« Biffy a disparu !
- Oui, oui, vous êtes en retard. Il est arrivé à côté et s’est bagarré avec lord Akeldama, et à présent Conall l’a mis dans la cave à vin. »
Le Gamma s’immobilisa. « Vous avez un loup-garou en pleine crise dans votre cave à vin ?
- Vous avez une meilleure idée ?
- Et le vin ? »

On frappa poliment à la porte. Mme Lefoux l’entrouvrit.
Floote était là, raide, avec une expression d’indifférence étudiée. « Des linges propres, des bandages, de l’eau chaude et du thé, madame. » Il fit passer les objets de première nécessité à l’intérieur.
« Oh, merci, Floote. » La Française les prit avec gratitude. Après un instant de réflexion, elle les posa sur le corps inerte de Biffy, la seule surface libre. « Des conseils ?
- Madame, il arrive que même moi, je me retrouve sans solution.
- Très bien, Floote. Continuez à nous alimenter en thé.
- Bien entendu, madame. »

Geneviève regarda Alexia avec attention. « Vrai, cela semble être le cas. Avez-vous déjà mis un bébé au monde, monsieur le comte ? »
Conall Maccon pâlit autant que possible, soit beaucoup plus que d’ordinaire, car il tenait la main de sa femme. « J’ai accouché une portée de chats, autrefois. »
La Française hocha la tête. « Ce n’est pas tout à fait la même chose. Et le professeur Lyall ? »
Le regard de lord Maccon s’affola.
« Des brebis, pour l’essentiel, je crois. »

Les beaux yeux d’un bleu glacé de Channing étaient parfaitement innocents. Mais ses paupières cillèrent lorsqu’il s’aperçut de l’attitude combative d’Alexia et de celle, craintive, du professeur Lyall, la deuxième étant aussi peu fréquente que la première l’était. Tout le monde était habitué à voir le professeur Lyall rôder en coulisse, mais avec un air de tranquille assurance et non de honte.

Alexia n’avait jamais eu auparavant l’occasion de voir lord Akeldama se battre. On savait, bien entendu, qu’il devait en être capable. La rumeur disait qu’il était assez vieux et donc, au minimum, en mesure de se battre. Mais cela revenait à savoir, de façon théorique, que sa grosse chatte tricolore était capable de chasser le rat : la mise en pratique semblait toujours hautement improbable et potentiellement embarrassante pour tous.

« Aurez-vous besoin d'autre chose, madame ?
-La question, Floote, est de savoir pourquoi commander les toxiques spécialement à Londres ? Pourquoi ne pas se fournir auprès des créatures inférieures qui vendent des articles mortels plus près de chez soi ?
-Madame ?
-Je veux dire, Floote, hypothétiquement, pourquoi passer une commande spéciale quelque part pour finir par la ramener au même endroit pour commettre la vilenie ? Quoique la reine aurait pu visiter l’Écosse, j’imagine. Mais tout de même, pourquoi tout ce trajet depuis la ville ?
-Tout le monde commande à Londres, madame, répliqua fermement Floote, bien qu’il n’eût aucune idée des détails sur lesquels portait la question d’Alexia. C’est la mode.

- Ivy, n’as-tu pas remarqué quelque chose de spécial dans le comportement de Félicité ?
- Aurais-je dû ?
- Elle s’est montrée terriblement gentille, non ?
- Si.
- Envers toi.
- Oui.
- Et envers moi.
- Oui, pourquoi ? » Une pause. « À bien y réfléchir, ça, c’est spécial.
- N’est-il pas ?
- Est-elle en mauvaise santé ?
- Ma très chère sœur a adhéré à une société. »

Celui-ci virevolta pour faire face à Alexia. « Non, non, non. Enfin, non, quoi ? Oh, oui. Êtes-vous Alexia Macaron ? »
Alexia ne sut que répondre à ça, aussi hocha-t-elle la tête.
Conall, l’inutile animal, se mit à rire. « Macaron ? J’adore ça ! »
Aussi bien Alexia que le fantôme l’ignorèrent. Toute l’attention vacillante du spectre était à présent concentrée sur lady Maccon. « Tarabitty ? Tarabotti. Fille de ? Mort. Sans Âme. Problème ? Pudding ! »
Alexia se demanda si tout ce charabia se rapportait à son père où à elle, mais elle se dit que c’était assez juste dans les deux cas.

- Oui ? » Alexia tendit la main vers la carte.
Aucune n’apparut.
« C’est une dame, enfin, se contenta de dire Boots, choqué.
- Elles existent, Boots, même si vous préférez l’ignorer.
- Oh, non, désolé. Je veux dire, comment a-t-elle su que vous étiez ici ?

Lady Maccon était impressionnée. « Floote, où avez-vous trouvé des meubles aussi adorables en si peu de temps ? »
Floote regarda Alexia comme si elle lui avait demandé le secret de sa toilette quotidienne.
« Enfin, enfin, femme. Si Floote préfère qu'on pense qu’il est un magicien, qui sommes-nous pour poser des questions sur ses tours ? Nous devons conserver notre sens du merveilleux et notre foi, hein, Floote ? »

Floote prit un air grave et très majordomesque. Aux yeux de tous, il était à présent le secrétaire personnel et le bibliothécaire de lady Maccon mais il n’était pas le genre d’homme à abandonner une bonne formation.
« C’est une solution unique, madame.
- Et?
- Vous avez toujours fait les choses différemment, madame.
- Cela fonctionnera-t-il ?
- Tout est possible, madame », répondit Floote, sans s’engager. Un grand diplomate, ce Floote.

Conall et le professeur Lyall avaient fait en sorte qu’elle règne sur l’opération de relocalisation pour la distraire, mais comme elle savait qu’ils la manipulaient et qu’ils savaient qu’elle le savait, autant en profiter.

Déménager, se dit lady Maccon, doit bien être l’entreprise la plus incommode du monde.

Avec une étincelle de pure malice dans ses yeux bruns, lady Maccon se souvint des bonnes manières. « Êtes-vous certain de ne pas vouloir rester ? Boire une goutte de porto ? Mon mari en a un peu dans le compartiment spécial de la calèche, pour les urgences.
- Non, merci beaucoup. Peut-être une prochaine fois ?
- Pas le fait de me tuer, j'espère ? J’aimerais mettre tout cela loin derrière nous. »
Lord Ambrose sourit pour de bon. « Non, lady Maccon, le porto.
Après tout, vous allez emménager en ville. Vous vous trouverez sur notre territoire, n’est-ce pas ? »
Alexia blêmit. La ruche de Westminster dominait effectivement les quartiers les plus à la mode de Londres. « Eh bien, oui, j’imagine que oui. »
Le sourire de lord Ambrose se fit moins amical. « Alors, je vous dis bonsoir, lady Maccon. »

Lady Maccon avait peut-être tendance à se dandiner ces derniers temps, mais ses membres supérieurs n'avaient aucun problème de mobilité. Elle se baissa pour éviter le fil mortel, saisit Éthel, se retourna en tirant le chien en arrière et fit feu.
À cette distance, même Alexia pouvait atteindre un vampire en plein dans l’épaule, ce qui le surprit considérablement.
Il interrompit son attaque. « Eh bien, ma parole ! Vous ne pouvez pas me menacer, vous êtes enceinte ! »
Alexia tira à nouveau le chien en arrière. « Asseyez-vous, s’il vous plaît, lord Ambrose. J'ai quelque chose à vous dire qui pourrait changer votre approche présente de la question. Et je pourrais viser une partie de votre anatomie moins résistante. »

«  Ça ne te dérange vraiment pas ?

-    Quoi ?

-    De vivre dans le placard de lord Akeldama ?

-    J’ai fait par amour des choses bien plus ridicules dans le passé », répondit-il plutôt imprudemment avant de lui mordiller l’oreille.

Alexia bougea contre lui. « Vraiment ? Quoi ?

- Eh bien, il y avait... »

La calèche se souleva et la fenêtre au-dessus de la porte vola en éclats.

Le comte protégea aussitôt sa femme du verre qui volait avec son propre corps. Ses réflexes étaient rapides et d’une précision militaire même quand il était totalement mortel.

« Oh, si ce n’est pas le bouquet ! dit Alexia. Pourquoi est-ce que ça arrive toujours quand je suis dans une calèche ?  »

« Le vampire considéra les deux loups-garous qui se trouvaient dans son salon à travers le petit cercle de verre. « Vous êtes bien plus civilisés sous la tutelle de ma chère Alexia. J’imagine que cela pourrait être toléré, du moment que je n’aurai pas à dîner avec vous. Et, lord Maccon, pourrions-nous avoir une conversation sur la façon correcte de nouer une cravate ? Pour ma santé mentale ? »

Lord Maccon fut médusé.

Le professeur Lyall, pour sa part, était vexé. « Je fais ce que je peux. »

Lord Akeldama baissa sur lui un regard plein de pitié. « Vous êtes un homme courageux.»

«  Non. » Le professeur Lyall possédait une patience infinie, que ce soit pour affronter le tempérament de lord Maccon, la bêtise délibérée de lord Akeldama ou les pitreries de lady Maccon. Être un Béta, se dit-elle, doit être un peu comme être le majordome le plus tolérant du monde. « Est-ce qu’avoir votre résidence de vampire à côté de celle d’une meute de loups- garous fonctionnera ?  »

«  Oh, professeur Lyall, seriez-vous en train d’essayer d’être drôle ? Ça ne vous va pas. »

Le Béta aux cheveux sable lança un regard sinistre à lady Maccon. « J’explore de nouvelles options de personnalité.

-    Eh bien, cessez.

-    Oui, madame.  »

«  Les coccinelles mécaniques tueuses de M. Trouvé ?

-    On n’a jamais pu retrouver l’agent des vampires en Europe.

-    La saucière explosive ?

-    Elle n’a laissé aucune preuve concluante derrière elle. 
-    Le caniche en flammes ?

-    Aucune relation avec un vendeur connu.

-    Le repas empoisonné que M. Tunstell a consommé à ma place sur le dirigeable ?

-    Eh bien, étant donné que la nourriture est en général abominable à bord de ces engins, il pouvait tout simplement s’agir d’une coïncidence.»

Lord Maccon céda. En vérité, il était plutôt inquiet de voir son imperturbable Randolph si, eh bien, perturbé.

Venait ensuite M. Trouvé qui, ayant utilisé une partie des munitions de l’ombrelle, en était revenu à agiter le lourd accessoire de bronze comme une massue, assommant tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Alexia comprenait son approche : c’était également sa méthode préférée. Cette technique, se demanda-t-elle, pouvait-elle légitimement être désignée sous le terme d’« ombrellassaut » ?

Ils ne se contentaient donc pas de l’ignorer : ils l’évitaient délibérément.
« Floote, que se passe-t-il ? Croient-ils que je suis contagieuse ? Devrais-je leur assurer que je suis née avec un nez de cette taille ? »
Floote fronça les sourcils. « Les Templiers. »

Quel monde étrange, vraiment, songea-t-elle, où l’on se retrouve entouré d'italiens en chemise de nuit portant des pistolets français modifiés par les Anglais pour tuer des êtres surnaturels.

Lord Maccon était saoul.
Pas à la manière tiède de la plupart des créatures surnaturelles, qui après avoir bu douze pintes de bière trouvaient que le monde paraissait enfin un peu brouillé. Non, lord Maccon était exubérant et se cassait la figure : il était sans le moindre doute pété comme un coing.

« Ah, lady Maccon, comme c’est gentil. Je me demandais quand vous nous retrouveriez.
— J’ai été retardée par des maris et des Ivy, expliqua Alexia. Je n’ai rien pu faire.
— C’est hélas le genre de chose qui arrive lorsqu’on est mariée et qu’on a des amies », dit Mme Lefoux avec sympathie.