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Les extraits ajoutés par Valeena

Extrait ajouté par Valeena 2016-11-19T16:20:30+01:00

Tu es allé jusqu'à la côte en la protégeant du vent et tu as longé la plage par les prés sablés. L'océan fulminait sous l'orbite tournoyante du phare, se bosselait et se déchirait par moments, puis l'écume se recousait, s'incrémentait de noir et se ramassait pour mieux mordre les dunes. Tu la regardais, t'emplissant de ces sourires dont se fendait son corps tourmenté comme la mer. Tu lui offrais son premier bain d'embruns, tu la présentais au baptême de la lune, à la bénédiction des étoiles mortes et toujours scintillantes. Tu as cheminé longtemps dans la nuit jusqu'aux pentes crayeuses qui mènent aux falaises. Sous la lune, la mer formait un paysage de collines d'un noir laqué qui houlaient d'abord lentement, de leur dos large et bossu, s'empaumaient et s'amalgamaient en montagnes de plomb avant de s'éventrer sur la pierre et vous couvrir de leurs entrailles blanches. Tu marchais en la serrant contre toi, et tu sentais ses griffes s'enfoncer dans ta poitrine, et son coeur battre contre le tien au rythme du tapage, écume et embruns moussant entre vous, ses sourires s'épanouir à chaque nouveau coup de boutoir dont l'océan frappait la roche. Elle s'était soudée à toi, son abdomen moulé sur le tien, si bien que tu craignais qu'en la détachant de toi, elle ne se vide à tes pieds. Tu ne pensais qu'à en finir, à ramasser une pierre sur le bord du chemin et lui fracasser la tête d'un coup sec. Mais tu te retenais, parce que tu savais lui devoir cette part d'humanité que tu t'étais accaparée à ses dépens. Quand tu es parvenu tout là-haut, tu as fait quelques pas et regardé le travail de la mer en contrebas. Entre deux paquets d'eau noire, la masse liquide se rétractait dans un râle crépitant de pierres pilées, puis tout se taisait un court instant, comme expirant dans un bouillonnement de ventraille, avant qu'une nouvelle vague engrossée par les précédentes ne vienne frapper à ton oreille : "fais-le, débarrasse-nous de cette saloperie, de cette petite peste qui se goinfrait de ton sang pour nourrir mon ratage, délivre-nous de ce que j'ai fait." Alors tu l'as dégagée de ta poitrine et tendue à bout de bras. Son corps désarticulé a dessiné une pitoyable étoile dans le clair de lune, aux branches tordues et brisées dont elle battait bêtement l'air comme pour s'y fixer. Puis tu l'as jetée loin dans la nuit, elle est tombée comme un plomb sans faire le moindre bruit, et tu l'as vue réapparaître tout en bas, rouler dans les galets et accrocher les algues, aspirée vers le large par le puissant tirant d'eau, remonter le reflux puis le creux de la vague, plus haut et tenir plus longtemps que tu n'en as jamais été capable sur ta planche, glisser sur la crête ourlée d'écume en l'effrangeant de ses os brisés. Alors la vague s'est cassée, claquant la falaise du plat de son immense main noire. Et petit à petit, lame après lame, morceau par morceau drossé, battu et fracassé, éclat après éclat, elle a disparu.

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Il n’y aura pas d’introduction pour la fort peu suave raison que ce qu’on voulait introduire l’a été largement plus personne n’oserait en témoigner question d’élémentaire

économie réfléchis un peu sur le comptoir tu poses ton verre ou ton coude ton porte-monnaie ton estime etc mais en fait tu sais très bien que c’est le comptoir qui s’impose à ton verre ton coude etc ne m’oblige pas à

tout redistribuer par en dessous il s’agit moins là d’une inversion de la réalité physique que d’un retour du principe de précédence d’où il découle arbitrairement un certain corpus de lois qu’on s’efforce de nous appliquer à rebours enfin esclaves des conséquences nous pouvons courtiser à notre insu et les causes et leurs mères ingrates impatience présage etc visée à long terme tout ça est caduc enfin ose et conviens d’emblée que les personnages leurs familles relations animaux domestiques et autres ambitions la psychologie des surfaces étant ce qu’elle est après vérification tout ça ne tient pas trois temps ce n’est ni renoncement ni édit cruel le poumon l’a compris on n’en veut pas ni faire ripaille d’imbroglios user et s’amuser de subterfuges tous ces noms propres quelle clé leur donner à quel portemanteau accrocher leurs prétendus idéaux on n’a pas voulu imposer de plan de page ni disposer de ronds de serviette on est comme ça et c’est là une orientation générale on leur dit adieu et surtout bonne chance hein le temps ne presse pas mais décrire quoi et comment et où et si c’est possible éviter de décrire pour mieux souscrire à des emprunts moins criants à quoi bon la couleur du mur et la hauteur indéniable du plafond

à quoi bon tant qu’on y est le bois des planchers le grincement des mêmes planchers et la vue offerte gracieusement par les perspectives que ferait-on des nuances de l’adjectif ou du dégradé du substantif et où

mettre la chaise et quelle cascade de compliments asseoir dessus il faut instaurer une nudité qui fasse décor et s’y tenir autrement favoriser le mépris des détails sans nulle fainéantise mais par principe puisque le principe comme le client porte couronne face à l’intrigue à ses fesses serrées et à son ombilic où brille un diamant de là une grande méfiance on a trop conçu et soupé des rebondissements par lesquels s’égarer sans plus-value morale alors qu’inventer qu’ourdir coucou les trois mousquetaires règnent en führers sur les chapitres de notre négligence à nous de confesser que nous fûmes en notre préhistoire leurs souples gitons mais c’est fini

ça recommence aux yeux et barbe de ceux qui encore et toujours mais plus pour très longtemps réclament la fastueuse gymnastique du blablarratif et de ses variantes allons l’heure n’est plus à la négociation la foire aux intentions ses portes désormais se referment comme des grilles de clubs au nez de tout ce qui la ramène un peu

ô malédiction la phacochère réalité ne s’embarrasse pas de reliefs l’usure a trop servi disons-le sans vraiment nier le charme des regrets et estimons avec un certain sadisme que nouer tous les fils relève du ravaudage mais sûrement pas de la conscience encore moins de la pensée n’y revenons pas à quoi bon tout s’effacera de soi n’y étant pour rien on signera comme si de rien jamais n’avait pu être sous tes pieds un protagoniste qu’en faire de mémoire ordinaire on n’a su s’en défaire aussi promptement qu’on l’aurait souhaité n’est-ce pas le pendre à la potence est un peu trop facile s’il faut finalement le dispenser d’être et de recommencer tel un ami proche il obtempère encore et on n’y peut rien aussi fatales soient les convictions à quoi bon cuisiner des dialogues c’est d’emblée une sinécure le torticolis n’y gagne rien allées et venues par avance soudoyées pas de vertige tout juste une dialectique pourquoi gagner ce que l’orgasme sans doute y perdrait plutôt une invitation à se dissoudre s’éloigner de soi se perdre dans le contexte plutôt le fragment et son emphase à la fois mesquine et naturelle ses imbrications ses flux hors de question de faire l’impasse sur le contexte on lui colle la cocarde ça devrait suffire dans un premier temps sa taurine puissance est garante d’échanges inestimables alors poutre ou pas poutre dalle de béton ou parquet de merisier tout ça c’est de l’intendance mentale commençons par travailler les perspectives gauchir les enfilades et au diable le luxe à dieu les éclairages à nous la maîtrise des échos en fonction des volumes décidés la digression est une épine qu’on offre au pied blessé

on peut la casser en brins et croches c’est chose possible accordons-lui un crédit de cent mille deux cent mille hop à la caisse mais moyennant résultats hein quelques repères grammaticaux ici et là tout baigne impossible de s’arrêter une goutte d’eau sur le macadam suffit à

singer le fleuve déjà la lune ondule sur les pupilles les cris des loups le sabre de douleur venant enfin à bout du goulot aimant le sang du champagne fuse rouge sang noir réveillant le danger qui naît de sa base inconcevable on a quitté les cavernes de l’être pour se recroqueviller dans le dé à coudre du dire comme c’est facile un swing puis un autre c’était donc ça s’évader il suffit lâchons les chiens nos plaies ont soif et la prairie n’est plus qu’un synonyme la pluie une ponctuation quelle audace on s’époumone et la suie enrobe tout en son silence

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Rue Alsace-Lorraine, devant Carrefour Market. Il est jeune, crie dans le téléphone que là il va péter les plombs si tu lui trouves pas un boulot, qu’il prend le Tercian comme tu lui as dit et que rien toujours rien.

Rien ne peut venir de rien (au téléphone).

Aux deux vieux, Falstaff 1 et Falstaff 2 (pas si vieux), le jeune (joue zébrée de l’oreille à l’œil) : clochard, c’est celui qui tire la cloche dans les églises, vu ? Falstaff 1 et Falstaff 2 rient puis ne rient plus tant le bonhomme jeune et blessé est sérieux, emporté. Acquiescent.

Falstaff 1 : le trouver allongé entre le fleuve et la poste et les flics empêchent qu’on approche, les pompiers lui font la respiration artificielle, une barrière s’est formée, on appuie sur le torse, on appuie et là-bas on empêche, flics et pompiers ; le médecin se penche sur le corps, passe une main devant la bouche, un quart d’heure comme ça à appuyer, empêcher qu’on approche puis le vieux se lève, ventre d’abord, il bâille, regarde le fleuve, remercie du bout des lèvres. Il s’assied sur le banc à l’arrêt du bus.

_________

Ciel tavelé de morceaux gris, du milieu s’échappe quelque lumière en flaques, aux Trois Fourches le Grec a dit qu’ils n’ont rien entendu, il a bien fallu que quelqu’un appelle les pompiers, dit Ziad à Durruty. Trois bouffées de Ventoline. Des cônes fauves surmontés de poignées de fumée se dressent sur la route des cimes. Les pompiers se hèlent, ici pas de curieux à écarter, il est 17 heures le 31 mars (Ximun devait venir songe Ziad, puis ne songe plus, gêné par l’odeur). Durruty : Ximun ne trouvera rien, pas la peine qu’il se dérange, à quelle vitesse sur ce sentier de montagne et de contrebande roulaient-ils, ils étaient deux, on a vu les tignasses avant qu’elles ne s’enflamment, demain c’est avril, toujours ce froid, le vent. Désespoir de Durruty, le désespoir de toujours, rien de neuf.

L’odeur de la chair – Ziad écarte son chef qui bougonne, respire mal. La bruyère rougit, fait des paquets sur les vallonnements. Les arbres sont presque noirs, les senteurs se mêlent au caoutchouc, la végétation n’a jamais le dessus.

Les buissons griffés d’une forme qui glisse, se faufile. Ziad est à proximité des Trois Fourches, c’est à dos d’âne qu’on traversait autrefois, il n’y avait pas de chemin.

Ximun est venu ; penché dans les cendres il fouille entre les morceaux qui restent. Cependant, Ziad monte, la forme faufilée tout à l’heure lui échappe. Il lape les senteurs, va, vient sur le sentier des ânes et des contrebandes d’autrefois, une centaine de mètres avant les Trois Fourches.

Puis il commande un steak tartare.

Rien entendu de spécial dans l’après-midi ?

Avant les pompiers, rien, dit le Grec qui appelle sa femme pour qu’elle répète ce qu’elle a dit déjà à Durruty. Gabrielle, la femme du Grec : joues roses, la jupe s’envolait, quelque chose d’indéfinissable avec elle. Ziad n’a pas le temps de toucher son assiette, steak tartare frites décongelées trempées d’huile rance, que Ximun téléphone.

On a quelques traces. Et une surprise pour toi.

Des cheveux sont enfermés dans de petits sachets plastique. Et une pierre rouge, un rubis, qu’on va faire expertiser. Le rubis roule dans la main de Ziad qui a rejoint Ximun.

C’est la surprise ?

Non.

Un Beretta. Empaqueté, lui aussi. Un 92. Un des types en a goûté.

Ziad est au volant de sa voiture, en contrebas. L’odeur mélangée des chairs et des pneus cramés. De la vieille fumée pleure après les nuages. On dirait qu’il va pleuvoir. Le vent fait du bruit, Ziad ne démarre pas tout de suite, il a oublié de demander à Ximun à quelle heure a eu lieu l’accident.

Entre 15 et 18 heures, répond celui-ci au téléphone. Avec un peu de chance on aura des empreintes.

_________

C’est la salle centrale du palais, les fresques sur les murs de la rotonde montrent des hommes mourant dans les bras de vieilles vierges bleues, les hommes tombent de croix, de gibets, tombent, tombent.

J’ai fait un rêve, dit Kent le barbu à l’un des hommes qui trépignent par là, hésitent, n’osent pas s’asseoir, contemplent la table dressée sans savoir si c’est pour eux et l’un d’eux pépie : voici mon fils de la main gauche (rires), Prépa Sup de Co Erasmus à Shanghai, etc.

Le rêve : une fille avait commis un acte épouvantable. Je la livrais aux autorités après bonne combinaison d’un code secret. Je la serrais contre moi. Je voulais qu’elle échappe et qu’elle n’échappe pas (Kent).

Le vieux bonhomme a besoin d’aide : Lear bringuebale. Les ombres sont au garde-à-vous. Le vieux bonhomme et le barbu qui soutient le vieux bonhomme avancent de concert. Il pourrait y avoir de la musique, il n’y en a pas. Un homme en livrée fait tinter une fourchette contre la porcelaine d’une assiette.

Prépa Sup de Co Erasmus à Shanghai, dit Glouc (tout bas) à qui veut entendre. Son fils toussote, derrière. Entre le vieux Lear qui le fixe avec mépris et son père qui radote, le fils, Ed alias Edmond, va prendre une décision. N’importe quelle décision tant il se sent mal (rien ne passe, ne va passer entre ici et ici – la glotte). La vie est mal fichue. Vingt ans et la vie si mal fichue. La queue d’un dragon. Rien à en tirer sauf un fil de conscience. Il entend comme pour la première fois la plaisanterie du père : de la main gauche. Il tourne les talons. On lui ouvre la porte vers le parc.

Il tournicote dans les jardins, les cyprès taillés en pointe, drôles de jeunes gens jamais consolés, il déplie, plie une lettre, la met dans sa poche, la retrouve, s’inquiète, la lit, replie. Il a une fossette sur la joue gauche. Une des filles passe par là, l’aînée de Lear, 1,80 mètre. Elle salue le garçon. Pas mal. Irrésistible même, perdu ainsi dans les allées semées de cyprès et de rosiers en boutons. Un peu mal fagoté c’est vrai. Mélancolique. Elle hésite un moment (Shanghai etc., pense-t-il qu’elle doit penser et il meurt de honte), elle passe. Ils se sont tous arrangés pour être en retard, les prétendants suivent les filles en sage colonne le long des allées ratissées du jardin de la famille du vieux Lear.

Sur la table Lear a, de l’avant-bras, balayé les couverts. Les ombres et les hommes en livrée ont couru pour empêcher que tout ne dégringole. Sur la table Lear a ouvert une carte vieille comme son arrière-grand-père. Les territoires. Sociétés. Pays et possessions. On les joue aux dés. Pas exactement aux dés : Lear jette un rubis minuscule sur la carte. L’Est, qui veut l’Est. La fille qui veut, accompagnée de son andouille de fiancé, s’agenouille, baise la main fripée (énorme, énorme et qui pourrait écraser encore) de Lear.

En échange, ma fille, dis-moi comme tu m’aimes.

On sait la suite, je vous aime père comme les mots ne peuvent pas dire, je vous aime plus que et plus que.

Ed de Shanghai et Cie épie par la fenêtre. La question c’est : quand son père réapparaîtra-t-il ? Pour l’instant Glouc reste bloqué sur la scène, les filles (on dirait dans leurs robes choisies des pétales de fausses fleurs) s’agenouillent, baisent les mains et les genoux du vieux. Le serviteur barbu est en retrait.

La première fille, l’aînée, 1,80 mètre, voit Ed par la fenêtre, moue creusée, chemisier bleu défait, teint pâle de qui a pris une décision ou ne dort pas ou ne dormira plus jamais. Vous n’avez pas connu le désenchantement ?

C’est le tour de la dernière sœur. Il va se passer quelque chose. D’inattendu.

Que les ombres et les livrées emportent les plats. Qu’on me débarrasse. Qu’on débarrasse le plancher.

_________

Sur les parvis des maisons de l’emploi pour tous c’est chaque jour de chaque semaine qu’on tente les immolations. On entre en immolation après qu’on est entré en pauvreté avec élan de poursuivre jusqu’aux enfers la pauvreté. On va vous les enlever les 600 euros pour l’entourloupe d’avoir reçu les allocations chômage alors que vous travailliez, 600 euros que vous n’avez pas déclarés, ce non-variable-là (n’avez pas déclarés) s’appelle fraude aux Assedics et nous poursuivons fraude aux Assedics. En face, petit sourire (paie pas de mine). On se retire de la maison de l’emploi pour tous, s’organise, premier mail, deuxième mail, troisième mail, je prendrai feu ferai feu ferai le feu. Les milices anti-incendiaires sont composées de privés sans emploi qui à la maison de l’emploi pour tous revêtent le costume et tentent de repérer les malheureux qui. On inonde les parvis. Ça miroite un moment, c’est assez beau sous les lumières de mars. C’est un boulot tranquille, en fait.

Le garçon à la joue balafrée, on ne l’a pas revu depuis les clochards aux cloches des églises. Tu as demandé à Carrefour Market, au jeune gars qui fait le vigile et discute avec les caissières. Il voit qui tu veux dire mais non, il n’a revu personne, même pas les deux gros, les Falstaffs, le dernier dormait sur un lit improvisé, des cagettes, et en guise d’oreiller un sac Carrefour, en face, sous le porche de la HSBC mais là t’as vu ils ont planté un pylône et depuis.

Le frisson est imperceptible. Le frisson agite bruyères et rhododendrons sauvages. Une sorte de petite peau, ce frisson, une peau tachetée qui enveloppe un drôle de corps s’il y a un corps.

_________

Puis le vent se lève. Siffle par les oreilles de Ziad, entre au cerveau. Il est 14 heures 30. Ziad n’a pas dit à Durruty qu’aujourd’hui, à l’heure approximative où la voiture hier s’enflammait sur la route de montagne, il serait sur les lieux. On n’est pas déçu, le vent est obsédant.

Un camion monte, lent. Dépasse l’endroit où Ziad est en embuscade. Le moteur s’épuise, s’arrête aux Trois Fourches. Ziad note l’heure.

Le vent se calme. Ziad fouille les fourrés côté voiture, on n’a jamais pensé à protéger la route de la falaise qui tombe vers les lumières de la ville.

Aux Trois Fourches il n’y a pas de camionneur. Ziad montre sa carte. C’est bon, fait le Grec. Qui appelle Gabrielle. Il n’y a pas que les joues qui sont roses mais les lèvres et ce qui entoure, l’aura. Mince. Rien de neuf ? Elle éclate de rire. Jamais rien de neuf, qu’est-ce que vous croyez ? Vous allez venir nous voir tous les jours, monsieur le flic ? On n’a pas de Cadillac ni d’amis à Cadillac ni de compte aux îles Caïmans et on n’a rien entendu sauf votre bazar aux pompiers et à vous. Elle s’approche de Ziad.

Le camionneur n’a pas eu le temps de déjeuner (les yeux plongés non dans ses yeux à elle mais dans toute la fraîcheur qui environne). Les cils battent rapidement, c’est peut-être une idée. Visage à deux doigts de celui de Ziad, le tout s’enflamme plus sûrement qu’une Cadillac sur une route de montagne et de frontière.

Ça ne vous regarde pas.

Puis entre ses dents : le camion a posé ici un garçon, un qui a fait de la route comme vous en ferez jamais.

Ziad tapote de l’index sur sa carte.

Non. Il est fatigué – il dort. Mettez-vous dans la tête que c’est pas un qui va en Cadillac et foutez-nous la paix.

Le Grec a quitté la cuisine.

Faites ce qu’elle vous dit, ça vaudra mieux.

Ziad monte et descend jusqu’à la nuit, il a perdu sa journée cependant qu’un gosse dort aux Trois Fourches sous bonne garde de Grec débonnaire et de Proserpine.

Ziad s’aplatit dans les bruyères humides, éternue, se colle à la terre mêlée de cendres de carcasse de Cadillac, s’endort un instant qui paraît une nuit, la nuit la dernière ouvre le rideau sur des plaines ondoyantes, on marche, ça marche avec vous et le terrain est glissant, des surfaces s’enfoncent, d’autres remontent plissées vieillies crevassées, ma vieille terre dit le héros du rêve de l’ultime nuit qui monte et descend et soudain, ce que personne ne peut prévoir, venu de nulle part : un coup de feu. Que Ziad reçoit plein cœur ou plein ventre, il gémit tortillé de douleur – il n’y a pas que la terre qui monte puis descend mais les histoires, les histoires montent puis descendent, jouent les chenilles, les histoires.

Ziad, douloureux, au centre de l’histoire, se réveille. La joue contre une écharpe de laine colorée qui a volé par là. Qu’il serre contre lui.

Il a rêvé le coup de feu, la blessure. Il a rêvé. Pas la moindre douleur.

Celui qui n’a pas rêvé le coup de feu c’est le conducteur de la Cadillac. Il l’a reçu dans la tempe. À côté l’autre est mort d’asphyxie. C’est Ximun qui confirme au téléphone. Et quelqu’un a filé. Un troisième passager. Quelqu’un qui n’a pas fait beaucoup de bruit s’est faufilé dans les buissons.

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Écraser au revers des feuilles frisées, vert bouteille, des plants de pommes de terre, les plaques jaune safran qu’y déposent les doryphores en tenue camouflée, rayée de kaki, et se salir les doigts au jus collant de leurs œufs en suave omelette.

Pourchasser au soir tombant les hannetons patauds : ils lancent d’un buisson l’autre la basse bruyante de leur moteur.

Rouler et te rouler dans la prairie qui moutonne en pente vers le ru.

Jeter soudain un corps fourmillant de sèves dans la terre tout juste bêchée du potager, te retourner face au ciel, fermer les yeux tant la lumière est forte, appuyer ton dos contre l’axe du monde et éprouver en chaque fibre la sensation enivrante qu’il tourne sans à-coups et t’entraîne sur sa puissante machine pour un manège éternel.

Dans la cour, l’eau usée venue de l’évier coule librement là où s’interrompt le tuyau de plomb qui passe sous la croûte durcie par le piétinement des gens et des bêtes. Avant de se perdre en contrebas dans le jardin, au-delà du mur d’un demi-mètre de haut seulement et presque autant de large sous lequel elle s’échappe par un trou, elle imbibe en profondeur ce coin fangeux où ne poussent guère, entre les déjections de la volaille, que du plantain rabougri et le pissenlit increvable. Avec quelle joie tu patauges dans cette sanie, t’escrimant à l’aide d’un bâton à déloger les lombrics qui pullulent dans le sol gras et que viennent engloutir les canards !

Une fois la semaine Grand-mère va aux commissions dans les trois épiceries où il n’y a plus rien, dit-elle, et qui sur l’arrière font bistrot. Elle s’attarde avec les commères :

« Tu sais comme j’aime blaguer, ne t’inquiète pas, quelquefois elles me tiennent la jambe, à Alger j’appelais ça des charrettes ! »

Seul, à la garde du chien, tu possèdes alors le lieu, tu possèdes toute la terre.

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Sentant l’orage proche et jugeant qu’il valait mieux ne pas m’attarder, j’ai décidé de sortir de l’eau, de me sécher avec des bouchons d’herbe et de me rhabiller. Mais avant, pour bien profiter de mon bain, je me suis accroupi, plongeant ma tête sous l’eau. La fraîcheur de la source m’est entrée dans les oreilles, dans le nez, caressant mon crâne sous mes cheveux qui se soulevaient doucement. J’ai ouvert les yeux et j’ai regardé mes jambes pâles et les petites bulles qui restaient prises, comiquement, dans mes poils. Je pouvais, sans aucun effort, dans cette eau légère, chasser l’air de mes poumons par la bouche et le nez. J’ai barboté ainsi quelques secondes, puis j’ai levé la tête hors de l’eau.

J’ai alors éprouvé une sorte d’étourdissement violent, comme si je m’étais heurté le front. J’ai aspiré une longue bouffée d’air et cet air m’a glacé la gorge et les poumons. Je me suis agrippé des deux mains au rebord de glaise. Je me suis soulevé de toute la force de mes poignets. En rampant, j’ai réussi à m’arracher à la source qui tout à coup paraissait aspirer mon corps avec une force extraordinaire. Je me suis allongé contre les buissons. J’avais un voile de sang devant les yeux. J’entendais un grand battement sourd, régulier, comme le bruit d’une pompe géante. Je me suis mis à trembler de froid. Il me semblait que l’air, soudainement, était devenu glacé. Un éternuement m’a secoué tout entier, puis un autre, puis un autre encore. C’était comme un spasme violent qui tordait ma poitrine, montait à ma gorge, à mon nez, sous mon front, puis se défaisait dans une détente brutale. Tout mon corps était soulevé, puis jeté durement contre le sol.

Un sang chaud a coulé de mes narines. En même temps, j’ai entendu des cris dans le vallon à des distances différentes. C’était comme si de grands animaux, postés dans les bois environnants, aboyaient et rugissaient. Et sans cesse retentissaient des coups, espacés deux à deux, qui sonnaient comme une cloche ou une pompe. Je me sentais faible comme un mourant et j’ai cru que j’allais mourir. Cependant, ma pensée était restée claire et me parlait très calmement, très nettement. « C’est cette eau, sans doute, qui m’a fait mal. Une congestion... ou un empoisonnement... Je saigne du nez, on dit que c’est bon signe... Je vais aller mieux... Il faut que je me rhabille, vite... Quels sont ces bruits ? Quel est ce grand bruit régulier ? On dirait un bélier d’eau ou un cœur énorme, gros comme une maison... Il fait froid... » Je me suis soulevé sans trop de peine et, avançant sur les mains et les genoux, j’ai atteint mes habits que j’avais jetés en tas, au pied du figuier. J’ai respiré deux ou trois fois à pleins poumons. Ce qui surtout m’effrayait, c’étaient ces bruits violents que j’entendais de tous côtés. Et j’étais transi de froid. Je claquais des dents. J’ai saisi mon pantalon de velours. Avec effort, je l’ai plié et roulé en un gros tampon et je me suis frotté la poitrine et le ventre à deux mains, aussi fort et aussi vite que j’ai pu. Mes doigts étaient rouges comme en hiver et mes poings tout gercés. J’ai levé la tête pour essayer d’apercevoir le ciel à travers la voûte de broussailles. Je n’ai vu qu’une lueur jaunâtre.

Je tremblais violemment, sans arrêt. Je me suis habillé aussi vite que j’ai pu et j’ai boutonné ma vareuse en remontant mon col, comme en plein hiver. Aussitôt après, mon malaise a diminué. Mais j’avais encore si froid que j’ai plongé mes mains dans mes poches. J’ai senti sous mes doigts mon flacon d’alcool de menthe. Mes doigts étaient si gourds que j’ai brisé le bouchon de verre en l’ôtant. J’ai bu une gorgée de cet alcool puissant qui m’a brûlé la langue et le palais et j’ai ressenti une agréable chaleur à la poitrine.

J’étais assis, adossé au tronc du figuier. Je suis resté un moment sans bouger. J’avais peur de mourir tout seul dans cette combe. Les bruits effrayants avaient cessé, sauf celui du cœur immense qui battait dans le vallon. En même temps, je sentais autour de moi un silence vertigineux. Et, dans ce silence, j’ai entendu une voix claire, une voix de femme ou de jeune garçon parlant avec un accent monotone, rapide et sans les inflexions de chez nous. Elle disait : « Si tu meurs aujourd’hui, tu ne reverras pas Marescot... Si tu meurs aujourd’hui, tu ne reverras pas ton ami... »

Je reconnaissais peu à peu cette voix. J’ai fermé les yeux, et sans bouger, pour la première fois de ma vie, avec attention, j’ai écouté ma pensée, surpris par cet accent si neutre et si rapide. Il me semblait entendre un étranger. « Il arrivera le 2... Ne sois pas malade, Jean... Jean Des Bories, ne sois pas malade pour le 2... Ne m’écoute pas... Écoute-moi... Ne m’écoute pas... Écoute. » Et la voix claire a dit tout à coup, très vite et très bas : « Rita... Où est Rita ? » Je me suis alors penché vers le buisson, à l’endroit où se voyaient les marques fraîches de son passage. J’ai appelé Rita, deux fois... J’ai seulement cru l’appeler, car c’était encore la voix claire qui avait crié pour moi, deux fois. Et je n’avais pas ouvert la bouche. Alors, j’ai arrangé ma langue, mes lèvres, mes dents et mon souffle, pour lancer le nom de ma chienne. Et soudain, j’ai entendu, devant moi, une voix énorme prononcer le nom de Rita avec une telle puissance que j’en fus assourdi. Ce cri gigantesque vint tout droit sur moi, me heurta, m’enveloppa de tous côtés, s’éloigna, revint encore et me parut se déchiqueter lentement avant de se dissiper dans le silence. Il me semblait que le monde entier, d’une seule voix, avait crié mille et mille fois ce petit nom de bête. Et je n’ai plus rien entendu que le bruit inlassable de ce bélier sonnant dans le vallon et la voix claire que j’écoutais à peine et qui disait, très vite : « Appelle au secours, Jean... Appelle au secours... » Ce qui me stupéfiait, surtout, c’était l’absence de soleil et de chaleur. Alors que peu de minutes avant je suffoquais dans le feu de l’orage approchant, maintenant je croyais vivre une matinée glacée de décembre. J’ai senti de nouveau le sang chatouiller mon nez et me couler chaudement dans la gorge. J’ai craché et je me suis essuyé la bouche d’un revers de main. Une violente odeur de chair et de sel m’est montée à la tête. J’ai reconnu l’odeur de mon sang. Mais cette odeur était puissante, comme si j’avais enfoui mon visage dans le ventre d’un renard ou d’un lièvre fraîchement dépouillés. Et en même temps, je me suis aperçu que je ne sentais pas l’odeur de l’air, ni l’odeur des buissons, ni celle de la terre, ni celle de mes habits encore trempés de sueur. Ou plutôt, ce que j’ai compris, d’un seul coup, tandis que le goût de mon propre sang m’étourdissait, c’est que plus rien autour de moi n’avait d’odeur. C’était comme si les feuilles vertes, les touffes de clématites, le terreau noir et toutes les choses vivantes qui m’entouraient avaient été brusquement stérilisées. Cette certitude m’a fait si mal que j’ai fermé les yeux et que mes deux mains se sont serrées contre ma poitrine.

J’ai regardé autour de moi et j’ai arraché vivement deux ou trois baies de prunellier. J’ai porté à ma bouche ces petits fruits bleus, si âcres que le seul souvenir de leur âcreté me fit grimacer lorsqu’ils touchèrent mes lèvres. Je les ai fait craquer sous mes dents pour sentir, ce que je savais d’avance, qu’ils avaient perdu toute saveur. Et je n’eus dans la bouche qu’une pulpe morte et insipide que je crachai en frissonnant de dégoût et de peur. Et ce fut de peur aussi que je sursautai en rencontrant soudain, juste à hauteur de mes yeux, le regard brillant d’un gros merle noir posé à toucher mon visage sur une tige de clématite. J’ai reculé d’un pas et j’ai fixé cet oiseau vivant qui gardait une immobilité de mort. Ses pattes étaient repliées sous son ventre, ses ailes étaient ouvertes à demi, sa tête était tendue vers moi. Ses yeux luisants étaient d’une fixité absolue. Il me fit penser d’abord à un oiseau fasciné par le serpent, mais ses plumes vivantes n’avaient aucun frémissement. J’ai approché ma main, lentement, de cette petite bête dont l’immobilité m’épouvantait. Comme mon doigt l’effleurait, il bascula sur la mince tige où il était posé. Je le saisis délicatement. Il était lourd et froid comme un oiseau mort. Et cependant tout son petit corps contenait de la vie. Je ne sentais pas cette vie sous mes doigts qui le palpaient, mais mes yeux la voyaient. Inerte et raidi comme un oiseau empaillé, il était pourtant tout enduit du brillant et de l’humidité d’une vie intense. J’enfonçai mes doigts avec précaution sous son plumage dru et résistant. Je ne sentis aucun battement, aucun frémissement sous sa peau froide. Et voyant que ses petites serres étaient non pas molles et détendues comme celles d’un oiseau mort, mais fermes et à demi recourbées comme celles d’un oiseau perché solidement sur sa branche, j’ai ressenti une horreur soudaine à le tenir dans mes mains et je l’ai lâché brusquement. L’oiseau tomba à mes pieds, exactement sur mes pieds, heurtant le bout d’une de mes chaussures de chasse. J’ai eu un mouvement nerveux de la jambe pour l’écarter et il a roulé sous ma semelle. À ce moment, il m’a semblé entendre un cri. Mais je n’ai pas cherché d’où provenait ce cri, car il s’était confondu avec de grands bruits éclatant de toutes parts. Je suis resté immobile. Les bruits se sont affaiblis et se sont tus ; sauf celui du grand bélier qui battait toujours dans le silence.

J’étais debout dans cette espèce d’étroite cage que formait l’entrelacs des buissons. « Sors de cette cage, a dit la voix claire. Va... échappe-toi, Jean... Allons, va... va... voir plus loin... » Mais j’avais peur de me retrouver à l’air libre.

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M. n’avait pas vraiment de nom, ses parents ne l’avaient baptisé qu’avec une initiale.

C’était bien trop court pour un nom.

Autant dire qu’il ne s’appelait pas. Ou presque pas. Cette absence de nom, de nom véritable lui faisait parfois croire qu’il avait beaucoup de noms, anonyme par excès d’auteurs, qu’il pouvait être comme les autres, non pas comme tout le monde mais comme les autres. À force de n’avoir rien, on finit parfois par croire qu’on a tout. Ou beaucoup. C’est un regrettable effet d’optique.

M. pensait donc que son identité était poreuse comme les peaux, allergène comme les méduses ; il pensait simplement que les histoires des uns pouvaient devenir les histoires des autres.

Il voyait bête, il devenait bête. Il voyait beau, il devenait beau. Il ressentait courtois, il se sentait courtois. Il entendait cérémonie, il se pensait cérémonie. Il pensait déviance, il était déviance. Il prenait clous, il se voyait pendu.

S’il voyait l’autre, il devenait un autre. Dans tous les sens et avec le plus d’associations possibles.

Cela est sans doute incroyable mais lorsque M. fut mis au monde par sa mère, ventre chaud et rond, tout trempé de naître, exactement au moment de sa naissance, une aiguille de l’horloge du salon (il naquit sur une table basse en acajou de Chine) s’arrêta une seconde, pile au moment de la sortie, – premier souffle. Oui, la trotteuse marqua un temps d’arrêt (M. était-il l’aimant ?). Une toute petite seconde mais cela suffit à délester la mère de son fardeau, avec toute son eau, sa poitrine de lait, son eau de bassin salée.

À croire, peut-être, que les efforts ou les respirations tendues, arythmiques, déforment le temps, comme certains phéno-mènes astronomiques. On peut le supposer dans le cas présent.

La mère entendit, bien qu’accouchant, le bruit sourd de cet arrêt. Elle l’interpréta avec considération comme le signe appuyé – très appuyé – de sa libération.

À noter, à ce sujet, que toutes les libérations ne sont pas signées. Elles peuvent être naturelles, c’est-à-dire sans bruit perçu. Et elles le sont fréquemment.

La peur hurle à l’intérieur de la bouche, qui se met à faire des histoires, c’est sûr, mais M. n’a jamais eu peur, même tout petit. Il n’avait pas encore deux ans qu’il coupait déjà la tête de courageux vers de terre avec un couteau de cuisine géant. La guillotine, comme Pinocchio, lui faisait grandir le sexe, à force d’avoir une tête à plusieurs têtes. Les fables poussaient toujours sur de la bonne peur, cette bonne pâte, cette panique, reine maîtresse de toutes les folies mais M., lui, ne comptait que des paroles entre le monde et lui ; elles étaient sa seule histoire.

Dès qu’il sut compter, il énuméra les paroles, dénombra sans émotion ces pensées qui le mettaient en retard, à l’instar du lapin d’Alice Liddell. Il était relativement insensible et son seul sentiment était d’avoir été abandonné par le courant de la vie, sa crête, il se sentait décalé, en retard, porté par l’arrière de la vague. C’est artificiellement qu’il s’aventurait, parfois, à accélérer son rythme cardiaque, il produisait des grimaces terrifiantes, comme pour se bousculer lui-même devant son miroir ou devant ses parents, il faisait le singe, cela lui donnait l’impression d’être en synchronie avec la vie. De se sentir vivant. Même si jeune. Il avait l’air con, mais il avait un besoin vital de jouer avec les airs et les postures.

Vers six ou huit ans, M. aimait déjà parler à voix haute aux objets qui l’entouraient et il avait une préférence toute particulière pour les pierres.

En leur présence et par empathie pour elles, il était persuadé de ressentir le vide en elles. Un vide très fort, un espace vierge, un lieu de paix. Il pensait – ou ressentait – que rien, absolument rien n’est aussi sublimement bavard qu’une statue. Leur bouche et leurs lèvres ont beau ne pas bouger, elles parlent en nous de mille manières et les échos résonnent.

Il parlait parfois – tout seul, sans que ses parents ne le voient – à des cailloux, à des murs, à des rochers, il n’y avait pas de vers de terre là-dedans, pas de chair, pas de sang, juste du vide provocant.

Les pierres ne pourrissaient pas, elles, et ça le rassurait.

M. était un petit garçon inquiet sans le savoir et le voile de ses récurrentes mélancolies formait des paroles qu’il adressait aux objets autour de lui, il leur exprimait son affection, il leur formulait son attachement, rendait hommage à leur nature inerte. Il préférait dialoguer avec les choses plutôt qu’avec les êtres humains, doués du langage dit-on.

Ainsi parlait-il. Beaucoup mais pas trop.

Attention, certains jours, il ne savait plus qui, en lui, parlait, si bien que ses yeux faisaient des tours autour de leur axe, bataillant pour se voir eux-mêmes. Pour attraper qui cause. Cette naïveté était navrante.

Il lui arriva donc ce qui lui arriva.

S’endormir lui était pénible, cette détestable impression de chuter dans le sommeil, de s’y abandonner n’était pas, ne pouvait pas lui convenir, la passivité faible et vaincue des rêves endormis le consternait. Les visions et féeries, souvent causées par la fatigue, M. préférait nettement les avoir éveillé.

Un soir, alors qu’il retournait ses membres entre duvet et matelas, agitant fiévreusement ses épaules, tordant sa tête et son cou sur l’oreiller à l’instar d’un ver de terre convulsant sur la paroi d’un miroir brûlant, résistant à l’endormissement comme résistant à la noyade, il se leva vite avec le souhait souverain de conserver la maîtrise concrète de son corps. Debout, il se dirigea vers le jardin et s’assit peu confortablement sur un tas de terre et de cailloux sales. Quelques secondes, quelques minutes passèrent et il sentit des picotements sur le bas de son dos, de petites démangeaisons qui se propageaient vers le haut, vers sa tête. Ses doigts, ses mains rapidement vinrent sur le lieu de l’irritation et découvrirent que de très nombreuses fourmis, des parasites à multiples pattes, parfois des reines ailées, allaient et venaient sur tout le territoire de son dos.

Les bêtes l’avaient sans doute pris pour un rocher, bien que son sang rende sa chair chaude. Les bêtes fourmillaient sans répit sur sa colonne et lui préféra ne pas bouger, il n’était pas question de se donner à la panique, ni devant le sommeil, ni devant la fourmi.

Bien sûr, il ne savait pas, vu son extrême fatigue, si ces insectes, organisés, sociaux mais bien peu respectueux de sa tranquillité en ce cas, appartenaient au domaine du songe ou de la réalité.

M. n’arrivait pas à savoir si ces fourmis tapissaient effectivement l’arrière de son corps par milliers ou si elles n’étaient qu’une émanation engourdie de sa conscience en plein délire.

Comme il ne donnait pas plus de véracité aux perceptions des choses matérielles qu’à celles des songes, il décida de ne pas bouger, comme l’éléphant attaqué par les mouches, de rester là, de ne pas réagir devant l’assaut du microbe. Il resta pierre devant le virus de la pensée trompeuse, d’où qu’il pût venir.

Et comme tous les êtres sociaux, bêtes en rêve ou bêtes en vrai, les fourmis savent mentir. Le sujet est toujours trahi lorsqu’il réagit. Aussi, pour éviter d’avoir très peur de ses cauchemars, préférait-il se démultiplier dans l’adversité, et, ainsi, personne ne savait où il se trouvait, pas même les monstres et les gargouilles. À l’intérieur de sa tête, il était absolument partout.

Il savait que toutes les bêtes – en conscience ou non – habitent les fondations du crâne humain. Elles sont la queue primordiale et symbolique de l’histoire de chaque être. Elles sont le point central, l’antédésir, la mise en puissance, la mise en gâchette.

Mais de désirs, M. n’en avait pas forcément, même tout petit. Il était surtout hanté, comme les maisons ; de fortes vagues le poussaient jusqu’à la grève, il se laissait faire, docile, sans doute parce qu’il avait connaissance de la seconde ôtée à sa naissance. Sans doute parce qu’il s’était démultiplié devant l’adversité que constitue le temps.

Quand il se réveilla, il était dans son lit, au chaud, un caillou était posé sur sa table de nuit à côté de son éléphant en peluche, mais très vite il remarqua qu’une de ses dents était tombée, là sur l’oreiller, la racine intacte.

Un jour, M. fit son baluchon et fugua. Il prit avec lui des feutres, de la peinture et un compas. Sa maman lui avait pourtant interdit de jouer avec cet instrument car sa pointe était dangereuse pour les yeux d’enfant. Lui s’en fichait, il aimait la perfection étonnante des cercles, le galbe poitrinaire, l’ogive princière des ventres sans ride, les courbures fascinantes et désirables des écritures. Il était poussé, charrié par la vague du désir de s’en servir. Ainsi fugua-t-il, armé pour dessiner.

Partout, ses parents le cherchèrent. Dans tous les jardins et champs contigus à leur terrain. Un vieux du village l’avait vu partir vers la carrière de granit. À cette époque, il habitait encore à la campagne.

Il y eut une battue pour le retrouver, des voisins, des amis et de la famille y participèrent. Même à travers forêts et lacs. Même avec chiens et aboiements.

Mais c’est effectivement dans la carrière qu’il fut tiré de sa caverne car oui, il fut découvert dans une grotte, en laquelle il séjourna tout de même soixante-douze heures avant d’en être extrait.

Malgré le grain rugueux du granit, M. réussit à dessiner sur toutes les parois de sa cachette une gigantesque fresque en spirale dont on ne pouvait déterminer le début ni la fin, une sorte de phrase bouclée, infinie, d’une grande beauté et aux majestueuses courbes calligraphiques.

Comme un analphabète, il signa d’un très maigre et anguleux X son travail de courbe. Ses parents lui avaient pourtant appris assez tôt à dessiner les deux petits ponts de la lettre M.

Après cet événement, ses parents, très soucieux pour leur enfant, décidèrent de déménager pour aller beaucoup plus loin, vers la ville. Ils pensaient que la cité, moins sauvage, le protégerait de l’envie de fuguer à nouveau, mais ils n’avaient pas compris qu’il n’était pas possible pour l’homme de ne pas être en voyage, toujours, car sa croupe, même sédentaire à l’excès, est clouée à un entre-deux en mouvement perpétuel.

M. se plut infiniment, casé dans son nouveau paysage urbain, l’architecture des monuments de pierre le bouleversait. Un grand vide y régnait, qui déclencha son désir d’écrire. Sur des cahiers, il dessinait et dessinait encore, des chiffres et des lettres sans adresse, des signes, des suites finies, infinies.

« Ça ne me plaît pas du tout de ne pas être un vrai tout », se plaisait à dire M. dès qu’il vécut ses premières années scolaires, en collectivité, à tous les gamins qui lui ressemblaient (c’est-

à-dire à tous).

La seule chose qui l’amusait, en dehors d’être triste, c’était de faire le clown et d’inventer des grimaces jusque-là inconnues de tous.

Ce qu’il ne faut pas dire, c’est qu’il naquit en pleine régression à cause de la seconde qui lui a été retirée dès son premier souffle. Et même un peu avant. Car les parois de l’utérus de sa mère n’étaient pas en pierre, elles n’étaient pas même en eau.

Le ventre de la mère est exactement comme le cerveau, il n’est pas un vrai tout, il n’est pas parfaitement rond et surtout, il est poreux, spongieux : il respire un peu du dehors.

À l’école, M. ne travaillait pas bien, juché qu’il était dans ses pensées, toujours en retard d’un temps sur le monde.

M. avait chez ses parents un chat et deux petites tortues avec lesquels il ne parlait pas du tout, il pensait que ces bêtes étaient nées pile à l’heure, pas en retard et avaient ainsi gagné le droit de se taire.

Malgré des demandes renouvelées, ses parents ont toujours refusé de lui offrir un singe, ce dont il souffrit car il était persuadé qu’il aurait pu discuter avec un tel animal. Avec un éléphant aussi, mais c’était bien trop gros pour habiter un appartement.

Il est difficile d’être quand, jeune, on commence ses phrases. Car parler, c’est finir. M. le comprit assez tôt dans sa vie mais trop tard pour revenir en arrière.

Un jour, il dut manger les deux tortues, moins par faim que pour les soustraire au chat qui les griffait, les menaçait. Comme on mange ce qu’on aime et comme il était très attaché à ses petits reptiles à carapace, il pensa qu’elles seraient plus en sécurité dans le creux de son ventre, dans les entrailles de ses fondations de petit homme qu’à la vue du terrible félin.

Il arriva beaucoup d’histoires à M. mais toujours avec la distance qu’ont les mots sur les choses.

M. passait le mois de septembre de sa douzième année lorsqu’on l’inscrivit à un cours de piano.

C’était madame la gardienne de l’immeuble qui faisait office de préceptrice, sur son temps libre, pour à peine deux-trois sous.

Sa nouvelle tutrice, en ce début d’automne, s’appelait Mme Hortense.

Il paraît sage de s’attarder ici sur elle, ou plutôt sur ce mois de septembre – époque des pluies récurrentes et battantes –, car c’est en prenant des cours chez cette femme que M. se rendit vraiment compte, en conscience, du décalage systématique et mécanique qu’il avait par rapport au cours rythmé des choses, la rivière à percussion (dans laquelle on se baigne à chaque coup d’aiguille).

Ce qu’il constatait, c’est qu’il était toujours à côté du tempo donné par le métronome, celui placé au-dessus du piano, comme s’il était ontologiquement, magnétiquement attiré par l’arythmie, voire l’atonalité. Cela ne facilita pas son apprentissage.

Sa professeure semblait s’en désespérer. Mais lui n’en souffrait pas le moins du monde car il aimait la démesure et les fleuves à débit inconstant.

Sa préceptrice était également détentrice d’un nombre incalculable de chats et d’oiseaux.

Il y en avait partout autour et dedans l’appartement. Le piano semblait être le lieu où se concentrait le maximum d’animaux, comme s’il était leur terrain de prédilection.

D’un côté, on entendait piailler en continu, d’un autre, on sentait l’urine forte des matous qui grimpaient sur les touches. En définitive, ce n’était pas chez Mme Hortense que M. prenait ses cours mais plutôt chez un peuple de chats et de volatiles de toutes les couleurs et en toute liberté.

Lors de ses séances, il trouvait davantage de musique et d’harmonie hors des sons, et notamment dans le pelage des bêtes. Il y voyait parfois des notes et des clés, au gré de leurs mouvements.

Le paroxysme de la fantaisie de l’enseignante se trouvait dans sa cuisine où celle-ci avait décidé – semble-t-il – de collectionner horloges et pendules de toutes tailles, ce qui ne pouvait laisser M. indifférent. Dans cette étroite pièce, une trentaine de mécaniques pendulaires étaient accrochées aux murs. Plus guère de place pour y exposer une nature morte, même très vraisemblable, pensait-il.

Tous les aliments du frigo, autant que l’eau du robinet ou l’air ambiant, paraissaient comme contaminés par les odeurs félines et les fientes.

Chez cette dame, M. apprit la politesse, c’est-à-dire qu’il apprit à lire l’heure et les lignes de solfège (même si cela n’avait aucun sens pour lui). Pour faire plaisir.

En revanche, ses doigts étaient si désaccordés sur le clavier qu’il ne sut jamais jouer un morceau, pas même le plus simplet.

Peut-être est-ce parce qu’il était comme hypnotisé par le tic et le tac du métronome posé sur le dessus du piano ?

À chaque fois qu’il se rendait chez sa professeure, il pensait à peu près en ces termes, en s’asseyant devant le clavier : « Il y a toujours un bref, très bref laps de temps entre chaque seconde de la conscience où l’on oublie tout, absolument tout. C’est vers là qu’il faut se diriger. » Tel était l’objectif de M., très jeune adolescent hors tempo, qui voulait tenter de rattraper son retard rythmique en écrivant des histoires. Car il aimait écrire.

M. n’avait jamais apprécié les spectacles de danse, auxquels papa et maman s’obstinaient diablement à l’emmener.

Tout le monde y vient avec les habits du dimanche, ceux qui font taire ou oublier qu’on crève et qu’on dégénère, qu’on disparaît, qu’on pourrit dans le jus des pantalons et les rides sécrétées.

Cacheurs, voyeurs, ces endimanchés cravatés et enrubannés lui don-naient les vertiges de celui en qui le temps s’arrête dans la panique.

M. fuyait les salles obscures, il y perdait tout repère.

Dès que l’un de ces artistes du corps mû sautait, s’étirait, se tordait sur la scène, il n’y voyait que l’expression d’une époque. La célébration d’un printemps de la carcasse et cela était forcément très daté, vieilli, en retard avant même que le mouvement du danseur ne soit vu, avant même que la chorégraphie ne soit imaginée.

De facto, les statues étaient forcément plus actuelles, d’un contemporain plus vif, d’un demain toujours plus demain.

Cela étant, les pas de danse autant que les sculptures exerçaient sur M. une même action hypnotique. Exactement la même que celle exercée par la houle sur l’esprit.

Il devait donc forcément y avoir quelque chose de pérenne dans le retour du cycle, dans le geste circulaire du danseur. Il n’y a que π pour s’enfuir sans fin.

Dans tous les cycles, il y a une matière sans fin.

Pourtant, M. n’aimait guère l’affront que faisait π au corps chéri, fini, infini ; danseur tenté d’échapper au fracas du mû tirant, entre la pierre et l’objet à suite sans boucle.

M. était casanier, il chérissait son corps fini, infini. Il avait toujours aimé l’art épistolaire.

21 décembre 76

Mon cher (je ne me souviens plus comment vous vous appelez),

Cette forme (très originaire) ne dégage rien qu’on ne saurait appeler dégagement.

Qu’elle est belle ! Tentés, serait-on, de la toucher.

Le pressentiment d’une inconnaissance. Je ne connais pas l’amour. Je suis un type assez sec.

Eh oui, savoir briser de l’oubli pour prévoir cette antériorité, à la seconde d’avant.

Il ne s’agit pas d’hier, vous l’aurez compris, mais de ce qui précède la saisie. Puisque nous sommes plusieurs, il s’agit de se décaler pour voir mieux.

Êtes-vous à peu près d’accord avec ces premiers propos ?

Les canons pour chœur nous permettent de comprendre ceci : pas de danse décalés, la tête a deux têtes.

J’ai voulu écrire cela à l’amie envahissante, plus d’un an après. Mieux vaut avancer deux fois qu’une. Les yeux sont au nombre de deux et produisent systématiquement le tiers irréel.

Voici :

Chère amie,

Vous comprendrez combien l’introduction est malsaine dans le corps mouillé de la chienne. Les voleurs ont les clés qu’on leur a données. Savourez ! L’esprit déborde et les clés disparaissent.

Si tant est que des espaces nous séparent, les araignées tissent et déclosent les relations sans dent. Nous connaissons bien le noir qui scinde, là où nous nous sommes joints, reste à trouver votre jouir, pour quelques identités à perdre, pour ne plus voler.

Votre isolement m’a appelé et me rappelle que vous êtes sortie pour mieux comprendre. Mais vous n’êtes pas morte !

Et je ne saurais être votre fils.

Votre ami rasséréné.

Faudra-t-il un jour songer à trouver qui est la mère réelle : l’enfant du tiers fantôme, ou l’enfant du tiers génétique ? Ou l’enfant de ces deux tiers ?

L’énergie échoue toujours dans une pensée et c’est ainsi que toutes les histoires finissent, vous ne croyez pas ?

Adresse à soi-même [comme on se testicule la tête, ça infuse, ça infuse].

Puis, la nécessité du corps coulant. Nous aurions à vivre en corps. Dedans, je veux dire ; étendre en chaque membre l’énergie. Et une partie de cette force serait sans tête, d’où le ver de terre.

Avec le respect que l’on se doit.

À soi-même.

Ce que raconte l’histoire, ici ou là, n’a aucune vérité mais sa forme est d’une beauté… Vous ne pouvez l’imaginer (moi non plus). Je caresse l’idée.

Forme est beauté (un phénomène sans objet, rien de plus).

À bientôt.

Les idées de M. pouvaient s’emmêler parfois, tant et si bien qu’il était périlleux d’en déterminer l’exacte logique. Et pourtant, tous ses interlocuteurs savaient que c’est très savamment qu’il les classait et qu’il les avançait, ses idées.

Il se forçait un peu pour être ce qu’il était, sans doute parce qu’il était reclus. À cause des pensées, des boucles qu’elles forment et de ce qu’il y a dedans. C’est dire aussi que sans détente, sans se détendre, il était difficile d’être, les noyaux doivent s’amollir, même ceux des cerises, on s’ennuierait sans les humeurs qui vont et viennent, le bruit de la craie sur le tableau noir, ça réveille la raison, le bruit du coussin derrière le dos, les fourmis, M. souhaitait revenir intégralement à la vie, faudra-t-il faire un sacrifice à l’horloge très xixe de sa naissance ? Un sacrifice de chair ou un sacrifice de chose ?

Il était devenu adulte maintenant, comme on dit. La majorité l’avait atteint, tout juste.

M. avait toujours eu la peau très pâle. Et dans la neige, il avait davantage de mal à exister : d’où l’impertinence de marquer les minorités. Souhaitons plutôt les reverdies.

M. savait qu’il n’est pas de territoire neutre, tous ont un pôle.

Il fonctionnait comme un aimant et attirait le nord des boussoles.

Il n’est pas de territoire en guerre ni en paix. L’affirmation identitaire est toujours plus dangereuse pour celui qui la profère, surtout lorsqu’il est amené à croiser un jour le chemin de M., l’avaleur de couleuvres (il aimait tant avaler l’identité des autres).

Tout autant que les couleurs, la profération (enjeu paroissial) faisait les frontières mais M. savait bien qu’il y avait une parole passe-muraille (mue) qu’on disait créative. C’est cette parole mi‑teinte mi-raisin qu’il utilisait pour écrire, car M. était devenu un écrivain modeste, non parce qu’il était lu mais simplement parce qu’il écrivait.

Attention à celui qui croit, pensait-il.

« Les membres ne sont jamais aussi lisses qu’on l’imagine, et les têtes rarement rondes », se disait M. en se caressant le sexe, le gland, dans leur volume, leur relief et leur texture.

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En janvier, au début du cinquantième anniversaire de sa vie, Maddalenina jugea qu’était venu le temps de faire son premier enfant.

Elle consacra toute une nuit, plus trois heures après une aube pas particulièrement flambante, à réfléchir sur qui devrait être appelé à la féconder. À sept heures du matin, elle n’avait toujours pas choisi, mais elle eut une illumination quand les aiguilles de son horloge à coucou se placèrent toutes deux sur le chiffre neuf, qui lui avait toujours plu.

Quand sonna moins le quart, la petite porte éjecta l’oiseau empaillé qui brailla trois noms puis, vu qu’il avait fait du rab, se reposa jusqu’à la demie, escamotant l’heure.

C’est toujours beau chez toi, dit Maddalenina en visite matinale sur le seuil de la cour de Maria Carta, la guérisseuse.

« Qu’est-ce qu’elle veut », pensa la femme sans l’inviter à entrer.

Je faisais un tour dans le coin et je me suis dit, Ce serait bien, à cette heure-ci, de faire un petit raisonnement avec Maria Carta.

« Elle n’est pas capable de raisonner. »

J’écouterai ce que toi tu penses, si tu veux pas parler.

« Les pensées, ça ne peut pas s’entendre. »

Tu restes là dans ta cour à regarder ton prunier tout sec.

Tu restes toujours là à regarder ce prunier tout sec.

« Il n’est pas sec. »

Je reviens demain.

« Il n’est pas sec. »

Maddalenina se réveilla d’une humeur divine, compta ses dents avec sa langue et constata avec un soupir qu’elle n’en avait perdu aucune cette dernière nuit encore. Elle s’assit à table pour le petit déjeuner et se prépara à tomber amoureuse. Elle saupoudra de sucre deux tranches de pain, pour commencer à apprendre à faire la gueuse juste ce qu’il faut, caractéristique relevée chez toutes les femmes qui avaient réussi à amener un homme dans leur lit. Elle comprit avoir tout à apprendre en la matière et elle ne disposait pas de beaucoup de temps. Elle était dans sa dernière année utile pour se reproduire, ensuite son sang fertile allait pourrir, comme c’était arrivé à sa mère, qui, cinquante années exactement après sa naissance, recueillit dans un sachet de lin ce qu’elle devina être sa dernière coagulation rabougrie, et l’enterra sous un quelconque figuier sauvage ; cracha sur la terre et, à Maddalenina qui était là, dit, Ne viens jamais prier là-dessus.

Ni sous le figuier, ni sur la dalle d’occasion qui recouvrit sa mère dix ans plus tard, plus quelques secondes dans lesquelles elle n’eut guère de peine pour dire adieu à la vie, Maddalenina ne perdit pas de temps à chercher une douleur qui n’existait pas. À quarante-deux ans, seule au monde, elle ne s’étonna pas d’être une orpheline heureuse, et, en ce monde, ne feignit pas trop de tristesse.

Le premier avantage qu’elle apprécia passionnément en vivant seule fut de pouvoir laisser la merde accrochée à son cul sans provoquer l’inspection du nez froncé de son ennuyeuse génitrice. Maddalenina aimait ses selles depuis le jour où, dans une conversation déjà en cours entre deux fenêtres, elle entendit que sa voisine du même âge, Amalia Coghe – enfant sans malformation aucune –, avait la nuit d’avant chié une bague que l’on croyait perdue à jamais. Chaque jour, après sa régulière séance aux cabinets, Maddalenina, pleine d’espoir, fouillait de ses doigts son fruit fumant, y trouvant seulement au printemps des noyaux de cerise, et en hiver des solitudes de journées constipées. Mais, espérant que quelque bague fleurisse dans le fumier entre ses fesses, elle veilla à laisser fertile, pour elle, le terrain. Elle mourrait sans bague au cul ni au doigt, Maddalenina, mais faute de le savoir, elle chia toujours dans une délectable espérance.

Contrairement au bas de son dos, elle portait une attention particulière à sa bouche. La grotte du bruit ou du silence, comme elle la définit un jour où elle n’avait rien de mieux à penser. À l’âge des dents de lait, elle s’examinait dans le miroir avec déjà un excès de mélancolie. Chaque fois qu’elle en perdait une, elle ne la mettait pas sous son oreiller pour y trouver le sou de la petite souris comme le faisaient beaucoup d’enfants. Par vengeance, elle la fracassait avec un caillou, car elle haïssait les abandons et le vide qu’elle se trouvait dans la bouche. Aux nouvelles qui poussaient, elle disait, Je vous chanterai les paroles que je connais, gardez-les bien pour vous toutes seules, ou bien je vous tue. Elle récompensa par la suite la fidélité de ses trente-deux gardiennes avec des bains de laurier et de racines de réglisse, ou, parcimonieusement, avec le sang d’une viande à peine cuite, avec des caresses généreuses, avec de minuscules palourdes d’estuaire à la saveur concentrée d’un début ou d’une fin de mer (pour dire la chose poétiquement).

Le sucre et le pain, qui avaient existé encore quelques instants auparavant sur la table, disparurent. Ce pain et ce sucre qui ont fini dans mon ventre sont défunts, dit à haute voix Maddalenina, émue par leur destin et par son inspiration qui lui avait semblé aiguisée. Elle regarda vers l’horloge murale, l’oiseau venait juste de chanter dix heures de mi-janvier.

Elle prit son parapluie et sortit.

Tu vois pas comme ça pleut ?

« Je ne suis pas aveugle, elle le sait bien », pensa Maria Carta, assise contre le mur de sa cour.

Corps mouillé, bientôt rouillé.

« Qu’est-ce qu’elle veut, encore ? »

Je dois procréer un enfant. Il faut que toi tu m’expliques la bonne façon de s’y prendre. Je veux faire un enfant moi aussi. Une fois j’ai entendu un ordre de don Palmerio, Aimez-vous et multipliez-vous. Mais après don Palmerio criait, Ne forniquez pas !, moi j’ai pas bien compris comment je dois faire pour être une table de multiplication. Qu’est-ce que c’est que ce mot forniquer ? C’est comme ça que moi aussi je vais avoir un bébé, en forniquerant ? Qu’est-ce qu’il y a de contraire entre aimez-vous et forniquez ? Ces curés, ils savent pas les expliquer les choses, ils s’énervent avec leurs mains toutes tremblantes. Quand j’ai fait ma première confession obligatoire et que je suis restée toute muette, ce don Palmerio a a dit, Jamais tu ne dois forniquer. Moi je lui ai un peu ouvert la bouche devant le nez, parce que je le comprenais pas. Lui il a continué, Tu ne dois pas faire ces choses-là en recherchant le plaisir, Ah bon ! que j’ai sorti, même que j’ai regretté ma familiarité. Alors il a dit, Cette vilaine chose dans laquelle une chose longue s’enfile..., alors j’ai compris : c’était faire des nabrons. Qu’il aille au diable don Palmerio, à moi le plaisir ça me plaît beaucoup ! Mais, Maria Carta, quand je passe mon crochet sur le fil c’est pas des bébés qui sortent mais seulement des nabrons ! Explique, toi qui n’es pas curé !

« Il faut que je la chasse. »

Tu es toujours là, assise assise à regarder ton prunier tout sec.

« Il n’est pas sec. »

Maddalenina, à nouveau dans la rue, fit de longues enjambées de chienne battue. Elle gémissait son ressentiment, Je dois apprendre vite fait.

Son petit allait naître dans un de ces mois qui ont l’été sur le dos et l’hiver déjà devant le nez. Elle n’avait pas de temps à perdre.

Les noms des trois hommes choisis par l’oiseau ne quittaient pas un instant ses pensées. Maria Carta était la seule capable de lui donner les instructions sur l’amour que sa mère disait, Sale comme ton cul ! Maria Carta, la seule avec laquelle Maddalenina avait quelque familiarité depuis la fois où elle était tombée dans un abreuvoir de pierre plein d’eau et s’était cogné la tête. Je me suis cogné la tête, avait-elle dit alors à Maria Carta la guérisseuse des os démis et des parapluies abîmés. La femme lui avait tâté le front et la nuque, C’est un coup qui ne peut avoir fait que du bien aux sornettes qui habitent dans ta tête, c’est ce qu’elle lui avait dit, et elle allait presque s’endormir entre ses mains, dans ce moment de plus grande familiarité passé avec un autre être humain, excepté avec sa mère cette fois où, petite, elle l’avait épouillée durant un été particulièrement propice aux parasites.

Elle sentit sa rage monter, incapable de rentrer chez elle. C’était trop tôt encore pour préparer le déjeuner. Du pain mis à tremper dans le lait, retourné dans la poêle et frit, c’était ça qu’elle voulait. Elle décida de prendre la rue des Balli et d’aller jusqu’à l’église Saint-Éphise pour s’offrir le petit plaisir d’en passer le portail et de crier, Cornard ! à don Palmerio, et puis filer, comme faisaient tous les autres, et Maddalenina voulait être comme tous les autres. Mais le mois d’avant le curé l’avait attrapée par les cheveux en lui demandant, C’est quoi les cornes ? C’est ce qu’ont les diables, lui avait-elle répondu. Et lui, Va-t’en chez toi.

Elle n’alla pas jusqu’à l’église, elle s’arrêta devant la maison de Peppica Madori qui avait un jardin avec des œillets qui toutefois en janvier ne fleurissaient pas. Au temps de la floraison, Maddalenina poussait toujours jusque-là, pour les faire sentir à ses dents. Chaque fois qu’elle la suprenait, Peppica Madori, craignant qu’elle ne veuille lui en voler, lui lançait des pierres et des injures et des Va-t’en chez toi !

Il pleuvait fort, personne ne traînait dans les rues. Les pins de la grande avenue bruissaient à chaque goulée d’eau que le ciel leur accordait. Maddalenina jeta son parapluie par terre, sauta trois fois dessus.

Arrange mon parapluie, le poids de l’eau l’a plié.

« Avec quoi elle va me payer. »

Je te donnerai mon dernier nabron.

Maria Carta ne posa pas la main sur le parapluie désarticulé, elle n’en manipula pas les fémurs, les poignets, les côtes.

Comment on façonne les enfants ? Il faut que tu me fasses la description.

L’eau ruisselait de ses cheveux jusqu’à ses mains. Une goutte s’accrochait à la pointe de son nez, le transformant en bec de rapace. Ses doigts osseux ne touchaient pas la toile du parapluie qui avait appartenu à la mère de Maddalenina, veuve d’un mari mort brûlé dans un champ de blé incendié par le soleil, avant la naissance en septembre de Maddalenina, accueillie par le grognement maternel, Va-t’en !

Maria Carta ne prononça aucune formule mais le parapluie s’ouvrit dans l’air, en bon état, répandant encore plus d’eau sur les deux femmes trempées dans la cour, et sur le prunier.

Je dois aller chez les trois hommes que je sais pour demander, Tu veux t’accoupler avec moi ?

« Le froid n’est pas différent de tous ceux que j’ai connus, pas plus intense que celui qui habite mon thorax quand j’observe d’ici ma maison, où les souvenirs se rabougrissent en souffrant. »

Je sais que je dois écarter les jambes, mais après ?

« Les souvenirs, à l’air libre, me semblent vivre plus légèrement. Ils ne disparaissent pas, ils aiment se nicher sur le prunier, à côté des fruits et des feuilles et des volées d’oiseaux du passé ; sur chaque histoire que l’arbre a écoutée, des amies qui racontaient, des ennemies qui mentaient, de mon fils perdu à la guerre. De mon mari mort qui dormait ou qui dormait, mort. »

Quels mots je dois dire quand on fait la chose que font les amoureux, pour les faire rester tout contre moi ?

« Il n’y a guère que ceux qui se souviennent encore de moi, maintenant, pour venir se faire remettre les os en place. Des vieux, qui me les font voir en demandant un peu de compassion pour s’être cassés, comme ça, sans avoir fait d’efforts.

Je touche leurs os et j’y lis la poussière proche et définitive. J’évite de croiser d’autres yeux, au cas où on pourrait mal interpréter mon regard amer.

Je n’aime pas entendre des voix lassées par les mots d’un vocabulaire de plus en plus essentiel : douleur, peur, absence. Mieux vaut les taire. Mais entre vieux il n’y a pas de dialogue : ils répondent durement, ils remercient s’ils n’ont pas le choix, ils voudraient ne pas assister à la moindre manifestation d’un souffle glouton et pas par jalousie, non pas par jalousie. Ils voudraient au moins éviter le reflet d’une vieille illusion, quand ça semblait qui sait quoi, la vie. Arrivé à ce point de désenchantement, on peut être capable de ne craindre aucun enfer posthume. »

Tu crois que je devrais m’acheter une jupe avec chemisier assorti pour les attraper ?

« Les couchers de soleil, quand on en a vu tellement, paraissent incolores. Les aubes accordent la terreur que ce pourrait être la dernière. Et il n’est pas beau de voir, pour qui ne sera plus jeune, l’effort d’une peau lisse, tandis que, essoufflée, elle sait encore arriver quelque part, et soupirer, Me voici, j’existe.

Et alors ? De toute façon, on finit par se briser les os, à la fin, et on me les apporte à moi, Maria Carta, sorcière d’os et de parapluies. Pour avoir au corps une douleur en moins, même légère, par rapport à d’autres incurables. Pauvres moribonds ! »

Je dois me mettre du parfum à la violette derrière les oreilles ?

« Si au moins, dans ce jeu, la possibilité était donnée, à minuit, de pouvoir revivre la journée ; un autre choix, pour ce qui ne nous a pas plu. »

Ça serait bien que je regarde comment ils le font, les chiens ?

« La vie devrait nous en donner deux, des possibilités. La première juste pour apprendre, et l’autre pour exister en comprenant. »

Je devrais mordre et aboyer ?

« La mort, on y arrive certains d’avoir raté presque tout, et il n’y a personne à qui demander pardon, même pas à nous-mêmes, ou à supplier. Maintenant, j’ai compris, je ne me tromperais plus, si vous me laissiez réessayer...

On meurt avec un poids immense sur les épaules, c’est pour ça que les os se cassent tout seuls. »

La Sainte Vierge, elle s’est débrouillée toute seule, sans contributions, mais pour moi elle y a pas pris de plaisir.

« Mon arbre est sec pour qui ne sait le voir au-delà de l’écorce. »

Moi c’est pas que j’y croie beaucoup à cette histoire du Saint-Esprit.

« Le prunier existe comme moi j’existe : ce ne sont pas les feuilles et les fruits qui font une vie. »

Deux ou trois fois je l’ai appelé, Viens viens dans mon lit, Esprit.

« Il faudrait que je parle. Je n’étais pas comme ça avant.

Je n’ai pas réussi à rester la même. On change dans l’apparence, on se prépare à ne plus avoir de beauté, à retourner à la terre, à être oubliés. Combien ont oublié le goût de mes prunes ? Tous. Moi-même j’ai du mal à m’en inventer le souvenir. Mais peut-être que c’est un goût de pêche. Et pourtant elles ont existé, aussi rouges que des langues, aussi grosses que des poings. Moi qui dansais, qui s’en souvient ? Et celui qui m’a prise dans l’herbe, tout excité, depuis combien de temps est-il écrasé par une croix ? »

Bon, moi je m’en vais, ici je vais attraper la crève. De toute façon, t’es rien qu’une momie toute mouillée.

« Qu’est-ce qu’elle veut ? »

Tu dois me conseiller sur le sujet de faire des enfants. Ça fait une heure que je parle et toi l’eau va te laisser toute décharnée sur ta chaise.

« C’est prier la Vierge, qu’elle devrait aller. »

Je pensais, tu crois que la Sainte Vierge saura me mettre sur le bon chemin ?

« Va-t’en chez toi, je devrais hurler, peut-être que sa tête se remettrait en place. »

Rentre à l’intérieur, t’es toujours comme ça, assise, à rien dire, à fixer un tronc sec.

« Il n’est pas sec. »

Il est sec.

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Qu’on lui objecte que peinture sur merde égale propreté ; qu’il aille repeindre tout ça, la cible. On n’y voit plus les grands ronds dessinés à la craie, les marqueurs. Mais ce qui compte, c’est le bruit des impacts. Il se tient debout entre les deux coques à sec, grattant son mollet droit avec le bec du fusil vidé. On ne compte plus les points, puisque le but est d’effrayer les pies, pas de gagner au chamboule-tout. Elles reviendront, elles seraient capables de manger les moineaux, de colère, si on ramassait les fruits avant qu’ils ne soient mûrs.

Il y a un hôtel, posé sur le bout d’un pré, lui-même coupé par les vagues. Dans cet hôtel, géré par Capvrai, personne ne vient jamais. Les clients ne viennent pas passer de temps par ici, encore moins y dormir ou s’y restaurer. Pourtant il y a un restaurant, et, parfois, les employés de l’hôtel y mangent. Il se passe différentes choses dans et autour de l’hôtel. Capvrai souffre d’un drôle de mal. Il incarne, sans s’en apercevoir, son frère décédé quand ils étaient enfants. Il appelle cette incarnation « chef » et lui obéit.

Ce qui pourrait le sauver de cette folie, sa relation avec une jeune muette qui fait des travaux à l’hôtel, est une impasse. Dans un duel factice, au crépuscule du matin et à l’issue d’une fête, il la blesse – peut-être mortellement. C’est Tirant d’eau, un médecin sportif alors occupé à surveiller un match de poussins à quelques champs du duel, que Capvrai va chercher pour qu’il constate les faits. Ce dernier n’a rien prémédité, il subit tout. Le plus gros problème qui se pose pour lui est la décision des autorités d’installer un nouvel hôtel sur le terrain voisin. Capvrai, incarnant le chef, a provoqué lui-même cette nouvelle concurrence en s’inquiétant, au cadastre, de la nature du champ. Le premier hôtel ferme. Capvrai, qui, entre-temps, a tué le chef, son frère, pour des raisons de commodités personnelles ou parce qu’il ne pouvait faire autrement, devient le bras droit de Valse, gérant de l’hivernage de la ville, mari paranoïaque et lâche. Il participe aussi aux manœuvres du cimetière marin qui en dépend. Ce dernier est devenu, grâce à ses talents de capitaine acquis lors d’un court embarquement dans la marine marchande, un spectacle naturel pour les touristes. Bouche à oreille. Ceux-ci se pressent désormais dans les environs pour voir les bateaux s’échouer dans la coudée-cimetière. On décide de construire une plateforme sur les falaises, avec vue sur les épaves. Capvrai, obsédé par des souvenirs d’enfance de baignades et de goûters, jaloux du succès du nouvel hôtel – succès dont il est l’un des artisans malheureux – assassine son directeur, Nègue-Chin Devaux, beau-frère de Valse, dans les toilettes du préfabriqué administratif de l’hivernage. Il est jugé mais finalement gracié, après avoir plaidé la folie. On l’a plaidée pour lui. Cette histoire apparaît ici à travers les carnets et les réécritures du médecin Kopeke, en charge de l’expertise psychiatrique de Capvrai le temps du procès, repris, mis en forme et interprétés par Cashon, secrétaire médical ayant presque brillamment réussi l’examen d’entrée à la spécialité psychiatrie en septembre dernier.

Si le récit de Capvrai était déroutant et laborieux à prendre en note, Cashon, distrait d’une part par le beurre du sandwich – ce beurre bien trop jaune qu’on tartine par ici – et d’autre part par les bourgeons naissants, prêts à donner des feuilles neuves et propres comme des voitures et qu’on apercevait par la fenêtre du cabinet, a traité les informations avec l’attention que sa fonction requiert : les heures supplémentaires passées au cabinet ne lui ont toujours pas été payées.

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L’automne vint, avec son soleil rouge et ses matins brumeux. Les maisons du quartier, entassées dans la lumière, sentaient la chaux fraîche. Les journées étaient délavées, avec un ciel aussi gris que du linge sale. La pluie martelait sans cesse le parc désert. De lourds rideaux d’eau s’agitaient entre les allées comme dans une immense salle vide. Je pataugeais dans l’herbe mouillée, mes cheveux et mes mains dégoulinants. Dans les ruelles sales de la banlieue, lorsque la pluie cessait, les portes s’ouvraient et aspiraient l’air. C’étaient des intérieurs humbles, avec leurs armoires ciselées, leurs bouquets de fleurs artificielles disposées sur la commode, leurs statuettes de plâtre bronzées et leurs photos d’Amérique. Des vies dont je ne savais rien, perdues dans les espaces légèrement moisis des pièces aux plafonds bas, sublimes dans leur indifférence résignée.

J’aurais aimé vivre dans ces maisons, me pénétrer de leur intimité en laissant toutes mes rêveries et toutes mes amertumes se dissoudre dans leur atmosphère comme dans un puissant acide.

Que n’aurais-je donné pour pouvoir entrer dans telle ou telle pièce, les traversant d’un pas familier et me laissant choir, fatigué, sur un vieux divan, parmi des coussins recouverts de cretonne fleurie ? Gagner une autre intimité, respirer un autre air et devenir moi-même quelqu’un d’autre… Étendu sur le divan, contempler, de l’intérieur de la maison, de derrière ses rideaux, cette rue dans laquelle je marchais (j’essayai alors d’imaginer le plus exactement possible l’aspect de la rue vue du divan, à travers la porte ouverte), pouvoir retrouver en moi le souvenir des choses que je n’aurais pas vécues, étranger à la vie que je portais encore et toujours en moi, un souvenir appartenant à l’intimité des statuettes de bronze et du vieux globe de lampe à papillons bleus et violets.

Comme je me serais senti heureux dans les limites de ce décor bon marché et indifférent, qui ignorait tout de moi…

Devant moi, la ruelle sale étalait inlassablement sa pâte boueuse. Certaines maisons étaient dépliées comme des éventails, d’autres blanches comme des pains de sucre, d’autres encore petites, au toit baissé sur leurs yeux, serrant les maxillaires comme des boxeurs. Je rencontrais des charrettes à foin, ou apercevais, soudain, des choses extraordinaires : un homme sous la pluie portant sur son dos un candélabre aux ornements en cristal, verrerie qui sonnait comme des clochettes sur ses épaules, tandis que de lourdes gouttes d’eau dégoulinaient sur toutes ses facettes luisantes. En quoi consistait, à la fin, la gravité du monde ?

Dans les jardins, la pluie lavait les fleurs et les plantes fanées. L’automne les embrasait d’incendies cuivrés, rouges et violets, comme des flammes brillant d’un éclat plus fort avant de s’éteindre. Au marché, l’eau et la boue s’écoulaient des énormes monceaux de légumes. Des coupures des betteraves jaillissait soudainement le sang rouge et sombre de la terre. Plus loin, des pommes de terre, brunes et douces, gisaient près des monticules de têtes coupées des choux effeuillés. Dans un coin, d’une beauté exaspérée, se dressait un amas de potirons gonflés et immondes, leur peau tendue craquant de la plénitude du soleil bu pendant l’été.

Au milieu du ciel, les nuages s’amoncelaient puis se dissipaient à nouveau, laissant apparaître des espaces dégagés comme des couloirs perdus dans l’infini, ou d’immenses trous, révélant alors, mieux que n’importe quoi d’autre, le vide déchirant qui flottait au-dessus de la ville.

La pluie tombait alors de très loin, d’un ciel qui n’avait plus de limite. J’aimais la couleur nouvelle du bois mouillé, les grilles rouillées ruisselantes de pluie, devant les jardinets domestiques et sages, que le vent mêlé aux filets d’eau traversait comme une immense crinière de cheval.

Parfois je voulais être un chien, pour regarder ce monde trempé de la perspective oblique des animaux, de bas en haut, en tournant seulement la tête, et marcher au plus près de la terre, les yeux fixés au sol, me fondre dans la couleur violacée de la boue.

Ce désir, nourri en moi depuis longtemps, s’échappa frénétiquement un jour d’automne, pour dégringoler sur un terrain vague.

Ce jour-là, mes errances m’amenèrent au bout de la ville, dans le champ du marché aux bestiaux.

Le terrain détrempé s’étendait telle une immense mare de fange. Le fumier exhalait une odeur acide d’urine. Au-dessus, le soleil, pourpre et or, se couchait dans un décor loqueteux : devant moi s’étalait au loin la boue chaude et molle. Quoi de plus merveilleux que cette masse pure et sublime de boue pour me mettre le cœur en joie ?

D’abord j’hésitai. Les dernières traces d’éducation luttaient en moi avec des forces de gladiateurs moribonds. Or, en un instant elles plongèrent dans une nuit noire, opaque, et je m’oubliai.

J’entrai dans la boue, y mettant un pied d’abord, puis l’autre. Mes bottines glissèrent agréablement dans la pâte élastique et gluante. J’étais désormais un être de boue, jailli de la terre, ne faisant qu’un avec elle.

J’étais persuadé que les arbres n’étaient, eux aussi, que de la boue solidifiée, issus de l’écorce de la terre. Leur couleur en disait long. Seulement les arbres ? Et les maisons, les hommes ? Surtout les hommes. Tous les hommes. Bien entendu, il ne s’agissait pas d’une de ces légendes stupides, « poussière, tu redeviendras poussière », bien trop vague, trop abstraite, trop inconsistante face au champ de boue. Les hommes et les choses surgirent de ce fumier même, de cette urine, dans lesquels j’enfonçais des souliers très concrets.

En vain les hommes s’étaient-ils enveloppés de leur soyeuse peau blanche et vêtus d’habits en étoffe. En vain, en vain… En eux gisait, implacable et impérieuse, la boue ; une boue chaude, grasse et puante. L’ennui et la stupidité dont leur vie était remplie étaient assez éloquents.

J’étais moi-même une création spéciale de la boue, un missionnaire envoyé par elle dans le monde. En ces instants, je sentais sa mémoire me revenir et je me rappelais mes nuits d’agitation et de brûlante obscurité, lorsque ma boue essentielle prenait son élan, s’efforçant de percer à la surface. Je fermais alors les yeux, tandis qu’elle continuait de bouillir dans le noir, avec des bredouillis incompréhensibles…

Autour de moi s’étendait le champ plein de boue. Elle était ma chair authentique, dépouillée de ses habits, de sa peau, de ses muscles, écorchée jusqu’à la lie. Son humidité élastique et son odeur crue m’accueillaient jusque dans leurs tréfonds, car, foncièrement, je leur appartenais. Seules quelques apparences, purement accidentelles, les gestes que j’étais en mesure d’accomplir, les cheveux sur ma tête, fins et délicats, mes yeux, vitreux et mouillés, me séparaient de son immobilité et de son immondice ancestrale. C’était peu, bien peu face à l’immense majesté de la boue.

Je marchais dans tous les sens. Mes jambes s’enfoncèrent jusqu’aux chevilles. Il pleuvait doucement et, au loin, le soleil se couchait derrière un rideau de nuages ensanglantés et purulents.

Soudain, je me baissai et plongeai mes mains dans la boue. Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? J’avais envie de hurler.

La pâte était chaude et douce, mes mains s’y promenaient sans encombre. Quand je serrais les poings, la boue s’échappait d’entre mes doigts en de belles coulées noires et luisantes.

Qu’avaient fait mes mains jusqu’alors ? Où avaient-elles perdu leur temps ? Qu’avaient-elles été si ce n’est des oiseaux prisonniers, attachés aux épaules par des chaînes de peau et de muscles ? Pauvres oiseaux faits pour voler en quelques gestes de bienséance stupides, appris et répétés comme des règles indispensables. Peu à peu, ils devinrent à nouveau sauvages et jouirent de leur liberté d’autrefois. Maintenant, ils roulaient leur tête dans le fumier, roucoulaient comme des colombes, battaient des ailes, heureux… heureux…

De joie, je me mis à les agiter au-dessus de ma tête, pour les faire voler. De grosses gouttes de boue me tombaient sur le visage et sur les vêtements.

Pourquoi les aurais-je essuyées ? Pourquoi ? Ce n’était qu’un début ; mon geste n’eut aucune conséquence grave, le ciel ne trembla pas, la terre n’en fut pas secouée. Aussitôt, je passai sur ma joue une main pleine d’immondices. Une immense gaîté me saisit, je n’avais pas été d’aussi belle humeur depuis longtemps. Je portai les deux mains à mon visage et à mon cou, puis je m’en frottai les cheveux.

La pluie se mit à tomber plus drue et plus épaisse. Le soleil continuait d’éclairer le champ, comme un immense lampadaire au fond d’une salle de marbre gris. Il pleuvait à travers la lumière du soleil, une pluie d’or, sentant le linge fraîchement lavé.

Le champ était désert. Çà et là, gisaient des tas de tiges de maïs séchées, dont on avait nourri le bétail. Je pris une tige et me mis à l’éplucher avec beaucoup d’attention. Je grelottais de froid et mes mains pleines de boue peinaient à détacher les feuilles. Mais cela me captivait. Il y avait beaucoup à voir dans une tige de maïs. Au loin, on apercevait une cabane recouverte de chaume. Je courus jusque là-bas et m’abritai sous l’auvent. Le toit était si bas que ma tête le heurtait. Près des murs, le sol était parfaitement sec. Je m’allongeai par terre, la tête appuyée contre de vieux sacs, les jambes croisées. Je pouvais maintenant me livrer à l’analyse minutieuse de la tige.

J’étais heureux de pouvoir m’adonner à cette passionnante recherche. Les canaux et les cavités de la tige me remplirent d’enthousiasme. Je la déchirai avec mes dents et trouvai à l’intérieur un duvet mou et douceâtre. Une bourre merveilleuse pour une tige : si les humains avaient les artères rembourrées de duvet aussi tendre, l’obscurité en eux serait certainement plus douce, plus supportable.

Je regardai la tige et le silence en moi riait doucement, comme si quelqu’un à l’intérieur faisait sans cesse des bulles de savon.

La pluie se mêlait au soleil et, au loin, dans la brume, la ville fumait comme un tas de déchets. Quelques toits et clochers d’églises brillaient étrangement dans ce crépuscule humide. J’étais si heureux que je ne savais pas quelle action absurde accomplir en premier : analyser la tige, m’étirer, ou regarder la ville lointaine.

Près de mes pieds, là où commençait la boue, une petite grenouille sautillait. Elle s’approcha de moi, puis, changeant d’avis, s’en alla vers le champ. « Adieu, petite grenouille ! », criai-je derrière elle. « Adieu. Tu me brises le cœur de me quitter si vite… Adieu, ma belle ! » Je me mis à improviser une longue tirade à l’adresse de la grenouille et lorsque j’eus fini de parler, je lançai la tige à sa suite, dans l’espoir de l’atteindre…

Enfin, à force de fixer les poutres au-dessus de moi, je fermai les yeux de fatigue et tombai dans un profond sommeil. Je rêvais que j’étais dans les rues d’une ville pleine de poussière, de soleil et de maisons blanches ; peut-être une ville orientale. Je marchais à côté d’une femme en noir, aux longs voiles de deuil. Curieusement, la femme n’avait pas de tête. Ses voiles étaient bien mis à l’endroit où elle devait se trouver, mais, à sa place, il n’y avait qu’un trou béant, une sphère vide jusqu’à la nuque. Nous étions tous les deux pressés et suivions côte à côte une charrue marquée de croix rouges, qui transportait le cadavre du mari de la dame en noir.

Je compris que nous étions en temps de guerre. De fait, nous arrivâmes bientôt dans une gare et descendîmes l’escalier jusqu’à un sous-sol faiblement éclairé à l’électricité. Un convoi de blessés venait d’arriver et les infirmières s’affairaient sur le quai, leurs petits paniers de cerises et de bretzels à la main, pour les distribuer aux invalides à la descente du train.

Soudain, un gros monsieur bien habillé, portant une décoration à la boutonnière, descendit d’un compartiment de première classe. Il portait un monocle et des guêtres blanches. Quelques cheveux argentés dissimulaient sa calvitie. Il tenait dans ses bras un petit pékinois blanc, aux yeux comme des billes d’agate baignant dans l’huile.

Pendant quelque temps, il marcha de-ci de-là sur le quai, semblant chercher quelqu’un. Enfin, il trouva : c’était la fleuriste. Il choisit dans la corbeille quelques petits bouquets d’œillets rouges et les paya, sortant ses billets d’un élégant portefeuille souple, à monogramme d’argent.

Puis, il remonta dans le wagon, et, à travers la vitre, je le vis installer le petit chien sur la table près de la fenêtre et lui donner à manger, l’un après l’autre, les œillets rouges que l’animal avalait avec un appétit évident…

Un violent tremblement me réveilla.

À présent, il pleuvait très fort. Les gouttes martelaient le sol tout près de moi et je dus me serrer contre le mur. Le ciel était devenu noir et, au loin, on ne voyait plus la ville.

J’avais froid et pourtant mes joues brûlaient. Je sentais leur chaleur sous la croûte de boue. Je voulus me lever mais un courant électrique me transperça les jambes. Elles étaient complètement engourdies et je dus les déplier doucement, l’une après l’autre. Mes chaussettes étaient froides et humides.

Je pensais m’abriter dans la cabane. La porte était ouverte, et il n’y avait qu’une ouverture clouée de planches en guise de fenêtre. Le vent semait la pluie de tous côtés et je ne pouvais me réfugier nulle part.

Le soir tombait. En peu de temps, le champ plongea dans l’obscurité. À sa lisière, là d’où j’étais venu, une taverne alluma ses lumières.

En quelques minutes, j’y fus. J’aurais voulu entrer, boire quelque chose, au chaud, au milieu des hommes et des mauvaises odeurs d’alcool. Je fouillai dans mes poches mais ne trouvai aucune pièce. Devant la taverne, la pluie tombait gaiement à travers le rideau de fumée et de vapeur qu’exhalait la salle.

Je devais me résoudre à quelque chose, rentrer à la maison, par exemple. Mais comment ? Dans cet état de saleté, ce n’était guère possible. De plus, je ne voulais pas renoncer à ma crasse. Une amertume indicible m’envahit l’âme, comme celle éprouvée par quelqu’un qui réalise qu’il n’a plus rien à faire, plus rien à accomplir.

Je me mis à courir dans les rues obscures, sautant par-dessus les flaques ou m’y enfonçant jusqu’aux genoux.

Le désespoir s’accrut en moi pendant un moment, j’aurais voulu hurler et me cogner la tête contre les arbres. Puis, aussitôt, la tristesse se tapit en une pensée paisible et douce.

Je savais ce que je devais faire : si rien ne pouvait continuer, il ne me restait qu’à mettre fin à tout. Que laissais-je derrière moi ? Un monde trempé et laid, où il pleuvait doucement.

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Ella Milana fut d’abord étonnée, puis franchement indignée, quand Raskolnikov se fit soudainement assassiner devant ses yeux, au beau milieu de la rue. La prostituée au grand cœur, Sonia, l’avait visé en plein cœur. Cela se passait au beau milieu d’une dissertation littéraire sur le classique de Dostoïevski.

Ella Amanda Milana avait vingt-six ans et, entre autres, des lèvres bien dessinées et des ovaires déficients.

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