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La nuit précédente, nous nous étions disputés âprement. Notre relation était devenue de plus en plus tendue, oscillant entre la jalousie et la passion de la part de Bruno, la susceptibilité et l’indifférence de mon côté. J’étais encore sous le coup de ses paroles blessantes. Je l’ignorais ostensiblement.
Afficher en entierSa voix me parvenait étouffée, de très loin. J’ai ouvert les yeux. Les siens brillaient. Il m’a embrassée très doucement. Ses longues lèvres souples ont enveloppé les miennes, ouvert ma bouche avec délicatesse. Je l’ai entendu soupirer. J’ai ouvert plus grand la bouche, senti la texture de ses lèvres. J’étais surprise que des lèvres d’homme aient cette douceur. Je m’étais attendue à quelque chose de vigoureux et de presque violent – c’était ce dont les baisers avaient l’air, au cinéma. Une part de moi-même trouvait étrange d’être finalement en train de faire ce que j’avais vu d’autres personnes faire si souvent à l’écran. J’avais un sentiment d’irréalité, comme si j’étais à distance, spectatrice de ce qui m’arrivait, et dégagée de toute responsabilité.
Afficher en entierC’est donc chez cet oncle qu’on m’envoya quand les émeutiers reprirent leurs exactions et escaladèrent le mur d’enceinte de notre maison de Parklands. Mon père était déjà mort et son magasin bien-aimé avait péri avec lui. Nous étions à Mombassa à ce moment-là, chez mon autre oncle, où nous passions toutes nos vacances. Mon père était resté à Nairobi pour superviser les transformations de la boutique. Il envisageait d’en aménager une partie en galerie à l’usage de jeunes artistes africains et voulait voir les travaux terminés avant les pluies afin que tout soit prêt au début de la saison touristique. Il pensait que les émeutes ne se prolongeraient pas au-delà d’un jour ou deux, comme c’était toujours le cas, et avait promis double salaire aux ouvriers s’ils finissaient les travaux à temps. La plupart avaient accepté. Mais un matin, à son arrivée, il trouva le magasin vide. Inquiet, il téléphona à la maison qu’on lui amène la voiture. On lui répondit que Chege, le chauffeur, était parti chercher des laxatifs pour ma grand-mère à la pharmacie. Quand Chege atteignit la boutique, elle était déjà en flammes. On retrouva le squelette carbonisé en fouillant les décombres fumants, le lendemain. Cette nuit-là, je me pris à haïr Chege et, avec lui, tous les hommes noirs. Mais j’étais seule à éprouver ce sentiment. Autour de moi, tout le monde, assommé, ne voyait dans cette tragédie qu’un coup du destin. Même ma mère, qui aurait dû savoir de quoi il retournait, reprochait à Papa de l’avoir cherché. « Il avait trop confiance en eux », disait-elle avec amertume.
Afficher en entierQuand le vent soufflait en rafales comme il le fit souvent ce printemps-là, l’odeur de baguette sortie du four le disputait dans l’Épicerie de Madras aux senteurs piquantes des condiments et des mélanges d’épices.
Elle entrait sans hésiter, ignorant les mannequins aux seins lourds drapés dans leurs saris, exposés dans la vitrine spacieuse avec les vidéocassettes indiennes et les moulins à prières chinois. Elle marquait un temps d’arrêt devant le rayon des plats cuisinés – rondelles de bananes frites à l’huile de coco, samosa, gulab jamun, pappadam – et un peu de sa force se diluait dans l’âcreté puissante des arômes étrangers.
Une nouvelle bourrasque froide s’engouffrait par la porte ouverte, et l’odeur de baguette, ragaillardie, s’aventurait plus loin dans le magasin. Survolait sans faiblir les cageots de légumes, dépassait le comptoir où mon oncle assis lisait son quotidien et les présentoirs à journaux qui sentaient l’encre et les produits chimiques, avant de prendre le virage vers l’arrière-boutique où je me tenais. Là, cernée de toutes parts et coupée de ses renforts par la configuration coudée des lieux, elle livrait son dernier combat aux arômes capiteux avant de se rendre, submergée par les assauts conjugués de ces armées d’un autre monde, coriandre, curcuma, cardamome et cannelle.
Dans ses derniers sursauts de témérité, elle imprégnait mes sens. Je retenais mon souffle pour lui donner refuge jusqu’au moment où mes poumons perfides me trahissaient. Vaincue, j’expirais bruyamment et laissais les épices de ma terre d’origine, que je n’avais jamais vue, prendre possession de moi.
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