Extraits

J’ai commencé à l’armée. Un pari à la con. Je me suis fait tatouer un dragon, pour faire le malin. Maintenant, je trouve ça un peu nul, mais ça me rappelle le minot que j’étais à dix-huit ans. Je trouve que je lui dois le respect, alors je suis content lorsque je tombe sur mon dragon un peu moche dans le miroir. Ça me fait sourire. S’il y a bien quelqu’un à qui je suis fidèle, c’est mon ancien moi. C’est peut-être le seul, d’ailleurs… Je ne suis pas un mec bien. Pas un type comme toi.

Elle va mourir, là, sur le carrelage. Elle va crever dans cet appartement. Seule au monde. Seule d’avoir voulu dérober un peu de l’existence des autres.

Des larmes de rage lui voilent les yeux et transpercent son état de semi-conscience. Le goût de sel sur ses lèvres vient lui rappeler combien elle a soif, combien elle souffre.

Belzébuth trône du soir au matin sur ce fauteuil ridicule au milieu du salon, en bonne reine de l’enfer personnel de Martine. Celle-ci tournoie, tour à tour garde-malade empressée dédiée aux caprices les plus ridicules et souffre-douleur attitré de celle qui ne supporte pas cette situation de dépendance. Parfois, à bout de courage et de patience, Martine se demande pourquoi elle endure, jour après jour, toute cette mesquinerie, ce puits sans fond de méchanceté gratuite.

Lola sourit aux élucubrations de sa demi-sœur. Lorsque les gens évoquent Clarisse, le mot qui revient toujours est trop. Trop maquillée. Trop ronde. Trop soûlante. Trop envahissante. Trop présente. Clarisse est en effet de ces personnes qui prennent beaucoup de place, au point parfois de déranger ceux qui ne la connaissent pas vraiment. Pourtant, ce trop-plein-là est le juste milieu dont Lola a besoin dans sa vie. De la fantaisie, de l’irrévérence. Dans cette vie de trop peu, Clarisse est le too much indispensable pour contrer la grisaille.

— Il fait un sacré beau temps, on a droit à un joli mois de mai, dit-il d’un ton un peu forcé.

La météo, y a pas à dire, on n’a rien inventé de mieux pour briser la glace, même si Martine sent immédiatement que le bellâtre n’est pas à l’aise dans la pratique des lieux communs. Elle lui répond en poussant de l’épaule sur le chambranle de la porte.

— C’est vrai qu’on a droit à un joli soleil, mais ça veut dire aussi qu’on va crever de chaud dans le magasin, il va falloir vous habituer. C’est une vraie fournaise, ici, en été.

Gabriel Champion est assis sur le trottoir, les pieds dans le caniveau, devant la boutique de jouets. Nonchalamment, il fume une cigarette, les yeux levés vers le ciel comme s’il attendait un signe divin. Martine, de l’autre côté de la rue, l’observe quelques secondes avant de traverser et venir à sa rencontre.

Il est tombé par terre, c’est la faute à Voltaire…

Elle ne se rappelle pas la suite de la chanson. Elle ne sait même pas pourquoi elle y pense en le voyant là.

Léon, encore deux tours et c’est terminé, crie-t-elle par-dessus la cacophonie de la dernière chanson à la mode qu’elle n’identifie pas.

Le petit garçon lui adresse un pouce levé rapide et tente de monter sur un cheval beaucoup trop haut pour lui. Lola accourt pour l’aider à ne pas basculer du mauvais côté, et éviter ainsi que son fils s’éclate au sol et se casse le nez. Elle n’est pas une si mauvaise mère que ça, finalement…

Elle descend du manège et reprend sa place pour un nouveau tour de supplice.

Puisqu’il faut choisir, à mots doux, je peux le dire, sans contrefaçon, je suis un garçon.

Elle doit absolument arriver à se la sortir de l’esprit. Elle attrape Paul-Henry par le cou et lance :

— Tu verras, dans quelques années, elle aura complètement plongé dans l’oubli, ta Mylène. Ces chansons ressemblent à des comptines un peu perverses, je trouve. Elle est gênante, en fait… Avec son filet de voix…

Martine se moque gentiment et Paul-Henry fait la grimace.

— Je crois que nous attendons tous quelque chose, Paul-Henry. Mais la plupart du temps, ça n’arrive jamais.

À cet instant, ils semblent avoir le même âge, celui de la fin de l’innocence.

Comme s’il pesait ses mots depuis plusieurs minutes, Paul-Henry finit par murmurer enfin :

— On a bien connu ton père, tu sais. Quand je dis on, je parle de mon épouse et moi-même…

Lorsqu’elle arrive dans sa rue, elle décide de passer par le parc Georges-Brassens. L’envie de se couper un peu de Paris, de la ville.

Il faut absolument qu’elle prenne le temps un week-end de venir avec Léon. Il pourra faire du poney, peut-être. Elle a aperçu les animaux dociles faire le tour du parc la semaine dernière. Puis elle se dit que non, ces pauvres bêtes n’ont pas l’air si heureuses de trimballer sur leur dos des gosses gesticulant toute la journée.