. Je réussis enfin à lui décocher un coup de pied qui le catapulta contre le mur ; avec un cri rauque, il se perdit dans une ombre qui descendit jusqu'au sol et s'échappa par la fenêtre. Au moment de disparaître, le bébé lança, d'une voix qui semblait être celle de Shi Chongming : « Que ne ferait pas un homme pour vivre éternellement ? Que ne mangerait-il pas ? »
Afficher en entierUn énorme insecte ailé jaillit sous mes pieds, pivota sur lui-même comme un oiseau mécanique, s'arracha en ronronnant de la touffeur et monta vers mon visage. Je reculai d'un pas pour l'esquiver, renversant un peu de thé sur le plateau laqué, et le suivis des yeux tandis qu'il montait en spirale au ras de mon visage et encore plus haut, cristallin et mécanique, clac-clac-clac, jusqu'aux branches. Il se posa au-dessus de moi, gros comme un roitelet, déploya ses ailes châtaigne et fit entendre le petit bourdonnement électrique que j'avais pris pour un climatiseur. Je le contemplai avec émotion. Le semi-no-koe du poète Basho, pensai-je. Le chant des cigales. Le premier son du Japon.
Afficher en entierJe remarquai qu'à Tokyo les gens n'avaient pas d'odeur. C'était amusant. Je ne les sentais pas, et ils ne disaient quasiment rien : les rames étaient bondées mais silencieuses, un peu comme si on m'avait fait monter dans un wagon où se trouvaient déjà entassés mille mannequins de vitrine.
Afficher en entier- Grey-san, souffla-t-elle en se penchant sur moi. Avec M. Fuyuki. Tout de suite, et mettez-vous à côté de lui.
Je tendis la main vers mon sac, mais elle interrompit mon geste en se mettant un doigt en travers des lèvres.
- Attention, murmura-t-elle. Faites très attention. Ne dites rien sur rien. Les gens ont peur de lui, il y a de bonnes raison. Et…
Elle hésita, me fixa intensément. A l’orée de ses yeux plissés, j’aperçus une minuscule bordure d’iris marron derrière la lentille bleue.
- Le plus important, c’est elle, précisa-t-elle en m’indiquant l’alcôve d’un mouvement de tête. Ogawa. Sa Nurse. Ne lui parlez pas, jamais, ne la regardez pas dans les yeux. Compris ?
- Oui, répondis-je à mi-voix, sentant mon regard dériver vers l’ombre immense. Oui, je crois.
Afficher en entier- Donc, vous aussi, vous êtes de ceux qui n’arrivent pas à pardonner.
Etonnée, je me retournai, cherchai son regard.
- Pardonner ?
- Au Japon. Ce qu’il a fait.
Les propos d’un historien de l’émigration chinoise en Amérique que j’avais étudié l’université me revinrent à l’esprit : « La brutalité des Japonais a dépassé l’imagination. Ils ont élevé la cruauté au rang d’un art. S’ils présentaient des excuses officielles, cela suffirait-il à ce que nous leur pardonnions ? »
- Pourquoi ? Demandai-je. Vous êtes en train de dire que vous, vous avez pardonné ?
Il acquiesça.
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