Parc humain

Hier ou avant-hier soir, sur une chaîne du satellite, un cinéaste allemand parlait de son enfance en 1945, voyant arriver les premières troupes américaines dans son village, et de son cri de frayeur au spectacle étrange, inédit, d’un GI noir en train de manger une banane. Je mentionne l’anecdote pour deux raisons. À cause des voies bizarres et détournées que suivent les coïncidences, il est possible que j’aie été témoin de cette scène, quoique ce fût une frayeur assez répandue chez les enfants allemands ce printemps-là. Il y avait beaucoup de GI noirs et assez de bananes. L’histoire montre aussi que les tensions entre nous – et nos propres lacunes – étaient ignorées. Nous étions les libérateurs. Notre politique n’était pas soumise à examen.

Sur le sujet des coïncidences : plus je vieillis, plus je découvre de connexions inattendues. J’ai mené une vie très active, pleine de rencontres et de points de jonction insolites ; je ne devrais donc pas m’en étonner, pourtant c’est le cas. Ce pourrait être le fait d’un esprit agité qui cherche du sens là où il n’y en a pas et censure tout ce qui ne lui paraît pas porteur d’une obscure signification. Je ne m’étonne pas moins du nombre de gens de ma connaissance que je vois à la télévision et dont j’apprends la mort dans les journaux – le compte se rapproche. Je commence même à voir les morts. J’ai entrevu Willi Schmidt dans un reportage à la télé, alors qu’il est mort depuis bientôt soixante ans. J’en étais sûr. L’incident m’a perturbé. Willi Schmidt a été coupé de mes souvenirs de guerre. Voilà ce que j’entends, quand je parle de la difficulté à se rappeler ce qu’a été la fin de la guerre. Les temps n’étaient pas nets.