Intenses retrouvailles

** Extrait offert par Margaret Mayo **

1.

Le cœur battant, Sienna s’immobilisa devant les grilles d’un domaine cossu situé dans un écrin de verdure au bord de la Tamise. Seule la très haute bourgeoisie avait les moyens d’habiter là. Visiblement, Adam avait gravi quelques échelons de l’échelle sociale…

Il lui avait fallu beaucoup de courage pour venir jusqu’ici, aussi se sentit-elle étrangement soulagée en constatant que personne ne répondait à son coup de sonnette. Mais, juste au moment où elle s’apprêtait à repartir, la voix d’Adam résonna dans l’Interphone.

– Sienna ?

Sa voix avait les mêmes inflexions que dans son souvenir : du velours sur de l’acier. Elle pouvait être moelleuse comme du chocolat fondu ou tranchante comme une lame de rasoir. Elle frissonna.

Elle n’avait pas imaginé qu’une caméra vidéo fonctionnait avec l’Interphone. Non seulement Adam savait qu’elle était là, mais il avait pu étudier à loisir son expression, ce qui lui donnait un avantage certain.

– Adam !

Pourquoi avait-elle tant de mal à maîtriser sa nervosité ? Elle s’était pourtant promis d’être forte et déterminée… Mais aussi, pourquoi la laissait-il devant le portail au lieu de la faire entrer ? Y prenait-il un plaisir pervers ? A moins qu’il ne refuse de la voir. Après tout, leur rupture remontait à plus de cinq ans…

– Je… J’ai besoin de te parler, articula-t–elle, la gorge sèche.

– Après tout ce temps ? Quel honneur ! Eh bien, entre !

Les grilles s’ouvrirent et Sienna remonta lentement une allée bordée de buis, jusqu’à l’entrée imposante d’un immeuble luxueux. Avec un soupir, elle appuya sur un deuxième Interphone et attendit. Au bout de ce qui lui sembla une éternité, la voix d’Adam résonna de nouveau.

– Tu as l’air bien impatiente, Sienna.

– Ne te moque pas de moi ! protesta-t–elle sans chercher à déguiser son agacement.

– J’essaie de comprendre le but de ta visite.

– Tu ne l’apprendras que si tu me laisses entrer.

Sienna, dont la colère montait, regrettait de plus en plus d’avoir entrepris cette démarche.

– Oh, et puis, tant pis ! lança-t–elle impulsivement. J’ai changé d’avis.

Elle fit brusquement volte-face sur ses talons ridiculement hauts, qu’elle n’avait chaussés que pour se donner confiance.

– Attends !

Elle entendit la porte s’ouvrir avec un déclic.

– Dernier étage. L’ascenseur est sur ta droite.

Sienna arriva quelques secondes plus tard dans un vaste hall lambrissé, discrètement éclairé par des spots et décoré de plantes vertes au feuillage brillant. En face d’elle, un grand miroir lui renvoya un reflet peu flatteur : elle avait l’air pétrifiée. Ses yeux bleus lui mangeaient complètement le visage, elle était pâle, décoiffée et n’avait plus de rouge à lèvres.

Cela n’avait rien à voir avec l’image qu’elle souhaitait donner. Elle inspira profondément pour tâcher de se calmer et se força à sourire. Puis elle se repeigna et retoucha son maquillage. Elle replaçait son tube de rouge dans son sac quand la porte s’ouvrit sur Adam.

Elle retint son souffle. Comme il avait changé ! La métamorphose était spectaculaire. Lui qui était autrefois presque maigre avait maintenant une carrure imposante et l’on devinait une musculature puissante sous la soie de la chemise et le lin du pantalon.

Comment avait-il réussi pareille transformation et où trouvait-il le temps de faire de l’exercice physique ? D’après ce qu’elle savait de lui et ce qu’elle lisait dans les journaux, il consacrait sa vie à sa carrière.

Sa mâchoire carrée, volontaire, se contracta tandis qu’il la fixait de ses yeux bleu foncé. Il avait toujours les mêmes cheveux noirs, bouclés et indisciplinés, un peu trop longs.

– Eh bien, Sienna, quelle surprise ! commença-t–il de sa belle voix grave. Je suis très intrigué. Comment as-tu découvert où j’habitais ?

Elle haussa les sourcils.

– On parle beaucoup de toi dans la presse, ces temps-ci. Cela n’a pas été très compliqué.

Au cours de ces dernières années, elle ne l’avait en réalité jamais complètement perdu de vue. D’abord simple agent immobilier, il s’était mis à acheter des sociétés qui périclitaient pour les assainir et les revendre avec de larges profits. Sa réussite lui avait valu plusieurs récompenses, et il se distinguait aussi par des actions caritatives d’envergure.

Il haussa nonchalamment les épaules.

– Le succès exerce une certaine fascination sur les autres.

– Toujours aussi modeste ! dit–elle entre ses dents. Tu as réussi, c’est vrai, mais à quel prix ?

A l’époque, l’ambition démesurée d’Adam, son besoin immodéré de gagner toujours plus d’argent avait beaucoup compté dans sa décision de le quitter.

Adam pinça les lèvres.

– Tu n’es tout de même pas venue pour discuter de cela ? Tu veux ta part, c’est ça ? Si tu n’as jamais demandé le divorce, c’est pour profiter de mon argent, j’imagine. Malheureusement pour toi…

– Pas du tout, le coupa Sienna, sur la défensive.

Malgré tout, elle comprenait son raisonnement. A sa place, beaucoup de femmes auraient cherché à tirer profit de la situation, mais elle n’était pas comme ça.

Pendant ces cinq années, elle avait souvent tiré le diable par la queue mais jamais elle ne se serait abaissée à demander un sou à Adam. Elle était bien trop orgueilleuse. Quant au divorce….

Si elle avait rencontré un autre homme, elle aurait sans doute réclamé sa liberté mais ce n’était pas le cas. Apparemment, Adam n’avait pas non plus cherché à se remarier, ce qui n’avait d’ailleurs rien d’étonnant. Il devait fort bien se satisfaire de sa liberté…

En pénétrant dans l’appartement, Sienna s’immobilisa un instant pour jeter un regard circulaire. L’immense espace, entièrement vitré sur un côté, ouvrait sur une terrasse dallée d’ardoise et meublée d’un salon de jardin de bois, au milieu de plantes luxuriantes ; la baie vitrée offrait une vue sur la Tamise à couper le souffle.

A l’intérieur, le mobilier, minimaliste, était constitué de canapés en cuir marron foncé et de tables en verre. Un écran de télévision occupait tout un pan de mur. Tout au fond, une cuisine américaine ultramoderne était aménagée avec des couleurs neutres, naturelles. Adam préparait-il ses repas ? se demanda Sienna avec curiosité. Plus vraisemblablement, il devait fréquenter les nombreux restaurants installés au bord du fleuve.

– Assieds-toi, je t’en prie, lui dit Adam en indiquant un fauteuil.

Elle secoua la tête.

– Je préférerais aller dehors.

Malgré l’espace immense, elle avait l’impression d’étouffer.

– Comme tu veux, répondit-il en la précédant sur le balcon. Je t’offre un verre ou tu veux entrer tout de suite dans le vif du sujet ?

Adam s’était encore endurci. Quoi d’étonnant ? Pour réussir comme il l’avait fait, il fallait brider ses émotions et savoir se montrer impitoyable.

Dieu merci, elle l’avait quitté à temps.

– Je veux bien quelque chose à boire, déclara-t–elle, mal à l’aise.

– Un thé ? Un café ? Quelque chose de plus fort ?

– Oui.

Un peu d’alcool l’aiderait à se détendre. Sans cela, elle risquait de repartir sans avoir réussi à dévoiler le motif de sa visite. L’entrevue s’avérait infiniment plus difficile qu’elle ne l’avait pensé… Même après avoir répété son petit discours des centaines de fois, les mots lui manquaient devant le calme et le self-control d’Adam. Elle avait peur de ne pas faire le poids. Et s’il la jetait dehors en refusant de l’écouter ?

Adam haussa un sourcil sarcastique.

– Oui à quoi ?

– Je… Je boirais volontiers quelque chose de fort.

Il eut une moue ironique mais s’abstint de tout commentaire.

– Un verre de vin ? Un cognac ? De quoi as-tu envie exactement ?

Le sous-entendu n’échappa pas à Sienna, qui redressa le menton pour soutenir son regard. Elle avait presque oublié combien il était beau. L’espace d’une seconde, une vague de désir lui creusa le ventre mais elle se maîtrisa aussitôt, avec une sensation de dégoût.

Cette période de sa vie était révolue. Depuis qu’elle l’avait quitté, Adam n’avait jamais cherché à la retrouver, ce qui prouvait à quel point il ne ressentait rien pour elle. En fait, il avait sans doute été ravi d’avoir le champ libre pour travailler à corps perdu et amasser sa fortune. Sienna, elle, ne comprenait pas cette vénération pour l’argent. Il y avait tellement de choses plus importantes dans la vie…

L’appartement d’Adam, avec son étalage de luxe, était le reflet de son statut social. Un homme seul n’avait pas besoin de tant d’espace. L’utilisait-il comme garçonnière ? Dans la presse, Sienna n’avait jamais vu de photo d’Adam avec une femme à son bras. Soit il était extrêmement discret, soit il continuait, comme par le passé, à se démener comme un diable au détriment de toute vie personnelle.

– Un verre de vin, s’il te plaît.

Restée seule un instant, Sienna ferma les paupières. Comme elle regrettait ce besoin qu’elle avait eu, tout à coup, de sortir de son long silence pour venir lui parler… S’il lui restait une once de bon sens, elle énoncerait rapidement le motif de sa visite et s’enfuirait tout de suite après.

Sauf que le bon sens semblait l’abandonner. Quand elle l’avait regardé dans les yeux, tout à l’heure, un désir irrépressible l’avait transpercée, comme à l’époque où ils vivaient ensemble. Parfois, elle n’arrivait plus à penser à autre chose. Adam avait été un amant merveilleux. Et elle chérirait toujours le souvenir de leurs nuits enivrantes.

Malheureusement, après le mariage, Adam n’était pas resté ce beau chevalier servant à l’amure étincelante. Petit à petit, le travail l’avait accaparé. Il était rentré de plus en plus tard le soir et, les derniers jours, trouvait à peine le temps de lui parler avant de s’endormir, épuisé.

– Tiens.

Sienna rouvrit les yeux mais, en découvrant Adam tout près d’elle, elle sentit de nouveau ses sens s’embraser. Comment était-ce possible ? Après toutes ces années durant lesquelles elle s’était convaincue de le haïr…

C’était probablement l’effet du manque et de la frustration. Il n’y avait pas d’autre explication. Depuis longtemps, elle avait cessé d’aimer cet homme qui avait préféré son métier à son épouse.

Machinalement, elle passa le bout du doigt sur son verre mais regretta aussitôt son geste. Adam l’observait en plissant les yeux, lui donnant l’impression qu’elle accomplissait une sorte de rituel érotique… Le rouge aux joues, elle avala une gorgée pour se donner une contenance. En reposant son verre, elle constata avec un sursaut qu’elle en avait presque bu la moitié.

– C’est si stressant, de venir me voir ? demanda Adam d’une voix coupante. Tu devrais te jeter à l’eau et me dire clairement le motif de ta visite. Au moins, tu serais débarrassée.

Sauf que, pour le moment, elle s’en sentait incapable. Il fallait d’abord qu’elle se détende un peu.

– Cet endroit est immense, dit-elle sur le ton d’une banale conversation. Tu vis seul ?

– Oui. Si c’est une manière détournée de te renseigner sur ma vie privée, tu me connais assez pour savoir que ma carrière ne me laisse guère le temps d’avoir des maîtresses.

– Tu n’as donc pas changé ! répliqua Sienna en levant les yeux au ciel. Mais pourquoi travailler autant, alors que tu as déjà tout ?

– Précisément pour cette raison. Parce que j’ai tout et que je veux le conserver. Pour mon bien-être et ma sécurité. Parce que j’aime être entouré de belles choses.

Il l’observa avec attention avant de poursuivre :

– J’ai aussi un pied-à-terre en France et un appartement à New York, et cela me procure une satisfaction intense.

Il exhibait sa richesse comme pour lui montrer tout ce à côté de quoi elle était passée.

– Tu as tellement d’argent que tu ne sais plus quoi en faire ? suggéra Sienna avec hauteur.

– Si tu as l’intention de critiquer mon style de vie, je te suggère…

– Pas du tout, le coupa-t–elle vivement, mais c’est bizarre que tu ne partages pas tout cela avec quelqu’un.

– Tu es candidate ? ironisa-t–il en plongeant son regard dans le sien.

Un frisson la parcourut. Pourtant, ses sentiments pour Adam Bannerman étaient morts et elle ne voulait plus rien éprouver pour lui. D’ailleurs, elle le méprisait et n’était venue chez lui que poussée par une nécessité absolue.

– Je n’ai aucune envie de renouveler l’expérience, déclara-t–elle, glaciale. Mais finalement, cela ne me surprend guère que tu ne trouves personne.

– Et toi ? Pourquoi n’as-tu jamais demandé le divorce ?

Elle se raidit.

– Je pourrais te retourner la question.

Ils se toisèrent pendant quelques secondes d’un air de défi.

– Je n’en ai jamais eu le temps ni l’envie, répondit-il enfin sans détourner les yeux. Je savais que tu le ferais un jour ou l’autre, quand tu serais prête, mais je ne m’attendais pas à ce que tu viennes m’en parler directement.

– C’était une erreur, répondit-elle du tac au tac. D’ailleurs, je m’en vais.

Pourtant, Sienna ne bougea pas. Seigneur, elle n’arriverait jamais à lui parler… Adam s’enorgueillissait de la vie qu’il menait et ne supporterait manifestement pas le moindre dérangement. Au fond, elle avait pitié de lui : elle imaginait fort bien le vieil homme solitaire qu’il deviendrait s’il continuait à donner une priorité absolue au travail.

– Tu ne t’en iras pas avant d’avoir énoncé la raison de ta venue, déclara-t–il avec autorité. Finis ton verre pour te donner du courage !

Sienna le foudroya du regard mais obtempéra et but le reste de vin avant de se lever.

Adam l’imita. Elle était contente d’avoir mis des talons hauts, elle était ainsi presque aussi grande que lui… Mais pourquoi éprouvait-elle autant d’attirance pour lui ? se demanda-t-elle encore une fois. Cela l’empêchait d’être forte et maîtresse d’elle-même. Même s’il était le seul homme qu’elle ait jamais aimé, tout était fini depuis longtemps entre eux… Lui, en tout cas, montrait une froideur blessante, à la limite du mépris, comme si elle n’avait jamais rien représenté à ses yeux.

– Eh bien ? Je t’écoute.

Sienna ferma les yeux. Il n’y avait pas d’échappatoire, il fallait dire la vérité. Elle le devait à Adam, à elle-même et à… Coupant court aux pensées qui se formaient dans son esprit, elle inspira profondément et choisit d’aller droit au but, sans plus de précautions.

Tu as un fils.