Extraits

- Nous ne sommes pas définis par ce que nous faisons lorsque nos vies sont en jeu. Nous ne nous excusons pas pour ces gestes-là, reprend-elle calmement, ses yeux toujours rivés aux miens. Ils t'ont peut

-être brisée, Theo, mais cela fait de toi une arme plus aiguisée. Et il est temps que tu serves.

Le jour est fini, le temps vient pour les oisillons de prendre leur envol. Le lendemain est proche, le temps vient pour les vieilles corneilles de mourir.

Spoiler(cliquez pour révéler) Car il y a plus terrible encore que de voir la lumière de la vie quitter les yeux de la seule personne qui me reste au monde - c’est de plonger l’épée dans son cœur.

Vaut-il mieux être exécuté par quelqu’un qui vous hait ou par quelqu’un qui vous aime ?

J'éclate d'un rire incertain.

-C'est que je suis inquiète, tout simplement. Difficile de m'en vouloir, non ? J'ai l'impression d'être en équilibre sur le bord d'une falaise. Le moindre coup de vent pourrait me faire tomber.

– Tu te conduis bizarrement aujourd’hui, finit-elle par remarquer. Tout va bien ? La vérité bouillonne dans mon esprit. Non, pas vraiment, voudrais-je lui répondre. J’ai tué mon père ; mon peuple a été exterminé aux trois quarts et je risque la mort en complotant contre le trône. Trois bonnes raisons pour ne pas être au mieux de ma forme.

– Thora !

Je me retourne : de l’autre côté du vestibule du palais, tout en dorures, Crescentia se précipite vers moi, ses jupons de soie rose relevés à deux mains pour faciliter sa course, un grand sourire illuminant son ravissant visage.

Ses deux femmes de chambre ont du mal à suivre, leurs formes émaciées noyées dans de simples tuniques.

Évite soigneusement de regarder leurs visages, me dis-je. Cela ne m’a jamais fait plaisir de les voir, de scruter ces yeux ternes, ces lèvres affamées. Cela ne m’a jamais fait plaisir de constater à quel point elles me ressemblaient, avec leur peau basanée et leurs cheveux foncés. Cela ne fait que donner de la force à la voix qui résonne dans mon esprit. Et quand elle est assez sonore pour dépasser la frontière de mes lèvres, le Kaiser se fâche.

Ne pas mécontenter le Kaiser. Ainsi, il te laissera la vie sauve. Telle est la règle que j’ai appris à suivre.

Je concentre mon attention sur mon amie. Cress a le don de faciliter les choses. Elle porte son bonheur comme une couronne solaire ; elle s’en sert pour illuminer et réchauffer tous ceux qui l’entourent. Elle sait que j’en ai plus besoin que quiconque, raison pour laquelle elle n’hésite pas à m’emboîter le pas en se cramponnant à mon bras.

Elle n’est pas avare de ses sentiments, qualité que possèdent les quelques élus qui n’ont jamais perdu un être cher. Sa beauté spontanée, enfantine, ne l’abandonnera jamais, pas même dans le grand âge — son visage est tout en traits délicats, en grands yeux limpides qui n’ont jamais contemplé l’horreur. Sa pâle chevelure blonde est coiffée en une longue tresse qui pend par-dessus son épaule, étoilée de dizaines de Spirigemmes. Le soleil qui transperce les vitraux du vestibule les fait scintiller.

Je ne peux pas non plus regarder les gemmes, mais je ressens malgré tout leur présence. Une douce pression née sous ma peau me pousse vers eux, m’offrant leur pouvoir — je n’ai qu’à m’en emparer. Mais je ne le ferai pas. C’est impossible.

Ce baiser-là est celui de l’acceptation, pour lui comme pour moi. Celui du pardon pour ce que nous avons commis d’impardonnable. Je l’aime, mais en prendre conscience ne me plonge pas dans une eau glacée, comme lorsque j’essaie de disséquer mes sentiments pour Søren. Car tomber amoureuse de Blaise était inscrit dans mon destin. Même s’il n’y avait pas eu le siège, même si nous avions continué de vivre dans un monde plus simple, je l’aurais aimé. Même si nous avions été tous deux indemnes. Nous aurions toujours fini par nous retrouver là.

— Tu me le promets ? je lui demande.

— Je te promets quoi ?

Il tourne légèrement la tête, si bien que le souffle de sa réponse me caresse les lèvres.

— De m’emmener loin d’ici.

Je ne sais pas quelle partie de moi lui fait cette demande.

Les traits anguleux de son visage se crispent légèrement ; je crains soudain de l’avoir mal compris — de m’être complètement trompée sur son compte. Parler en astréen, passer deux heures au large sous la pleine lune, ce sont des trahisons, peut-être. Mais des trahisons mineures, que l’on peut pardonner, même si elles ont un coût. Mais décider de fuir — ne pas se contenter de plans inaboutis, exiger une vraie promesse — c’est tout à fait différent. Søren est assez lucide pour s’en rendre compte. Et assez intelligent pour savoir ce que je lui demande vraiment.

Il soupire, avant de déposer un baiser sur mon front.

— Un jour, répond-il.

Ce n’est pas suffisant, mais c’est un début.

— Je crois que tu as raison, reprend Blaise après une brève respiration. Mais Artemisia n’a pas tort non plus. Ce n’est pas à lui que tu devrais accorder ton premier baiser.

Cette fois-ci, surprise, je le fixe. Ses yeux plongent dans les miens avec une telle intensité que je ne peux plus détourner la tête. D’ailleurs, je ne le souhaite pas.

— Tu as parlé de mon premier baiser, tout à l’heure, lui fais-je remarquer. C’est toi qui me l’as offert.

Je m’étonne de la facilité avec laquelle mon cœur vient de s’emballer.

— Eh bien…

Il fait un pas vers moi. Puis un autre. Ne s’arrête que lorsque nos corps ne sont plus séparés que de quelques centimètres. Lorsqu’il me répond enfin, sa voix est réduite à un simple murmure ; son souffle chaud me caresse la joue.

— … on m’a dit que ça ne comptait pas.

Ses lèvres se rapprochent des miennes. Je voudrais le repousser mais aussi l’attirer à moi, même si ce désir a de quoi m’étonner. Quand me sont-ils venus, ces sentiments ? Blaise est un ami, mon plus vieil ami, mon plus sincère ami en plus d’un sens. Mais quelque chose d’autre est apparu entre nous. Blaise me fait peur et il me rassure. Il me rappelle ma vie d’autrefois, celle où j’étais une enfant choyée, protégée, intacte, entourée de gens qu’elle aimait. Comment quelqu’un peut-il être tout cela à la fois ? Comment peut-il éveiller en moi ces sentiments si contradictoires ?

Avant que je puisse m’extirper de cette ornière, je penche la tête, pour que ses lèvres se posent sur les miennes. Car ils ont raison, Artemisia et lui. Ce n’est pas avec Søren que je devrais faire l’expérience de mon premier baiser. Même si le prince n’est pas le Kaiser, il reste un ennemi. Il y a des choses que je ne peux lui accorder.

Pendant une fraction de seconde, Blaise reste immobile. Le baiser ressemble exactement à celui que nous avions échangé enfants nous répétions les gestes des adultes, sans les imiter jusqu’au bout. Mais au moment où je veux m’écarter, les lèvres de Blaise se détendent contre les miennes ; il me rend mon baiser. Ses mains brûlantes enserrent ma taille, m’attirent à lui ; la chaleur de sa peau transperce la fine soie de ma robe. Lorsqu’il recule, ce n’est que de quelques centimètres. Son souffle frôle encore ma bouche.

— Cette fois-ci, même Artemisia ne pourra pas dire que ça ne comptait pas, je m’exclame d’un ton léger, en tendant la main vers sa joue."