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« Tu as peur, Tessa? »
C'est une question que personne ne m'a jamais posée. Jamais. Je me demande s'il se fout de moi, ou s'il demande ça par politesse, mais il soutient mon regard. Alors je lui raconte à quel point j'ai peur du noir, peur de dormir, peur des doigts palmés, des espaces clos, des portes.
« Ça va et ça vient, la peur. Les gens croient que la maladie vous rend courageux, prêt à tout affronter, mais ce n'est pas le cas. La plupart du temps, j'ai l'impression d'être traquée par un dingue, qu'on risque de me tirer dessus d'un moment à l'autre. Et puis parfois, il se passe des heures sans que j'y pense.
- Qu'est-ce qui t'aide à oublier?
- Voir des gens. Faire des choses. Quand je suis allée avec toi dans le bois, l'autre jour, j'ai oublié pendant tout un après-midi. »
Il hoche lentement la tête.
Un silence s'installe. Un petit silence, mais qui a une signification, comme un coussin pour arrondir des angles aigus.
« Je t'aime beaucoup, Tessa.
- C'est vrai? »
J'ai du mal à avaler tant ma gorge est douloureuse.
« Le jour où tu est venue balancer tes trucs dans le feu, tu as dit que tu voulais t'en libérer. Tu as dit aussi que tu me regardais par la fenêtre. La plupart des gens ne parlent pas comme ça.
- Ça t'a choqué?
- Non, au contraire, dit-il en inspectant ses pieds comme s'il allait y tourver un indice. Pourtant, je ne peux pas te donner ce que tu cherches.
- Ce que je cherche?
- Moi-même, je survis tant bien que mal. S'il se passait quelque chose entre nous, ce que j'aimerais bien, ça rimerait à quoi? Ça démarre sur de si mauvaises bases », conclut-il en se tortillant sur le banc.
Je me lève, étrangement déterminée. Inflexible. J'ai l'impression de fermer une sorte de fenêtre intérieure. Celle qui contrôle la température et les sentiments. Je me sens craquante comme une feuille pleine de givre.
Afficher en entier- Mais je trouvais ça si injuste, le simple fait de vivre me paraît injuste. »
Je m'assieds plus en avant du lit.
« Tu ne vas pas t'apitoyer sur toi-même parce que tu vas devoir me survivre quand même!
- Je ne m'apitoie pas.
- Parce que si tu veux mourir aussi, ça peut s'arranger. On part en moto. Tu prends un virage en épingle à cheveux à tout allure juste au moment où il y a un poids lourd qui arrive en face et on meurt ensemble, flots de sang, funérailles à deux places, squelettes enlacés pour l'éternité. »
Il a l'air si horrifié que ça me fait rire.
Afficher en entier« Regarde! Comme c'est étrange! »
J'ai beaucoup de mal à ouvrir les yeux.
« Quoi donc?
- Là-bas, sur le pont. Ça n'y était pas avant. »
Le taxi s'est arrêté à un feu rouge, à la hauteur de la gare. Même à cette heure matinale, c'est encombré, une foule de taxis déposent déjà les banlieusards qui veulent éviter l'heure de pointe. Sur le pont, bien au-dessus de la route, des lettres ont éclos dans la nuit. Plusieurs personnes s'arrêtent pour regarder. Il y a un T chancelant, un E en dents de scie, deux courbes enchaînées en double S. Et, à la fin, un énorme A, plus gros que les autres lettres.
« Quelles coïncidences! » dit maman.
Mais ce n'en est pas une.
J'ai mon téléphone dans ma poche. Mes doigts hésitent sur le clavier.
Il a dû faire ça dans la soirée. Il a dû escalader le parapet, s'asseoir dessus à califourchon, se pencher dans le vide pour écrire.
Mon coeur cogne. Je sors mon téléphnoe et écris: t encor vivan?
C'est vert, le taxi démarre, passe sous le pont, s'engage dans High Street. Il est six heures et demie. Peut-être dort-il encore? Et s'il avait perdu l'équilibre et s'était écrasé sur la route en contrebas?
« Oh, mon Dieu! s'écrie Maman. Mais tu es partout! »
High Street n'est pas encore réveillée: dans la rue assoupie, les rideaux métalliques des magasins montent toujours la garde. Et tous affichent mon nom: la nouvelle maison de la presse, les luxueux volets du magasin bio, en plus énorme encore le magasin de meubles Handie's, le King's Chicken Joint et le Barbecue Café. Mon nom s'inscrit sur le sol devant la banque et tout le long du trottoir jusqu'à Mothercare. J'ai envahi toute la rue et scintille tout autour du rond-point.
« C'est un miracle! murmure Maman.
- C'est Adam.
- Adam, Adam votre voisin? »
Afficher en entier"Moments.
S'enchaînant tous vers celui-là."
Afficher en entierToute matière se compose de particules. Plus solide est la matière, plus ses particules sont etoitement accrochées les unes aux autres.Lles gens sont solides, mais leur interieur liquide. Se tenir trop près d'un feu altère peut-être les particules du corps humain. En tout cas, je me sens soudain très faible, prise de vertige. Je ne sais pas très bien pourquoi - est ce le manque de nourriture ? - mais je ne me sens plus d'aplomb dans mon propre corps. Le jardin s'illumine brusquement.
Comme pour les escarbilles qui volettent en retombant dans mes cheveux et sur mes vetements, la loi de la pesanteur veut que tout corps qui tombe soit attiré vers la terre.
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Afficher en entierp.305 "Adam, je voudrais que tu restes naturel"
Il fronce les sourcils, l'air de ne pas comprendre.
"Ne fais pas semblant de te soucier de moi. Je n'ai pas besoin de toi, comme anesthésique.
-Tu veux dire quoi, au juste ?
-Je voudrais que personne ne fasse semblant.
-Je ne fais pas semblant.
-Je ne te reproche rien. Tu ne savais pas que je serais si malade.Et cela ne peut qu'empirer."
Après un instant de réflexion, il retire ses chaussures
"Qu'est-ce que tu fais ?
-Je reste naturel."
Il tire la couverture et s'étend près de moi dans le lit.
Afficher en entier"Tu as de tendres et de jolis souhaits, Tess. Mais, tu sais, les autres ne peuvent pas toujours te donner ce que tu veux."
Afficher en entier« Je vais te dire quelque chose. Mais promets-moi de ne le répéter à personne, d'accord? »
Il hoche la tête, hésitant. Je me rapproche de lui et le force à me regarder avant de commencer. Un halo multicolore auréole son visage. Il est si lumineux que je peux voir ses os, et l'univers entier par-delà son regard.
« Je ne suis pas malade, lui dis-je, tellement excitée que j'ai du mal à articuler. Il faut que je vive à l'écart du monde moderne, de tous ses gadgets, et je guérirai. Tu peux rester avec moi si tu veux. On se construira des refuges, on tendra des pièges. On fera pousser des légumes. »
Les yeux d'Adam se remplissent de larmes. Le voir pleurer est comme dégringoler du haut d'une montagne.
« Tessa... »
Au-dessus de son épaule, il y a un trou dans le ciel à travers lequel le cliquetis sidéral d'un satellite me fait claquer des dents. Puis il disparaît, pour ne laisser place qu'à un vide béant.
Je pose un doigt sur les lèvres d'Adam:
« Non, ne dis rien. »
Afficher en entierC'est horriblement douloureux. J'ai senti ma chair griller pendant des jours.
Afficher en entierles laisser tous partir.
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