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S'il était mort nous aurions été plus heureuses encore.
Afficher en entier"Il avance vers moi. C'est mon beau frère Hussein en tenue de travail, un vieux pantalon et un tee-shirt. Il arrive devant moi, il me dit : « Salut, ça va ? », avec le sourire. Il a dans la bouche une herbe qu'il mâchonne en souriant toujours : « Je vais m'occuper de toi. » Ce sourire... Il dit qu'il va s'occuper de moi, je ne m'y attendais pas. Je souris un peu moi aussi, pour le remercier, n'osant pas dire un mot. « T'as un gros ventre, hein ? » Je baisse la tête, j'ai honte de le regarder. Je baisse encore plus la tête, mon front touche mes genoux. « Tu as une tâche, là. Tu as mis le henné exprès ?
- Non, j'ai mis le henné sur mes cheveux, j'ai pas fait exprès.
- Tu as fait exprès pour le cacher. »
Je regarde le linge que j'étais en train de rincer entre mes mains qui tremblent. C'est la dernière image fixe et lucide. Ce linge et mes deux mains qui tremblent. Les derniers mots que j'ai entendu de lui, c'est : « Tu as fait exprès, pour le cacher. »
Il ne disait plus rien, je gardais la tête baissée de honte, un peu soulagée qu'il ne me pose pas d'autres questions. Tout à coup, j'ai senti un liquide froid couler sur ma tête. Et aussitôt le feu était sur moi. J'ai compris le feu, et le film s'accélère, tout va très vite dans les images. Je commence à courir pieds nus dans le jardin, je tape mes mains sur mes cheveux, je crie, et je sens ma robe qui flotte derrière moi. Est-ce que le feu était aussi sur ma robe ? Je sens cet odeur de pétrole, et je cours, le bas de ma robe m'empêche de faire des grands pas. La terreur me guide, instinctivement, loin de la cour. Je cours vers le jardin puisqu'il n'y a pas d'autre issue. Mais je me souviens de presque rien ensuite. Je sais que je cours avec le feu et je hurle".
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Je suis née dans un village minuscule. On m’a dit qu’il était situé quelque part sur un territoire jordanien, puis transjordanien, puis cisjordanien, mais comme je n’ai jamais fréquenté l’école, je ne connais rien à l’histoire de mon pays.
On m’a dit aussi que je suis née là-bas soit en 1958, soit en 1957… J’ai donc environ quarante-cinq ans aujourd’hui. Il y a vingt-cinq ans, je ne parlais que l’arabe, je n’étais jamais sorti de mon village à plus de quelques kilomètres de la dernière maison, je savais qu’il existait des villes plus loin sans les avoir vues. Je ne savais pas si la Terre était ronde ou plate, je n’avais aucune idée du monde lui-même ! Je savais qu’il fallait détester les juifs qui avaient pris la terre, mon père les appelait des « cochons ». Il ne fallait pas s’en approcher, ne pas leur parler ni les toucher au risque de devenir un cochon comme eux. Je devais faire ma prière au moins deux fois par jour, je récitais comme ma mère et mes sœurs, mais je n’ai appris l’existence du Coran que bien des années plus tard, en Europe. Mon frère unique, le roi de maison, allait à l’école, mais pas les filles.
Naître fille chez moi est une malédiction. Une épouse doit d’abord faire un fils, au moins un, et si elle ne fait que des filles, on se moque d’elle. Il faut deux ou trois filles au maximum pour le travail de la maison, de la terre et du bétail. S’il en arrive d’autres, c’est un grand malheur dont on doit se débarrasser au plus vite. J’ai vécu ainsi jusqu’à l’âge de dix-sept ans environ, sans rien savoir d’autre que, puisque j’étais une fille, j’étais une fille, j’étais une fille, j’étais moins qu’un animal.
C’est ma première vie, celle d’une femme arabe en Cisjordanie. Elle a duré vingt ans, et je suis morte là-bas. Morte physiquement, socialement, à jamais.
Afficher en entierEt cet homme qui criait sa peine, qui déchirait sa chemise, je ne l'oublierait jamais. Il était si beau avec ses cris d'amours pour sa femme.
C'était un homme qui avait beaucoup de dignité et d'allure.
Afficher en entierDans mon village, si les hommes avaient à choisir entre une fille et une vache, ils choisissaient la vache. Mon père répétait sans se lasser combien nous n'étions bonnes à rien : « Une vache ramène le lait, et ramène des veaux. Qu'est-ce qu'on fait avec le lait et les veaux ? On les vend. On ramène l'argent à la maison, ce qui veut dire qu'une vache rend service à la famille. Mais une fille ? Qu'est-ce qu'elle rend comme service à la famille ? Rien du tout. Les moutons, qu'est-ce qu'ils ramènent à la maison ? De la laine. On vend la laine, on ramène l'argent à la maison. La brebis grandit, elle fait d'autres agneaux, encore du lait, on fait des fromages, on les vend, et on ramène l'argent à la maison. Une vache ou un mouton, c'est mieux qu'une fille. »
Afficher en entier"Je suis sur un lit d'hôpital, recroquevillée en chien de fusil sous un drap. Une infirmière est venue arracher ma robe. Elle a tiré méchamment sur le tissu, la souffrance m'a paralysée. Je ne vois presque rien, mon menton est collé sur ma poitrine, je ne peux pas le relever. Je ne peux pas bouger les bras non plus. La douleur est sur ma tête, sur mes épaules, dans mon dos, sur ma poitrine. Je sens mauvais. Cette infirmière est si méchante qu'elle me fait peur quand je la vois entrer. Elle ne me parle pas. Elle vient arracher des morceaux de moi, elle met une compresse et elle s'en va. Si elle pouvait me faire mourir, elle le ferait, j'en suis sûre. Je suis une sale fille, si on m'a brûlée c'est que je le méritais puisque je ne suis pas mariée et que je suis enceinte. Je sais bien ce qu'elle pense."
Afficher en entier"Il avance vers moi. C'est mon beau frère Hussein en tenue de travail, un vieux pantalon et un tee-shirt. Il arrive devant moi, il me dit : « Salut, ça va ? », avec le sourire. Il a dans la bouche une herbe qu'il mâchonne en souriant toujours : « Je vais m'occuper de toi. » Ce sourire... Il dit qu'il va s'occuper de moi, je ne m'y attendais pas. Je souris un peu moi aussi, pour le remercier, n'osant pas dire un mot. « T'as un gros ventre, hein ? » Je baisse la tête, j'ai honte de le regarder. Je baisse encore plus la tête, mon front touche mes genoux. « Tu as une tâche, là. Tu as mis le henné exprès ?
- Non, j'ai mis le henné sur mes cheveux, j'ai pas fait exprès.
- Tu as fait exprès pour le cacher. »
Je regarde le linge que j'étais en train de rincer entre mes mains qui tremblent. C'est la dernière image fixe et lucide. Ce linge et mes deux mains qui tremblent. Les derniers mots que j'ai entendu de lui, c'est : « Tu as fait exprès, pour le cacher. »
Il ne disait plus rien, je gardais la tête baissée de honte, un peu soulagée qu'il ne me pose pas d'autres questions. Tout à coup, j'ai senti un liquide froid couler sur ma tête. Et aussitôt le feu était sur moi. J'ai compris le feu, et le film s'accélère, tout va très vite dans les images. Je commence à courir pieds nus dans le jardin, je tape mes mains sur mes cheveux, je crie, et je sens ma robe qui flotte derrière moi. Est-ce que le feu était aussi sur ma robe ? Je sens cet odeur de pétrole, et je cours, le bas de ma robe m'empêche de faire des grands pas. La terreur me guide, instinctivement, loin de la cour. Je cours vers le jardin puisqu'il n'y a pas d'autre issue. Mais je me souviens de presque rien ensuite. Je sais que je cours avec le feu et je hurle."
Afficher en entierJe vois ma mère couchée par terre sur une peau de mouton. Elle accouche et ma tante Salima est avec elle, assise sur un coussin. J'entends les cris, ceux de ma mère et du bébé, et très vite ma mère prend la peau de mouton, et elle étouffe le bébé. Elle est à genoux, je vois bouger le bébé sous la couverture, et puis c'est fini. Je ne sais plus ce qui se passe ensuite, le bébé n'est plus là, c'est tout, et une peur terrible me stupéfie.
C'était donc une fille que ma mère étouffait à sa naissance. Je l'ai vue faire une première fois, puis une deuxième, je ne suis pas sûre d'avoir assisté à la troisième, mais je l'ai su. J'entends aussi ma sœur aînée Noura dire à ma mère : «Si j'ai des filles je ferai comme toi... »
Afficher en entierMon père, Adam, est mécontent de ma mère, Leila, qui lui a donné toutes ces filles. Il est mécontent aussi de son autre épouse, Aicha, qui ne lui a donné que des filles.
Afficher en entierMa mémoire est partie en fumée, le jour où le feu est tombé sur moi.
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