la rivière du soleil

Quand elle entendit parler de Mlle Perfy à la cuisine, Diamond fut bouleversée. Ils avaient dit qu'elle avait perdu la raison après la mort de son fiancé, et aussi que cela arrivait à beaucoup de gens et qu'ils ne guérissaient jamais, ils devenaient ces pauvres idiots qu'on voyait errer dans les rues, ou bien ils finissaient à l'asile d'aliénés, l'endroit le plus terrible au monde.

Alors elle s'arma de courage pour aller frapper à la porte de sa maison. Elle s'aperçut que Perfy s'enfonçait en effet dans le monde des brumes ; elle ne l'avait même pas reconnue. Diamond sentit le vide et le froid de cette chambre ; la chaleur de l'amour lui avait été ravie si brutalement que Perfy se retrouvait dans un désert, les yeux perdus dans un miroir où elle ne voyait rien.

Diamond s'assit en tailleur sur le plancher, sous la fenêtre ; elle sentit le doux parfum du jasmin et des derniers chèvrefeuilles de l'été, alors elle parla de cela, et de la façon dont les fleurs furent créées – des guirlandes laissées par les esprits pour égayer les cœurs tristes –, et sa voix se mit à ressembler au lointain bourdonnement d’un didgeridoo, ce long tube dont les aborigènes tirent de sonores vibrations. Elle parla aussi d’autres brumes, de magiques et resplendissants voiles de brumes au cœur de la forêt, que seules quelques rares personnes pouvaient voir : car si vous traversiez ces brumes une seule fois, vous comptiez à jamais parmi les bienheureux.

Elle ne prononça pas le nom de Darçy quand elle retournera voir Perfy le lendemain soir et le jour suivant, mais elle parla de la place qu’il occupait désormais au sein de la nature : la Terre Mère avait besoin de lui pour reconstituer son monde.

– Peut-être est-il un grand aigle maintenant, ou un arbre puissant, ou même un esprit-foudre.

– Non, pas ça, murmura Perfy, au grand soulagement de Diamond, car elle l’avait écoutée, finalement… Il doit être un rocher. Non, mieux encore, un promontoire protégeant une jolie baie. Il faut qu’il le soit. j’ai si peur, Diamond. Chaque fois que je pense à lui maintenant, je le vois dans cette tombe, rongé de vers. C’est horrible.

– Chut, fit Diamond.

Mais Perfy cria :

– On dit que leurs cheveux continuent à pousser !

Diamond la tint serrée contre elle pour l’apaiser.

– Il n’est pas là-bas. Il est parti chez les esprits pour occuper la place qu’ils lui avaient réservée, ce promontoire – ils sauront que c’est la sienne.

– Raconte-moi encore, dit Perfy, l’histoire des deux sœurs Oonji et de leur puits.

– Au temps de la grande sécheresse, elles joignirent leurs bras et recueillirent de la rosée dans un puits. Les esprits les considérèrent avec bienveillance et finalement le puits déborda et devint une cascade et la cascade devint un torrent qui devint un grande rivière et leur tribu ne souffrit plus jamais de la soif. Les sœurs sont toujours là, deux belles roches polies, et chaque année la tribu leur apporte des fleurs en remerciement.

Diamond lui raconta beaucoup d’histoires tirées du fond de sa mémoire, des histoires passionnantes du Temps du Rêve, de héros qui étaient devenus des esprits et qui s’étaient alliés à la Terre Mère pour défier la foudre et le tonnerre et les autres ennemis de l’au-delà ; et elle les avaient récompensés en les métamorphosant en êtres qui ne quitteraient plus jamais leur tribu bien-aimée.

– Il y a Burrumgillie, disait-elle, le grand défilé aux pieds de verdure. C’est un fameux guerrier.

En donnant ainsi des noms à des rochers, des rivières, des crimes, des éperons vacillant au-dessus du vide, et à des arbres centenaires, et à des lianes-serpents, elle ne se doutaient pas qu’elle décrivait les lieux les plus remarquables du pays irukandji, qui surplombait l’embouchure de la rivière Endeavour et où naissait une autre rivière qui serait connue un jour dans toute l’Australie sous le nom de rivière Palmer.

Elle emmenait Perfy en promenade et ensemble elles observaient les insectes affairés, s’émerveillaient de l’organisation des colonies de fourmis, se demandaient qui leur disait quel éclaireur elles devaient suivre et combien de milliers devraient les accompagner. Elle attirait son attention sur les hirondelles qui effleuraient la surface de l’eau pour recueillir sur leurs ailes quelques gouttes qui leur serviraient à faire de la boue pour leurs nids. Et elle imitait le rire des kookaburras qui rentraient au nid et qui lui répondaient, pour le plus grand plaisir de Perfy, qui riait aussi et applaudissait, parce qu’elle était plus forte maintenant.