Extraits

Il est si gentil que je ne veux pas le perturber en lui révélant à quel point j'ai mal. Il n'a pas envie de m'entendre geindre, et moi, je veux simplement dormir. Simplement fermer les yeux et m'endormir...

"Les gars vont bientôt commencer à vous dégager, Libby. Après on vous emmène directement à l'hôpital pou qu'ils s'occupent de vous. OK ? Mais il faut que vous restiez éveillée pendant qu'ils vous dégagent. Libby, vous m'entendez ? Vous comprenez ce que je dis ?

Il faisait chaud dehors et l’air, chargé d’une promesse de pluie, était lourd. Prenant une grande inspiration, j’osai un dernier coup d’œil à ma voiture avant de descendre lentement la large allée du showroom jusqu’à la route principale et l’arrêt de bus. Je me trouvais prise entre indignation et tristesse : indignée par la manière dont Jack avait interrompu notre conversation sans hésiter, et attristée par mon impulsivité qui m’avait empêchée d’obtenir la voiture de mes rêves. Arg ! Il fallait tout recommencer depuis le début maintenant – après m’être tapé le bus, le train et encore le bus pour rentrer à la maison. Super, le jour de congé !

« Libby, Libby ! » appela une voix d’homme.

Inutile de me retourner pour savoir à qui elle appartenait. L’homme me barra le passage deux secondes plus tard, lunettes de soleil toujours sur le nez.

« Je suis vraiment désolé. Je n’ai simplement…

— … pas ressenti le besoin d’attendre que la femme insignifiante ait terminé parce que vous êtes tellement plus important que tout le monde que vous devez passer en premier ? »

Surpris, il en ôta ses lunettes.

« Je ne sais pas trop quoi dire, là.

— Peut-être parce qu’il n’y a rien à dire, Jack. »

Il eut l’air éberlué : manifestement, on ne se permettait pas souvent de lui répondre de la sorte.

« Peut-être que des excuses constitueraient une réponse appropriée, suggéra-t-il.

— Peut-être, fis-je avec un haussement d’épaules.

— Je suis désolé. J’ai été grossier. Je n’aurai jamais dû interrompre votre conversation, et je ne peux que vous demander de m’en excuser. »

Quand je pense à Jack, j’essaie de ne pas penser au placard fermé à clé, au sous-sol de ce qui est censé être notre maison. J’essaie de ne pas penser à lui, recroquevillé tout seul dans le noir, en larmes devant de vieux films. J’essaie de ne pas penser aux dîners, assise en face de lui, à me demander quand il a commencé à devenir un étranger. Et j’essaie de ne pas me demander quand le temps étendra vers lui ses bras de guérisseur, quand il cicatrisera ses blessures pour que Jack puisse, enfin, m’ouvrir son cœur.

« Libby, Libby, allez, revenez. Parlez-moi de votre mari.

— Vous m’entendez ? »

C’est fascinant qu’il arrive à m’entendre alors que moi j’en suis incapable.

« Je lis sur vos lèvres.

— Alors vous avez perdu à la courte paille, c’est ça ? C’est vous qui vous retrouvez coincé avec moi.

— C’est pas une corvée.

— Courte paille, j’ai dit, courte paille. Vous ne savez pas vraiment lire sur les lèvres, en fait ? Vous faites juste semblant, comme ça vous restez avec la voiture. Vous évitez les gros efforts. »

Un autre sourire.

« Je suis démasqué. Je ne pensais pas que ça se voyait tant que ça.

— Parfois ce n’est pas plus mal.

— Alors : Jack ?

— Il vous intéresse ? C’est pour ça que vous n’arrêtez pas de me poser des questions ? Je peux lui en toucher un mot, si vous voulez. »

Encore une fois, je ne sais pas trop si je produis des sons, mais Sam le pompier a l’air de me comprendre.

« Pas si je peux l’éviter. »

Il sourit à nouveau. S’il ne ressemblait pas autant à mon frère, le contour du visage lisse, la peau noire, éclatante, les yeux presque noirs, je pourrais très certainement développer un petit faible pour lui. Mais c’est l’effet que font les héros, non ? On est censée tomber amoureuse d’eux.

« La voiture va exploser ? »

Je suis plus curieuse qu’effrayée.

« Non. Ça, ça n’arrive que dans les films.

— C’est ce que j’ai dit à Jack. Je pense qu’il ne m’a pas crue.

— Parlez-moi de lui

— De Jack ?

— Oui. Vous étiez en train de m’en parler.

— Jack… »

Quand je pense à Jack, j’essaie de penser à nos jambes flageolantes au sortir des minimontagnes russes au bout de la jetée de Brighton. J’essaie de penser à nous deux, allongés sur une couverture élimée sur la plage de galets, des filaments de barbe à papa collante plein la bouche. J’essaie de penser aux poignées de pop-corn fourrées dans ma chemise au premier rang du cinéma, à nos fous rires, à moi, pliée en deux, le souffle court, les larmes coulant sur mes joues.

« Libby, Libby, allez, réveillez-vous. Ne vous endormez pas tout de suite. »

Cette voix douce, légèrement implorante, résonne comme un encouragement.

J’ouvre les yeux et il est flou. L’homme à la voix douce et implorante apparaît, un peu trouble. Cligner des yeux ne semble rien y faire. J’ai le visage trempé, la tête qui me tourne et un froid glacial s’est emparé de moi. La douleur me transperce le corps.

« C’est bien. Essayez de garder les yeux ouverts, OK ? Essayez de rester éveillée. Vous savez qui je suis ? Vous vous souvenez de moi ?

— Sam, dis-je, même si je n’ai pas l’impression que les mots sortent de ma bouche. Vous êtes un pompier, donc votre nom c’est Sam, comme dans le dessin animé. »

Je le vois un peu plus nettement maintenant que le voile s’estompe et j’arrive à distinguer suffisamment pour entrevoir son visage mat se fendre d’un sourire.

« C’est presque ça.

— Je vais mourir ? »

"Libby: Ecoute quand tu rentres, je voudrais qu'on ait cette conversation qu'on doit avoir depuis longtemps.

Jack: C'est vrai?

-C'est vrai. Je veux qu'on parle de nous et... il y a pleins de choses que je voudrais t'expliquer. On se voit plus tard.

-J'essaie de partir dès que possible."

Je serre Butch dans mes bras en pensant à Jack, à ce qu'il lui a fallu de courage pour gérer le décès d'Eve -et sa vie- toutes ses années. Il a dû se sentir si seul, si déchiré. Peut-être que lui dire la vérité le soulagerait de la culpabilité de l'avoir laissé mourir seule? Peut-être que savoir que quelqu'un d'autre connait la vie d'Eve l'aiderait à en parler et à s'en remettre. Spoiler(cliquez pour révéler)Il est possible qu'il me déteste pour avoir détruit l'image de son père et lui avoir révélé la vérité sur Eve, mais au moins, Jack sera libéré de son père, et libre de laisser partir Eve.

Et pour ma propre sécurité, il faut que je parle à Jack, que je lui montre les journaux intimes d'Eve. Je ne veux pas lui faire du mal, ni lui donner une raison de repasser au crible chaque moment, chaque seconde de sa vie avec Eve, mais je ne veux pas non plus mourir assassinée. Spoiler(cliquez pour révéler)Hector reviendra jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il veut. Et ce qu'il veut, c'est tuer en toute impunité.

Jack me rappelle deux heures plus tard. Sa voix oscille entre la peur et l'angoisse en me disant qu'il ne rentrera pas directement à la maison.

"C'est mon père, dit-il. Il a fait une crise cardiaque grave. Ils pensent qu'il ne passera pas la nuit."