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Les extraits ajoutés par Valeena

1 - La naissance d’un robot

Une très ancienne musique de jazz résonnait dans les locaux. Préludant dans les aigus, le pianiste caressait les touches pour s’entremêler avec la voix profonde et suave d’un chanteur italien. Aux allures de blues, celui-ci laissait trainer sa voix mélodieuse sur certains passages. Les violons n’existaient que pour appuyer sa performance et renforcer la puissance de ses paroles inspirées.

Cette chanson semblait s’être égarée dans cet environnement froid et médical.

En se baladant dans ces couloirs plongés dans la pénombre, cette étrange association apportait une âme particulière à ces lieux désertiques. Les ténèbres régnaient dans ce laboratoire désordonné, les tables et les chaises croulaient sous la paperasse, les tablettes et autres écrans futuristes s’accumulaient à terre, le tout constituant un chaos aseptisé. « One for My Baby (and One More for the Road) » avait certainement une signification particulière pour celui qui l’avait retrouvé parmi ce capharnaüm et diffusé à travers le complexe. Un peu plus loin, des schémas anatomiques arboraient les murs et détaillaient le système nerveux : la position de chaque vertèbre et la distribution des nerfs spinaux et rachidiens, la division du système nerveux somatique et végétatif ou l’organisation du cerveau en plusieurs lobes. D’autres plans démontraient l’amplitude des mouvements du corps humain, la description détaillée de la capsule articulaire du genou ou de l’épaule. Une esquisse représentait un homme adulte divisé sur la verticale : la partie gauche était organique, constituée de chair et d’os tandis que la partie de droite présentait une version cybernétique, faite de métal et de circuits imprimés. Une publicité présentait un patient sauvé grâce à une greffe d’organe artificiel. Une autre promouvait l’association collaborative entre l’Homme et la machine : un bras de fer était barré, une franche poignée de main était célébrée. Une dernière tentait d’éveiller les consciences en comparant la ségrégation envers les robots et le racisme entre les humains. Le message était clair, plein d’espoir et de maladresse. Ces publicités étaient déjà jaunies et racornies par le temps.

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"Et je me revois comme les autres, la bouche ouverte, essayant de comprendre ce qui venait de se passer. Essayant de me faire une raison. Paul, Paul Darèche, le gros, le gros Darèche, comme nous disions alors, continuait de s'élever dans le ciel, dépassait le toit de l'école Saint-Arsène et le quotidien du quartier, nous dépassait tous, nous, et disparaissait ainsi, sans autre explication, quelque part au-dessus de nous et de notre haine à deux sous."

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La route était mauvaise, tournoyait et, surtout, était couverte d’une fine couche de gravier. Le moteur de la Xantia surchauffait, et parfois même rugissait, indiquant sans doute un passage de rapport mal maîtrisé. La voiture atteignait péniblement les cinquante à l’heure. L’air était froid et cassant. Des restes de givre embuaient les côtés du pare‑brise. Le ciel était d’un gris presque laiteux, tirant sur le blanc. Au volant, Dale gesticulait, ses bras moulinaient dangereusement lorsqu’il négociait les virages en épingle, et, parfois, il empoignait brutalement le levier de vitesse, par exemple quand il fallait rétrograder en côte pour récupérer de la puissance. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Pourtant c’était encore le milieu de l’après‑midi. Les phares étaient déjà allumés et éclairaient les fossés profonds, les ravins, et le museau hargneux des chiens qui jappaient. Les demeures étaient sombres et intimidantes, et les bêtes avaient l’air particulièrement agressives. Il y avait parfois une loupiote vacillante à la porte d’entrée, mais la grille des portails était systématiquement fermée. Dale roulait depuis six heures. Un seul arrêt pour pisser, en vitesse, dans la boue, et il était revenu sur son siège avec des chaussures à talons. De la terre s’était éparpillée sur le tapis. Dale se foutait complètement de la propreté, voire, il trouvait ça louche. Avant de repartir, il mit ses mains en bénitier, les porta à sa bouche et souffla, et puis les frotta avec énergie contre sa cuisse pour fluidifier le sang. Dale avait roulé presque d’une traite mais regrettait de ne pouvoir s’arrêter dans un drugstore ou une station, quelque chose qui aurait égayé l’imagination. Au lieu de ça, il terminait laborieusement le parcours, une crampe lui tirant la jambe en remontant jusqu’aux fesses.

« Ah, la cambrousse, quand même », se disait‑il, plutôt négativement du fait de ces routes compliquées. Il voyait bien que les paysages avaient un truc, sûrement pas de la beauté mais quelque chose tenant du caractère et de la franchise. Il y avait des cabanes en pierre avec des trous noirs en guise de fenêtres, des silos à grains, des sentiers qui s’enfonçaient, de grands panneaux à l’effigie de magasins de bricolage dont les inscriptions s’effritaient. La radio captait mal.

Dale l’éteignit car les nasillements lui tapaient sur le système. La route s’allongea enfin et Dale sortit de son pantalon un bonbon à la menthe fraîche qu’il suçota. Ce qui était bien avec son pantalon, c’était le nombre de poches. C’était un pantalon de baroudeur. Il pouvait ainsi avoir à portée de main son couteau et toutes sortes de gadgets, du fil, une boussole, un carnet. C’était un pantalon qu’on achetait dans les surplus ou dans les magasins d’occasion. Il avait emporté un sac laid et pratique qui traînait sur la banquette arrière.

Dale s’orientait avec une carte fripée qu’il avait étalée sur le tableau de bord et coincée avec une pierre afin de la consulter en roulant. Avant de partir, il avait surligné le trajet d’un grand trait jaune qui s’était délayé au contact de l’encre imprimée. Il avait noté l’adresse sur un Post‑it qu’il gardait dans la poche arrière de son pantalon. Il avait pour consigne de faire disparaître la carte dès son arrivée. Il avait quitté l’autoroute avec dans un coin de sa tête l’idée que c’était la dernière fois qu’il l’empruntait, et cela l’avait empli d’une joie simple, gratuite et illusoire.

L’obscurité était sur le point d’engloutir le décor. Les jambes engourdies, les épaules lourdes, maintenant que l’entrepôt approchait Dale restait pied au plancher. Les phares de la Xantia étaient d’un autre âge. Jaunes. Un jaune d’œuf dur, un jaune pétant.

Il débarrasserait son coffre plus tard. Il ne savait pas si l’entrepôt était grand. Son barda pouvait bien rester sous la couverture. Dale n’avait prévenu personne de son départ. Il verrait bien. Il se persuadait qu’il venait ici pour les autres, pour plus grand que lui, pour la cause.

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Le tête-à-tête

La femme et l’homme dînent en tête à tête pour la première fois. Un dîner en tête à tête ! La femme essuie une trace de rouge à lèvres sur son verre d’eau. L’homme fait tourner son couteau à beurre dans sa main encore et encore et encore et encore. Tous les deux ont envie d’aller aux toilettes. Pourquoi est-ce toujours comme ça pendant les dîners en tête à tête ? L’homme s’excuse. Restée seule à la table, la femme se gratte l’avant-bras un peu trop fort et arrache un lambeau de peau avec son ongle. Elle essaie de le replacer mais n’y parvient pas, même en plaquant la main dessus. Il s’enroule sur lui-même comme la pelure d’un crayon. La femme est consternée. Au retour de l’homme, elle glisse les mains sur ses genoux. Il tire sa chaise et s’assoit lourdement. Posant les yeux sur lui, la femme refrène alors un éclat de rire, la main sur sa bouche. L’homme doit s’être lavé trop énergiquement le visage au lavabo, car son œil gauche et sa pommette semblent disjoints. Des bouts de serviette en papier sont collés sur sa joue. Il s’est effacé le visage ! Voyant l’hilarité de la femme, il se renfrogne et l’observe d’un regard noir, jusqu’à ce qu’elle lui révèle le lambeau de peau sur son bras ; il se met alors à rire avec elle.

Se munissant de son couteau à beurre, il se gratte la peau pour assortir leurs avant-bras, pendant qu’elle tire sur sa pommette pour y sculpter un angle net. Il saisit son pouce et le tord de toutes ses forces. Le doigt se détache avec un bruit sec et, d’un grand geste du bras, il le jette vers la cuisine. La femme se dénude les seins et, d’une pichenette, envoie voler comme des mouches un jour d’été ses tétons qui tombent par terre. Posant par mégarde le talon dessus, un serveur glisse et s’étale de tout son long sur le carrelage.

Les autres clients observent ce duo central depuis déjà un moment. Sous la peau du couple, un lambris translucide apparaît : une carapace, une coquille sous-cutanée. Leurs corps sont des mannequins portant une peau, des vêtements et de la couleur.

Un air hagard pénètre tous les visages. Les gens s’effacent mutuellement les chairs avec des serviettes imprégnées de vin. Une femme ronge son enfant dans sa chaise haute. Soulevant son postiche roux, un homme révèle quelques pathétiques mèches de cheveux blonds enduites de colle, qu’il enlève d’un seul mouvement et fourre dans sa chemise. Un autre homme fait sauter les boutons de sa braguette. Ses poils pubiens s’envolent tels des fleurons de pissenlit. L’homme braille et une femme lui arrache la queue, qu’elle lâche dans un bol de soupe. Pourquoi est-ce toujours comme ça avec la soupe ?

On débarrasse les tables de leur nappe et on les frotte jusqu’à ce qu’elles perdent leur couleur. Un serveur lâche un plateau de viande par terre, l’essuie contre son cul avant de s’en servir comme plastron pour affronter le cuistot, un homme corpulent au visage cloqué. S’emparant des torchons de la plonge, celui-ci entreprend de se nettoyer, révélant une silhouette sans relief dégouttant de colère et de honte. Il renverse une casserole d’eau de pâtes bouillante sur le garçon de café, lui-même libéré de ses oreilles, de ses cheveux, de son derme et de ses gants blancs, qu’il passait autrefois à l’eau de Javel chaque soir et qui bouchent maintenant le siphon de la cuisine, en compagnie d’un jambon de Pâques visqueux et d’une dentition complète.

La salle se contracte. Une femme hurle, mais quelqu’un glisse une cuillère à dessert sous un muscle de son cou et envoie son larynx s’écraser au sol, moment qu’elle choisit pour prendre ses seins à pleines mains, les arracher à son corps et les plaquer contre sa gorge. Les seins laissent échapper deux hurlements jumeaux qui avalent un homme adulte tout entier. La chair est siphonnée dans un bol, puis versée sans discrimination dans une horloge de parquet qu’on incendie ensuite avant de la pousser dans la rue.

Un cri de ralliement s’élève, ils se sont reconnus. Ce n’est pas une agonie aveugle. C’est une fête ! Chaque élément de l’armure intérieure des individus brille d’un tel lustre rutilant que même la lumière du passé récent et de l’avenir parvient à en jaillir et éclate dans une explosion de verre, recouvrant tout d’une LUMIÈRE aveuglante, cicatrisante, sanglante et hurlante parce que la VIE, c’est ça, connards ! C’est ça que ça veut dire d’être en vie !

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"Nous avons toujours su que nous irions un jour sur la Lune, ou que nous nous poserions sur Mars, nous savons désormais que nous visiterons un jour la planète de Proxima du Centaure."

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Mais la vie est la vie. Irrésistible, intolérante, totalitaire. La vie est un torrent, un raz de marée que nul ne pourrait arrêter, que nul ne voudrait arrêter. Car s'arrêter, c'est mourir. (p. 128, extrait de Les ailes ne poussent qu'une fois)

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La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.

Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.

– Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.

– Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?

– Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.

– Mourir de faim n’a rien de symbolique.

Il pose une main sur la boîte et lui demande de le regarder dans les yeux. Rita lève la tête. Ce n’est pas le genre d’homme qu’elle aurait choisi, dans d’autres circonstances. Ce visage maculé par l’acné, si peu net, une peau en relief qui lui rappelle les grumeaux qui se présentaient parfois dans le mélange d’œuf et de farine des gâteaux. Mais son corps est fort, et cela plaît à Rita. Les épaules, en particulier. Bien larges.

– Tu regrettes ? demande-t-il.

Rita ne répond pas.

– On a fait un pacte, recommence-t-il à dire. Et les pactes, il faut les respecter.

– Je sais, dit Rita.

– Qu’est-ce que tu sais ?

– Ce qui se passe ensuite.

– Ensuite, il ne se passe rien du tout. Ensuite, on meurt.

– Mais lentement, dit Rita.

Dans la cuisine, la seule lumière vient d’une bougie sur le point de s’éteindre. Ils ont bouché les fenêtres avec des cartons pour qu’on ne puisse pas les voir du dehors, au cas où, dehors, il y aurait quelqu’un pour les voir. Rita se félicite de ne pas avoir vue sur la vallée. Sur la solitude et les bûchers toujours actifs, là-bas dans les montagnes où se trouvent les villages qu’ils ont traversés avant d’arriver dans la maison, et les cendres des feux que le vent déplace et entraîne, qui rendent encore plus obscure la lumière cuivrée du crépuscule.

– Combien de temps met une personne à mourir de faim ? demande Rita.

– Ça dépend du poids. Mais approximativement, soixante ou soixante-dix jours.

– Comment peux-tu en être aussi sûr ?

– Je l’ai lu, une fois.

– Et ça fait mal, de mourir de faim ?

– À un moment donné, ça arrête de faire mal, répond-il.

– Quand ?

Il pousse la boîte vers elle.

– Quand tu meurs. Et maintenant, mange-la.

Rita plante la pointe de la fourchette dans la chair de la pêche et la porte à sa bouche.

Cette nuit, après avoir jeté la boîte vide dans la poubelle où s’entassent d’autres boîtes et des briques de lait écrasées, ils se couchent ensemble dans le lit qu’ils ont improvisé avec du papier journal sur le sol de la cuisine. Rita enlève son pull de laine. Elle frotte son corps contre son corps. C’est le moment de la journée qu’elle préfère. Où ils se rejoignent dans l’obscurité et où elle peut s’imaginer dans n’importe quel autre endroit du monde, vivant une autre sorte de vie.

Lorsqu’il termine à l’intérieur de Rita, l’homme se laisse tomber sur le dos et l’attire à lui.

– Je ne te l’ai jamais demandé. Où as-tu grandi ?

Rita n’a pas envie de lui raconter. Tous les deux, ils ne se donnent pas de détails sur leurs vies. Ils ont vécu ainsi tout ce temps et elle ne voit pas pourquoi cela devrait changer maintenant.

– En ville, dans un quartier proche de l’endroit où l’on s’est connus.

Elle n’a pas besoin d’inventer d’autres détails, car l’homme se met aussitôt à ronfler. Rita lui tourne le dos et permet qu’endormi il l’enlace et colle sa bouche contre sa nuque en lui respirant dessus. Elle s’endort en pensant que tout ceci n’est qu’une blague. Une sorte d’épreuve qu’ils se sont eux-mêmes imposée pour redonner de la valeur à la vie qu’ils vivent. Arriver au bout, au point de non-retour, pour retourner de la sorte au présent, vivifiés, et savoir apprécier leur solitude et la faim.

Ils s’étaient connus près du refuge, Rita était allongée dans l’herbe sale, entourée d’immondices, car les gens n’avaient plus honte de rien et faisaient leurs besoins n’importe où. L’épuisement et la faim étaient venus à bout de sa résistance dans la queue ; il s’approcha et lui donna un peu de ce qu’il mangeait. Le goût était horrible, mais Rita le dévora quand même, se léchant les doigts en terminant, comme si c’était le meilleur plat qu’elle eût goûté de sa vie. Ce n’est qu’une fois repue qu’elle remarqua l’homme. Il était difficile d’estimer son âge, vu l’état de saleté qu’il arborait, mais il devait avoir le même que le Gallois, ce qui suffit à décider Rita à se lever et à le suivre, à partager le trou où il vivait caché, à coucher avec lui et, plus tard, à planifier cet affreux voyage.

Pour rejoindre la maison, ils parcoururent plus de trois cents kilomètres juchés sur une mobylette achetée à quelqu’un de plus malin qu’eux deux. Quelqu’un qui n’avait pas mis au feu tous ses biens et avait gardé cette mobylette pour finir par la vendre à des malheureux, tels que Rita et l’homme, qui avaient cru qu’à la campagne ils seraient à l’abri du mal.

Ils firent le voyage en une seule journée, l’estomac vide, s’arrêtant de temps en temps pour faire le plein dans les rares stations-service dont les pompes fonctionnaient encore. Ils avaient échafaudé un plan. Tandis qu’il remplissait le réservoir, Rita s’occupait de la boutique de la station. Mais dans les boutiques, il n’y avait que des rayons vides, de la poussière et des bestioles les quatre pattes en l’air. Ils traversèrent des villages dont les habitants se massaient sur les trottoirs pour les voir passer. Rita se serrait contre son dos et regardait ces gens du coin de l’œil. Les visages inexpressifs et les bras ballants de chaque côté du corps dans un geste de renoncement, la courbe non désirée que formaient leurs cous en suivant par inertie l’avancée de la mobylette.

Ils ne dirent pas un mot de tout le voyage. Le cœur serré, ils étaient persuadés d’arriver à un endroit où les choses commenceraient à s’améliorer de manière visible. Où la terre recommencerait à ressembler à de la terre et les personnes redeviendraient des personnes. La zone protégée. La campagne, la chaleur et le vrombissement des abeilles sous le soleil.

Il lui avait parlé de la maison, des longs moments de bonheur dans le jardin, de ses parents qui, supposait-il, étaient toujours en vie, et qui les accueilleraient les bras ouverts. Rita préférait ne pas le contredire. Elle aussi avait grandi à la campagne, dans un endroit assez lointain, une île reléguée au sud des cartes. Mais elle ne parlait de cela à personne, car elle voulait garder tous les souvenirs pour elle, comme des capsules de cyanure sous la langue.

La campagne n’était pas un endroit idyllique. Le mal était arrivé partout. Mais de toute façon elle accepta de faire ce voyage avec l’homme. Tout était mieux que rester en ville.

Ils empruntèrent le chemin de gravier, et devant leurs yeux apparut la maison. Grande, laide, tordue sur un côté, prête à s’effondrer. Rita se sentit déçue. Ce n’était pas comme il le lui avait raconté. Pas non plus comme elle se l’était imaginé.

Ils entrèrent et parcoururent les pièces vides.

– Où était ta chambre ? demanda Rita.

Il désigna une porte fermée.

Rita s’y dirigea et ouvrit. Pas même un lit, pas même une table ni une armoire.

– Où sont toutes les affaires ?

Il se dirigea en silence vers la porte au fond du couloir qui donnait sur l’arrière.

Dans le jardin, ils trouvèrent le squelette d’une commode, des lambeaux de vêtements, deux appareils électroménagers fondus en un seul. Tout dissout dans les restes d’un feu indigent. Il dispersa les cendres du pied. En surgirent des boucles d’oreilles avec des perles, intactes. Rita eut peur que parmi les restes n’apparaissent également les os de leur propriétaire. Beaucoup de gens mettaient fin à leur agonie en se jetant dans les bûchers. Mais ils ne trouvèrent nuls restes des habitants de la maison.

Ils s’installèrent dans la cuisine. Ils décidèrent que c’était la partie la plus agréable de la maison, la moins froide, et puis ils auraient les provisions à portée de main. Ils avaient eu de la chance, de ce point de vue. Les étagères étaient pleines de boîtes de conserve et de bouteilles d’eau.

Il fit une estimation. S’ils les rationnaient intelligem-ment, elles pourraient leur durer six mois.

Rita regarda les boîtes minutieusement alignées dans les placards.

– Et ensuite, quoi ? demanda-t-elle.

– Ensuite, on verra, répondit-il.

Rita avait vu les photos des enfants dénutris : des estomacs gonflés et disproportionnément grands, comme pour mieux héberger l’énorme vide de leur intérieur, mais jamais elle n’aurait imaginé que la faim se ferait sentir

AINSI

La sensation de faim est venue nicher dans son estomac et ne semble pas avoir la moindre intention de prendre le large, bien au contraire : elle grandit lentement, comme un poussin à l’intérieur d’un œuf. Rita craint que le poussin ne lui naisse dans le ventre et qu’il ne se mette à la picorer jusqu’à la vider.

Elle a perdu le compte du nombre de jours passés depuis qu’ils ont arrêté de manger. Il lui a raconté qu’à partir du trentième jour, la dénutrition affecte tout le système et qu’on commence à ressentir une fatigue démesurée. C’est sans doute son cas, car il passe presque toute la journée allongé par terre. Néanmoins, elle se sent étrangement vivante. Si elle ne trouvait pas insultant de se montrer tellement affairée devant pareil déchet humain, elle enfilerait le tablier qui pend à un clou solitaire dans la cuisine et se mettrait à faire le ménage. Elle ouvrirait les fenêtres et laisserait entrer l’air. Elle courrait déchaussée dans toute la maison en balayant la poussière de la plante de ses pieds.

– Tu ne peux pas rester tranquille ? demande-t-il depuis les profondeurs de son lit en papier journal.

– Je ne peux pas rester tranquille.

– Viens ici.

Rita lui sourit, mais ne bouge pas.

Il a le visage et le cou couverts de plaies blanches.

– J’aimerais bien te ressembler, dit-elle.

– Je ne crois pas.

– Si, bien sûr que ça me plairait. Parce que, de l’extérieur, je suis pareille qu’avant, je n’ai remarqué aucun changement, et je ne sais pas quand ça va venir.

– Qu’est-ce qui doit venir ?

– Ce qui vient après la faim.

Lorsque les nausées commencent, Rita sait que ce n’est pas à cause de la dénutrition.

La douleur l’assaille à la première heure du jour. Elle a l’impression que mille lézards luttent pour sortir de sa gorge, tous en même temps.

En plus des nausées, il y a cette chose dans l’estomac, une chose nouvelle qui pour Rita a la forme d’un cercle au milieu de l’abdomen, là où devraient se trouver les intestins. Le cercle est parfait, soigné, et ne saigne pas. Il semble avoir été percé à la surface insensible d’une poupée. Au fond de ce trou, il y a un moteur qui lorsqu’il se met en marche a un énorme pouvoir de succion.

Rita sent qu’elle disparaît dans ce trou.

Dans un tiroir de la cuisine, il y a un couteau qui conserve encore son tranchant. Elle pourrait se tuer avec ça. Le Gallois lui a appris à se servir des armes et aussi des couteaux pour dépecer les lapins. D’abord, une entaille à la base du crâne, là où la tête se connecte au cou, un endroit qu’elle a appris à situer en s’aidant du simple contact de la lame aiguisée. Et presque aussitôt après, avant que ne refroidisse le corps du lapin, on fait une incision dans une patte et, en passant par la zone génitale, on rejoint l’autre. Ce qui suit est facile. La peau s’enlève comme un sac ou comme un prépuce, des pattes jusqu’à la tête. La sensation est tiède et soyeuse.

Rita sait où attaquer pour que la blessure soit fatale et la résolution rapide et propre. Mais à mesure que passent les jours, l’idée de se laisser mourir lui paraît stupide. À quel moment s’est-elle mise d’accord avec l’homme ? Combien faible et abattue elle a dû se sentir pour prendre une telle décision. La faim enferme l’esprit dans une chambre sourde où les commandements de la volonté ne parviennent pas. Cela, elle l’a déjà expérimenté. Comme lorsqu’elle est arrivée en ville et qu’au bout de peu de temps tout s’est écroulé. Elle marchait étourdie dans les rues, sans pouvoir croire ce qu’elle voyait.

Mais maintenant la tristesse commence à se dissiper. Elle ne veut plus mourir. Elle veut voir les étoiles tourner au-dessus de sa tête une fois de plus. De nombreuses fois de plus. Comme dans son village, là-bas, au sud, où toutes les nuits tombaient une pluie d’étoiles fugaces si fastueuse que le ciel s’illuminait et que l’on pouvait reconnaître les profils des nuages.

Qu’importe ce qui se passera à partir de là. Rita sait qu’elle va laisser tout cela derrière elle. L’homme, la mort et la faim.

Un matin, Rita trouve un cafard vivant.

Avant, on croyait qu’en cas de catastrophe les cafards seraient les dernières espèces à disparaître de la surface de la Terre. Maintenant, on sait qu’un cafard a besoin des mêmes conditions environnementales que n’importe quelle autre espèce pour survivre. Que sa survie se nourrit d’un équilibre strict et mystérieux. Le cafard est délicat. De sorte qu’un cafard vivant, dans de telles circonstances, après tant de mois, est quelque chose de si insolite que Rita passe un long moment à le regarder avec curiosité, avant de se ruer vers l’évier et de se mettre à vomir.

Lorsqu’elle tourne la tête en quête de quelque chose pour s’essuyer la bouche, elle tombe sur l’homme debout dans son dos, en train de regarder le vomi épais par-dessus son épaule. Rita se couvre le nez du dos de la main. L’odeur de son propre vomi mêlée à la puanteur que dégage le corps de l’homme se révèle insupportable. L’homme pue comme si on l’avait retourné. Le côté rouge dehors, la peau dans la partie interne, les viscères pendouillant comme des pis.

– Sale pute, lui dit-il. D’où t’as sorti la bouffe, sale pute ?

Rita se défend. De nulle part, lui dit-elle.

– T’as quelqu’un, là, dehors ? demande-t-il de nouveau, en lui jetant son haleine à la figure. Dis-moi comment tu fais, putain de traîtresse. Tu crois que je ne m’en suis pas rendu compte ? T’es plus grosse. Ton ventre a grossi.

– Ce n’est pas de ma faute.

Il se met à pleurnicher.

– Tu vas me laisser seul.

– Je ne peux rien y faire, dit Rita.

La faim continue. Mais Rita a appris à se nourrir de la faim.

Il parle à peine. Parfois, il murmure dans son sommeil. Rita le regarde se répandre depuis le coin opposé de la cuisine. Elle fait face, jour après jour, à sa décomposition, tandis qu’elle devient plus forte, plus ferme, sans avoir besoin d’aliments.

Maintenant, elle sort tous les après-midis. Elle se promène dans le terrain qui entoure la maison. Elle s’enfonce dans un petit bois fané. Elle permet aux branches sèches des arbres de lui frapper aimablement les épaules. Elle a un immense besoin de se dégourdir les jambes, tandis qu’au-dedans d’elle croissent les fibres de quelque chose qui n’est pas elle. On peut presque entendre les craquements de ces fibres lorsqu’elles poussent. C’est comme le bruit de l’avancée du lierre sur un mur.

Elle se demande comment était cet endroit dans le passé. Quand il était petit. Quel aspect avait la sombre dépression où se trouvent la maison et les collines obscures qui l’entourent avant que la vie ne recule vers ses bordures.

Parfois, au crépuscule, elle croit voir des animaux qui ressemblent à des lièvres en train de courir dans les récoltes desséchées qui s’étendent devant la maison. Elle sait que cela n’est pas possible. Mais, quoi qu’il en soit, ils sont là, des portées entières de lièvres, tels des rayons dorés, qui font chanter l’herbe en la frôlant de leurs corps véloces.

Les jours passent et l’homme lui manque. Elle ne peut dire avec certitude à quel moment il est mort. Peut-être ne l’est-il pas complètement. Peut-être quelque chose subsiste-t-il encore dans ce corps. Une sorte de vie souterraine, microscopique et silencieuse. Une vie semblable à celle des premiers organismes qui ont peuplé la terre. C’est pourquoi Rita ne l’enterre pas et parle avec lui, tandis qu’elle nettoie la maison.

Peu à peu, elle a pris possession des autres pièces du logement. Elle a trouvé un seau, des serpillières, de l’eau dans un puits et elle frotte toute la journée, sans se fatiguer, sans que lui importe la taille de son ventre. Chaque fois qu’elle entre dans la cuisine, elle lui lance un regard tendre.

– Je crois que ça approche, lui dit-elle, tandis qu’elle essore la serpillière dans l’évier.

Il lui répond au moyen des minimes réverbérations émises par son corps sec.

– Je ne suis pas d’accord, répond Rita. Ce sera plus tôt qu’on ne le pense.

Elle se réveille en entendant la pluie redoubler et ne prend qu’alors conscience de la douleur.

C’est une douleur qui va et qui vient, qui ne s’installe jamais nulle part. Qui coule sur les versants de son pelvis comme un liquide se fraie un passage aux quatre coins d’un moule. Heureusement, la douleur assourdit les réclamations de la faim.

Elle se traîne dans les escaliers depuis le premier étage où elle dort toutes les nuits et se dirige vers la cuisine en se tenant le ventre. Elle ne veut pas être seule. L’homme n’est guère plus qu’une tache dans un coin. Parler fait du bien. Parler déroute la douleur.

Passer la nuit entière à suer, en poussant. Par moments, elle croit perdre conscience, mais une douleur nouvelle la réveille, l’urgence nouvelle de soulager tant de pression venue se concentrer en un unique point.

Lorsqu’elle a fini, Rita tend les mains pour toucher. C’est une petite fille.

Peut-être ne survivra-t-elle pas. Pourvu qu’elle ne survive pas. Pourvu qu’elle survive.

Le bébé éclate en sanglots. Rita ne fait rien. Elle se contente d’attendre. Timidement, le petit amas se met à ramper sur son corps. De plus en plus décidé. Il monte, il monte, lui plantant ses petits genoux dans le ventre.

Les seins de Rita sont vides.

La petite passe à côté sans leur prêter attention.

Elle passe à côté en rampant, en rampant, en quête de quelque chose qui puisse combler la faim.

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''C’était sinistre et beau à la fois. Mais, au fond, j’aimais ma vie souterraine. J’y trouvais une sécurité et une température constante. Sous terre, j’avais l’impression de vivre dans un lieu à part dont je contrôlais tous les paramètres. Je n’étais plus exposé au monde, à ses intempéries, à ses imprévus. Dans ma chambre au quatrième sous-sol, je jouissais d’une tranquillité totale. Je ne comprenais d’ailleurs pas pourquoi les hommes avaient abandonné les habitations souterraines pour se répandre sur terre. Quelle raison avaient-ils de s’exposer ainsi ?''

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Cet essai concerne une idée, et Lévi représente cette idée. Maintenant, est-ce que c’est grossier d’appeler « une idée » un jeune mort que je n’ai jamais connu? Sans doute.

Qu’est-ce qu’un fait ? La chute de Levi Presley a-t-elle duré 8 ou 9 secondes ? Le revêtement du sol sur lequel le corps du jeune homme fut retrouvé était-il de couleur rouge ou brune ? Le mot “suicide” existe-t-il en hébreu ? La hauteur dont Lévi a chuté est-elle de 253 mètres ou 261 mètres? Quelle est la hauteur optimale des plafonds d’un casino?

Jim : Mais enfin, qu’est ce qui vous autorise à faire passer pour un fait une légende à moitié recuite et à mettre de côté les questions de vérité factuelle?

John : Ca s’appelle de l’art, tête de nœud.

Toutes ces questions, ponctuelles, renvoient à d’autres, plus fondamentales : peut-on faire montre d’imagination dans le cadre de la non-fiction ? N’est-ce pas attenter au respect ancestral dû à un mort que d’inventer délibérément les circonstances de sa disparition ? Qu’est-ce que le vrai ? Dans ces échanges tour à tour drôles, émouvants, doctes, naviguant entre débat et combat, virant parfois à l’injure, et, jusqu’à sa vertigineuse et bouleversante chute, Que faire de ce corps qui tombe interroge, avec subtilité, notre délicat rapport au réel.

la chose la plus importante à mettre en relief ici, c’est la recherche d’une signification.

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Extrait ajouté par Valeena 2016-11-20T14:48:37+01:00

Je me taperais la tête contre les murs. Si j’étais moi je me taperais continuellement la tête contre les murs. Pas seulement la tête d’ailleurs. Je me taperais continuellement contre les murs (si). Je m’élancerais contre les murs pour qu’ils se fissurent. Je me cognerais incessamment contre tout mur visible ou invisible contre toute porte fermée que je préférerais tenter d’enfoncer plutôt que de l’ouvrir. J’irais en force. Je serais couverte de bleus. Je ne me ferais jamais vraiment mal mais si j’étais vraiment moi je me ferais vraiment mal. Je me briserais. Je détruirais mon propre cœur sauvage. J’arracherais mon propre cœur sauvage et ses multiples racines et liens de chair puis au réveil je constaterais qu’il est toujours en place. Alors, nous ferions l’amour et j’irais me baigner longuement. Je ferais en sorte de ne pas me réveiller. Je nagerais sous l’eau et je n’aurais pas besoin de remonter à la surface je me noierais et continuerais de nager. Comme certains poissons qui se camouflent j’irais sous le sable du fond des mers et on ne distinguerait plus mon corps. Puis je remonterais à la surface et nous mangerions des sardines grillées et des tomates fraîches. Mes cheveux seraient toujours mouillés je n’aurais pas un corps mais plusieurs, et nous ferions l’amour à chaque fois mais ce ne serait jamais ni toi, ni moi, mais plusieurs. Si j’étais moi nous serions plusieurs et nous nous tairions. Je me tairais. Quand je serai moi, je me tairai. J’aurai sans cesse ton goût en bouche et ne voudrai rien en dissiper.

Tu sais pourtant qu’on ne touche jamais le fond. Tout nous corrode et le chagrin plus puissamment que le reste, tes larmes et ton sel affadissent en même temps cette haine de toi qui suinte à chaque mot. Mais lorsque tu ne supportes plus cette eau tiède, tu vas au feu, à la sécheresse de l’île, aux sculptures de sel subtil, à la pureté volcanique, lave, au noir, à l’ombre sans nuance, au tranché, implacable, immédiat.

Tu vas au feu, au saccage, ton corps est ta seule arme, et cette hache dans tes mains, traversant le décor, déchirant les espaces, les remparts, toute protection, toute entrave, s’il y a une fureur, personne n’a intérêt à ce qu’elle se libère, s’il y a, à vivre, une extase, comme le goût du sang, une violence, elle se trouve de l’autre côté, elle se trouve où tu t’aventures. Aucun conte ne dira assez le danger réel qui menace ton monde : l’extinction de la rage, la soumission au principe de précaution, dormir comme une masse.

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