Extraits

« Soupe champagne-basilic ». Mon dessert se révèle prétentieux et bien trop léger à mon goût. Comme une robe bouffante, pleine de promesses, qui retombe à la seconde où vous l’enfilez. Déception cruelle.

Un aboiement joyeux retentit, derrière l’immense corps de mon frère et je reconnais Morue. Leur descendance poilue, qui remue frénétiquement la queue. Elle est particulièrement moche, à la fois osseuse et grasse, avec une oreille cassée et l’autre dressée, des poils noirs hirsutes qui ont l’air de s’engueuler pour savoir dans quel sens pousser.

– Lennon, tremblé-je en posant mes doigts sur sa bouche.

Il n’insiste pas, me contemple un instant, puis se penche tout près de mon oreille.

– Pour moi aussi, c’est nouveau, susurre sa voix virile dans mon cou. Étrange. Différent. Presque évident. Un peu inespéré…

– Il faut que tu m’écoutes, le coupé-je.

Je le supplie. Des frissons me parcourent. De désir, de tendresse, d’un millier de sentiments mélangés, fouillis, désordonnés mais tellement puissants. Tellement purs. Des sentiments pour cet homme qui a réveillé mon corps et sorti mon âme de la pénombre.

– Quelque chose m’attire vers toi, continue Lennon en me plaquant un peu plus contre le mur. Me pousse à te protéger, me donne l’impression de te connaître depuis toujours. Alors abandonne-toi, laisse-moi t’apprivoiser…

Mon cœur – déjà en miettes – se brise en recevant ces mots. Je m’en veux tant de lui avoir menti. De m’être fait passer pour une autre. J’ignore tout de lui, mais Lennon Hathaway ne méritait pas ça.

– Je ne suis pas celle que tu crois, soufflé-je contre ses lèvres.

Je ferme les yeux pour ne plus le trouver beau. Ne plus le désirer. Ne plus avoir peur de le perdre – comme s’il m’avait jamais appartenu. Et je me force à prononcer la terrible vérité qui va sans doute tout gâcher :

– Je suis la mère de ta fille.

Il me regarde avancer vers lui, les bras croisés sur le torse, son regard indéfinissable fixé sur mes cheveux. Bruns. Je suis brune. Il ne rêve pas.

J’arrive presque à son niveau, m’arrête à quelques pas de lui et hausse les épaules. Je ne sais pas par où commencer, alors il embraie :

– Cette fois, c’est vraiment toi, sourit-il en coin.

– J’ai accouché par césarienne, soufflé-je alors. Cette ligne sur ma peau, cette trace indélébile… Je voudrais que personne ne la voie, ne la touche jamais. Elle n’est plus douloureuse depuis des années… et pourtant, elle me fait tellement mal.

Tutu pose la tête sur mon épaule et me glisse d’une voix pleine de tendresse :

– Callie, tu finiras par trouver un homme qui te fera tout aimer chez toi. Même cette cicatrice, même tes secrets les plus intimes… Tu dois accepter que tu as eu un enfant, que tu es une mère. Il faut que tu fasses la paix avec les vérités que tu as tenté d’étouffer toutes ces années. La paix avec ta première fois. Peut-être, finalement, qu’elle n’est pas la cause de tous tes malheurs… mais le point de départ de grands bonheurs…

Elle sourit presque en disant tous ces mots si simples, si justes. Je la regarde, bêtement, en me disant que je ne crois en aucun dieu, en aucune force surnaturelle, mais que je suis prête à prier jusqu’à mon dernier souffle pour qu’elle ait raison. Juste un peu.

Pour que Willow ne soit plus mon bonheur volé, arraché, envolé. Et qui sait, pour que Lennon Hathaway m’aime un jour comme je suis. Pour qui je suis.

Malgré qui je suis.

Solveig et moi nous sommes affalées dans le canapé avec le chien, une bière et un paquet de mini-Snickers.

– Alors, heureuse ? me demande-t-elle en riant doucement. Désolée, c’est tellement cliché qu’il fallait que ça sorte !

– Un peu… Pas vraiment… Je ne sais pas, hésité-je.

– Parle-moi, Callie. C’est pour ça que je suis là.

Et je vide mon sac sans plus attendre. Je commence à me comprendre…

– Je pensais détester ça, qu’il me touche, avoué-je à voix basse. Mais c’était tout le contraire. Il faut dire que ma première et seule fois n’a pas été glorieuse…

– Levi ?

– Oui. Non seulement c’était trop fort, trop vite, mais je suis tombée enceinte.

Une larme s’échappe de mes cils.

– Oh, Callie, se penche-t-elle vers moi pour me serrer contre elle.

– Je pensais que presque tous les hommes étaient égoïstes, brutaux. Sauf Dante, sauf Gus, sauf…

– Ils ne le sont pas tous, murmure la blonde. Ils ne sont ni Levi, ni ton père.

– Vito… soupiré-je avant de me taire.

– Tu peux tout me dire. Si tu en as envie.

– Il ne m’a frappée qu’une seule fois. Moi, c’était beaucoup plus sournois que ça. ll m’enfermait, il m’affamait, me regardait de travers. De tout son mépris, il me disait que j’étais beaucoup trop bizarre pour être jolie. Qu’aucun garçon ne voudrait jamais de moi. À l’adolescence, c’est devenu pire encore. Il me faisait culpabiliser de devenir une femme, d’avoir des formes, il m’obligeait à les cacher… Je le dégoûtais. Et je me suis sans doute mise à me dégoûter.

Solveig se tend, son corps de danseuse se crispe, je sens la colère monter en elle. Je lui serre la main pour lui faire comprendre que je vais bien – le mieux possible – et je reprends d’une voix moins tremblante.

– Avec lui , ce matin, c’était doux, simple, naturel. C’était beau. Et on n’est pas allés jusqu’au bout, pas du tout. Mais quand même, c’était fou. J’ai aimé. Plus que ça. J’ai fondu…

– Alors tu as bien choisi ton amant… me sourit Tutu.

– Justement, non, soufflé-je en triturant ma frange brune. J’ai choisi le seul qui m’était interdit…

Tutu écarquille ses yeux expressifs et me fixe, encore plus tendue.

– Tu veux dire que tu as fait ça avec… ?

– Oui. Le père de ma fille. Qui ignore qui je suis vraiment. Et toutes les casseroles que je traîne derrière moi.

– Callie… Tu as des sentiments pour lui ?

– Il est différent. Blessé mais pas blessant. Dur mais incroyablement doux. Je crois qu’il me plaît. Vraiment…

– Putain…

– Ouais, putain .

Il a fait preuve d’une douceur, d’une patience, d’une compréhension infinies, il m’a excitée, enflammée, embrasée comme jamais, mais à cet instant, allongée tout contre lui, je me sens comme un animal sauvage. En cage. Une panthère. Une mygale. Un wombat. Peu importe la bête. Je me sens prisonnière.

Pas de lui, de moi. De mes angoisses. De mes névroses. De ce passé qui m’a brisée. Et de mes mensonges qui pourraient encore tout détruire, tout gâcher.

– Je dois y aller, fais-je soudain en me penchant pour atteindre mon top blanc échoué au sol.

Lennon me regarde l’enfiler, patient, prudent. Ses yeux multicolores caressent à nouveau mon corps, mais cette fois, son désir est empreint d’inquiétude. Il sent que ça ne va pas bien, là-haut. Dans ma foutue caboche.

– Pia, tu n’es pas obligée…

Je ne tolérerai plus aucune distance entre son corps et le mien.

Moi, Calliopé Lazzari, je n’ai jamais rien ressenti de tel.

Il n’a plus envie d’être intouchable. Je n’ai plus envie d’être intouchée.

Il revient, toujours vêtu de sa combinaison de surf, mais une serviette sur la nuque. Il s’est frotté les cheveux et sa tignasse ébouriffée le rend encore plus séduisant. Viril. Rebelle. Il s’applique à enrouler la bande autour de ma cheville, je retiens à nouveau mon souffle.

– Ça ferait un très joli accessoire pour ma future collection, murmuré-je pour donner le change.

Deux yeux – mélange de vert, de brun et de bleu orage – se lèvent et me contemplent. Intensément. Comme on ne m’a jamais contemplée.

– Tu peux arrêter de jouer la fille exubérante sans arrêt, me glisse Lennon. D’avoir l’air intouchable pour qu’on ne sache pas qui tu es vraiment, d’en faire des tonnes et de te montrer forte, sans attache et sans envie de t’attacher. Ta fragilité, je la vois, je la ressens. Tu peux être simplement toi, tu sais ?

Les larmes me montent aux yeux mais je les combats. Les ravale. Comme ma fierté. Je ne sais pas comment il a fait, mais cet homme a déjoué mes plans, contourné mes barrières. L’envie folle de l’embrasser me gagne à nouveau. Et j’y succombe.

– Pia ?

Je mets un instant à réaliser qu’il s’agit de moi.

– Oui ? me retourné-je.

– Merci, lâche-t-il soudain en désignant Willow. Merci pour elle…

Sa voix était douce. Dangereusement douce. La muraille a un peu cédé. Et alors qu’il me remercie pour le photoshoot , je me dis qu’il pourrait tout aussi bien me remercier d’avoir abandonné ma fille. Sans moi, il ne l’aurait jamais connue. Jamais élevée. Jamais aimée comme il l’aime. Inconditionnellement.

Au moins, mon calvaire n’aura pas été vain… Mon cœur ne se sera pas brisé pour rien.