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C'est un jeu ancien. On choisit un adjectif exprimant une qualité extrême: "abominable", par exemple. Puis on lui trouve un synonyme qui, tout en étant très proche, traduit la même qualité de façon légèrement moins forte: "horrible", si l'on veut. Le terme suivant répétera cet imperceptible affaiblissement: "affreux". Et ainsi de suite, en descendant chaque fois une minuscule marche dans la qualité annoncée: "pénible", "intolérable", "désagréable"... Pour en arriver enfin à tout simplement "mauvais" et, en passant par "médiocre", "moyen", "quelconque", commencer à remonter la pente avec "modeste", "satisfaisant", "acceptable", "convenable", agréable", "bon". Et parvenir, une dizaine de mots après, jusqu'à "remarquable", "excellent", "sublime".
Afficher en entierParmi ces condamnés se trouvait une sorte de Gavroche dont l'âge aurait dû inspirer la clémence. Hélas, non ! L'officier lui ordonna de se mettre dans la fil d'attente fatale, l'enfant avait le même droit à la mort que les adultes. " Nous allons te fusiller toi aussi ! " maugréa ce bourreau en chef. Mais un instant avant d'aller au mur, l'enfant accourut vers l'officier et le supplia: " Permettez-vous que j'aille rapporter cette montre à ma mère? Elle habite à deux pas d'ici, près de la fontaine. Je reviendrai, je vous le jure ! " Cette astuce enfantine toucha même les cœurs ensauvagés de cette soldatesque. Ils s'esclaffèrent, la ruse paraissait vraiment trop naïve. L'officier, riant aux éclats, proféra: " Vas-y, cours. Sauve-toi, petit vaurien ! " Et ils continuaient à rire en chargeant les fusils. Soudain, leurs voix se coupèrent net. L'enfant réapparut et se mettant près du mur, à côté des adultes, lança: " Me voilà ! "
Afficher en entierJe me rappelais de ces mémoires de Nabokov où il parlait de son grand-père vivant ses derniers jours, et qui, de son lit, pouvait apercevoir, derrière l'épaisse étoffe du rideau, l'éclat du soleil méridional et les grappes de mimosa. Il souriait, se croyant à Nice, dans la lumière du printemps. Sans se douter qu'il mourait en Russie, en plein hiver, et que ce soleil était une lampe que sa fille installait derrière le rideau en créant pour lui cette douce illusion...
Afficher en entier...ce rayonnage au fond de la librairie : "La littérature de l'Europe de l'Est". Mes premiers livres y étaient, serrés, à m'en donner un vertige mégalomane, entre ceux de Lermontov et de Nabokov. Il s'agissait, de ma part, d'une mystification littéraire pure et simple. Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs : j'étais "un drôle de Russe qui se mettait à écrire en français". Dans un geste de désespoir, j'avais inventé un traducteur et envoyé le manuscrit en le présentant comme traduit du russe. Il avait été accepté, publié et salué pour la qualité de la traduction. Je me disais, d'abord avec amertume, plus tard avec le sourire, que ma malédiction franco-russe était toujours là. Seulement si, enfant, j'étais obligé de dissimuler le greffe française, à présent c'était ma russité qui devenait répréhensible.
Afficher en entierUn soldat blessé dans un hôpital. Il avait peur de revenir au front, et chaque nuit, il déchirait sa plaie avec une éponge. Je l'ai surpris, j'en ai parlé au médecin-chef. Nous avons mis à ce blessé un plâtre et quelque temps après, guéri, il repartait au front... Tu vois, à l'époque, tout cela me paraissait si clair, si juste. Et maintenant, je me sens un peu perdue. Oui, la vie est derrière moi, et soudain tout est à repenser. Ca te semblera peut-être stupide mais parfois je me pose cette question : "Et si je l'ai envoyé à la mort, ce jeune soldat ?" Je me dis que, probablement, quelque part au fond de la Russie, il y avait une femme qui, chaque jour, priait pour qu'on le garde à l'hôpital le plus longtemps possible.
Afficher en entierEn Russie, l'écrivain était un dieu. On attendait de lui et le Jugement dernier et le royaume des cieux à la fois. As-tu jamais entendu parler là-bas du prix d'un livre ? Non, parce que le livre n'avait pas de prix! On pouvait ne pas acheter une paire de chaussures et se geler les pieds en hiver mais on achetait un livre...
Afficher en entierEt la vraie littérature était cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transportaient dans un éternel instant de beauté.
Afficher en entierComme celle où Victor Hugo, patriarche grisonnant et mélancolique, rencontrait sous le dais d'un parc Leconte de Lisle. "Savez-vous à quoi j'étais en train de penser ?" demandait le patriarche. Et devant l'embarras de son interlocuteur, il déclarait avec emphase : "Je pensais à ce que je dirai à Dieu quand, très bientôt peut-être, je rejoindrai son royaume..." C'est alors que Leconte de Lisle, ironique et respectueux à la fois, affirmait avec conviction : "Oh, vous lui direz : "Cher confrère...""
Afficher en entierUn jour, il parla d'un petit lac, en pleine taïga, gelé onze mois sur douze. Par la volonté de leur chef de camp, son fond s'était transformé en cimetière : c’était plus simple que de creuser le permafrost. Les prisonniers mouraient par dizaines...
- En automne, on y est allé, un jour, on en avait dix ou quinze à foutre dans la flotte. Il y avait là une percée. Et alors je les ai vus, tous les autres, ceux d'avant. Nus, on récupérait bien sûr leurs fripes. Ouais, à poli, sous la glace, pas pourris du tout. Tiens c'était comme un morceau de kholodets !
Le kholodets, cette viande en gelée dont il y avait justement une assiette sur notre table, devint alors un mot terrible...
Afficher en entierJ'étais encore sous la magie de ce qui venait de se produire. Le miracle qui m'avait démontré la toute-puissance de la parole poétique. Je devinais qu'il ne s'agissait même pas d'artifices verbaux ni d'un savant assemblage de mots. Non ! Car ceux de Hugo avaient d'abord été déformés dans le récit lointain de Charlotte, puis au cours de mon résumé. Donc doublement trahis... Et pourtant, l'écho de cette histoire, en fait si simple, racontée à des milliers de kilomètres de son lieu de naissance, avait réussi à arracher des larmes à un jeune barbare et à le pousser nu dans la neige !
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