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Data Transport



Description ajoutée par Valeena 2016-11-19T15:53:41+01:00

Résumé

Quand M. est un beau jour repêché par un cargo en pleine mer, ni lui ni personne ne sait qui il est, ni ce qui l’a mené ici. Muet et amnésique, il trouve une emploi dans un service de courriers non adressés à la poste et semble progressivement recouvrer la mémoire ainsi que le langage par l'intermédiaire des lettres qu'il lit et classe toute la journée. Cette découverte de lui-même, de son histoire, celle d’un être confronté à la difficulté d’incarner à la fois son corps et son verbe, et condamné dès sa naissance à une mystérieuse seconde de retard, va le mener jusqu'à la source de ses crimes – réels ou illusoires – et de sa propre disparition.

Dans un univers éthéré et poétique, et avec une précision poétique chirurgicale, Mathieu Brosseau interroge dans "Data Transport" ce que la langue fait au corps. Comment reprendre corps, mémoire et langue ? Comment distinguer ce qui, dans cette reconquête de la langue et de la mémoire, appartient à l’identité ou aux lettres que lit M., sorte de Bartleby qui serait passé de l’autre côté du miroir.

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Classement en biblio

extrait

Extrait ajouté par Valeena 2016-11-19T15:53:02+01:00

M. n’avait pas vraiment de nom, ses parents ne l’avaient baptisé qu’avec une initiale.

C’était bien trop court pour un nom.

Autant dire qu’il ne s’appelait pas. Ou presque pas. Cette absence de nom, de nom véritable lui faisait parfois croire qu’il avait beaucoup de noms, anonyme par excès d’auteurs, qu’il pouvait être comme les autres, non pas comme tout le monde mais comme les autres. À force de n’avoir rien, on finit parfois par croire qu’on a tout. Ou beaucoup. C’est un regrettable effet d’optique.

M. pensait donc que son identité était poreuse comme les peaux, allergène comme les méduses ; il pensait simplement que les histoires des uns pouvaient devenir les histoires des autres.

Il voyait bête, il devenait bête. Il voyait beau, il devenait beau. Il ressentait courtois, il se sentait courtois. Il entendait cérémonie, il se pensait cérémonie. Il pensait déviance, il était déviance. Il prenait clous, il se voyait pendu.

S’il voyait l’autre, il devenait un autre. Dans tous les sens et avec le plus d’associations possibles.

Cela est sans doute incroyable mais lorsque M. fut mis au monde par sa mère, ventre chaud et rond, tout trempé de naître, exactement au moment de sa naissance, une aiguille de l’horloge du salon (il naquit sur une table basse en acajou de Chine) s’arrêta une seconde, pile au moment de la sortie, – premier souffle. Oui, la trotteuse marqua un temps d’arrêt (M. était-il l’aimant ?). Une toute petite seconde mais cela suffit à délester la mère de son fardeau, avec toute son eau, sa poitrine de lait, son eau de bassin salée.

À croire, peut-être, que les efforts ou les respirations tendues, arythmiques, déforment le temps, comme certains phéno-mènes astronomiques. On peut le supposer dans le cas présent.

La mère entendit, bien qu’accouchant, le bruit sourd de cet arrêt. Elle l’interpréta avec considération comme le signe appuyé – très appuyé – de sa libération.

À noter, à ce sujet, que toutes les libérations ne sont pas signées. Elles peuvent être naturelles, c’est-à-dire sans bruit perçu. Et elles le sont fréquemment.

La peur hurle à l’intérieur de la bouche, qui se met à faire des histoires, c’est sûr, mais M. n’a jamais eu peur, même tout petit. Il n’avait pas encore deux ans qu’il coupait déjà la tête de courageux vers de terre avec un couteau de cuisine géant. La guillotine, comme Pinocchio, lui faisait grandir le sexe, à force d’avoir une tête à plusieurs têtes. Les fables poussaient toujours sur de la bonne peur, cette bonne pâte, cette panique, reine maîtresse de toutes les folies mais M., lui, ne comptait que des paroles entre le monde et lui ; elles étaient sa seule histoire.

Dès qu’il sut compter, il énuméra les paroles, dénombra sans émotion ces pensées qui le mettaient en retard, à l’instar du lapin d’Alice Liddell. Il était relativement insensible et son seul sentiment était d’avoir été abandonné par le courant de la vie, sa crête, il se sentait décalé, en retard, porté par l’arrière de la vague. C’est artificiellement qu’il s’aventurait, parfois, à accélérer son rythme cardiaque, il produisait des grimaces terrifiantes, comme pour se bousculer lui-même devant son miroir ou devant ses parents, il faisait le singe, cela lui donnait l’impression d’être en synchronie avec la vie. De se sentir vivant. Même si jeune. Il avait l’air con, mais il avait un besoin vital de jouer avec les airs et les postures.

Vers six ou huit ans, M. aimait déjà parler à voix haute aux objets qui l’entouraient et il avait une préférence toute particulière pour les pierres.

En leur présence et par empathie pour elles, il était persuadé de ressentir le vide en elles. Un vide très fort, un espace vierge, un lieu de paix. Il pensait – ou ressentait – que rien, absolument rien n’est aussi sublimement bavard qu’une statue. Leur bouche et leurs lèvres ont beau ne pas bouger, elles parlent en nous de mille manières et les échos résonnent.

Il parlait parfois – tout seul, sans que ses parents ne le voient – à des cailloux, à des murs, à des rochers, il n’y avait pas de vers de terre là-dedans, pas de chair, pas de sang, juste du vide provocant.

Les pierres ne pourrissaient pas, elles, et ça le rassurait.

M. était un petit garçon inquiet sans le savoir et le voile de ses récurrentes mélancolies formait des paroles qu’il adressait aux objets autour de lui, il leur exprimait son affection, il leur formulait son attachement, rendait hommage à leur nature inerte. Il préférait dialoguer avec les choses plutôt qu’avec les êtres humains, doués du langage dit-on.

Ainsi parlait-il. Beaucoup mais pas trop.

Attention, certains jours, il ne savait plus qui, en lui, parlait, si bien que ses yeux faisaient des tours autour de leur axe, bataillant pour se voir eux-mêmes. Pour attraper qui cause. Cette naïveté était navrante.

Il lui arriva donc ce qui lui arriva.

S’endormir lui était pénible, cette détestable impression de chuter dans le sommeil, de s’y abandonner n’était pas, ne pouvait pas lui convenir, la passivité faible et vaincue des rêves endormis le consternait. Les visions et féeries, souvent causées par la fatigue, M. préférait nettement les avoir éveillé.

Un soir, alors qu’il retournait ses membres entre duvet et matelas, agitant fiévreusement ses épaules, tordant sa tête et son cou sur l’oreiller à l’instar d’un ver de terre convulsant sur la paroi d’un miroir brûlant, résistant à l’endormissement comme résistant à la noyade, il se leva vite avec le souhait souverain de conserver la maîtrise concrète de son corps. Debout, il se dirigea vers le jardin et s’assit peu confortablement sur un tas de terre et de cailloux sales. Quelques secondes, quelques minutes passèrent et il sentit des picotements sur le bas de son dos, de petites démangeaisons qui se propageaient vers le haut, vers sa tête. Ses doigts, ses mains rapidement vinrent sur le lieu de l’irritation et découvrirent que de très nombreuses fourmis, des parasites à multiples pattes, parfois des reines ailées, allaient et venaient sur tout le territoire de son dos.

Les bêtes l’avaient sans doute pris pour un rocher, bien que son sang rende sa chair chaude. Les bêtes fourmillaient sans répit sur sa colonne et lui préféra ne pas bouger, il n’était pas question de se donner à la panique, ni devant le sommeil, ni devant la fourmi.

Bien sûr, il ne savait pas, vu son extrême fatigue, si ces insectes, organisés, sociaux mais bien peu respectueux de sa tranquillité en ce cas, appartenaient au domaine du songe ou de la réalité.

M. n’arrivait pas à savoir si ces fourmis tapissaient effectivement l’arrière de son corps par milliers ou si elles n’étaient qu’une émanation engourdie de sa conscience en plein délire.

Comme il ne donnait pas plus de véracité aux perceptions des choses matérielles qu’à celles des songes, il décida de ne pas bouger, comme l’éléphant attaqué par les mouches, de rester là, de ne pas réagir devant l’assaut du microbe. Il resta pierre devant le virus de la pensée trompeuse, d’où qu’il pût venir.

Et comme tous les êtres sociaux, bêtes en rêve ou bêtes en vrai, les fourmis savent mentir. Le sujet est toujours trahi lorsqu’il réagit. Aussi, pour éviter d’avoir très peur de ses cauchemars, préférait-il se démultiplier dans l’adversité, et, ainsi, personne ne savait où il se trouvait, pas même les monstres et les gargouilles. À l’intérieur de sa tête, il était absolument partout.

Il savait que toutes les bêtes – en conscience ou non – habitent les fondations du crâne humain. Elles sont la queue primordiale et symbolique de l’histoire de chaque être. Elles sont le point central, l’antédésir, la mise en puissance, la mise en gâchette.

Mais de désirs, M. n’en avait pas forcément, même tout petit. Il était surtout hanté, comme les maisons ; de fortes vagues le poussaient jusqu’à la grève, il se laissait faire, docile, sans doute parce qu’il avait connaissance de la seconde ôtée à sa naissance. Sans doute parce qu’il s’était démultiplié devant l’adversité que constitue le temps.

Quand il se réveilla, il était dans son lit, au chaud, un caillou était posé sur sa table de nuit à côté de son éléphant en peluche, mais très vite il remarqua qu’une de ses dents était tombée, là sur l’oreiller, la racine intacte.

Un jour, M. fit son baluchon et fugua. Il prit avec lui des feutres, de la peinture et un compas. Sa maman lui avait pourtant interdit de jouer avec cet instrument car sa pointe était dangereuse pour les yeux d’enfant. Lui s’en fichait, il aimait la perfection étonnante des cercles, le galbe poitrinaire, l’ogive princière des ventres sans ride, les courbures fascinantes et désirables des écritures. Il était poussé, charrié par la vague du désir de s’en servir. Ainsi fugua-t-il, armé pour dessiner.

Partout, ses parents le cherchèrent. Dans tous les jardins et champs contigus à leur terrain. Un vieux du village l’avait vu partir vers la carrière de granit. À cette époque, il habitait encore à la campagne.

Il y eut une battue pour le retrouver, des voisins, des amis et de la famille y participèrent. Même à travers forêts et lacs. Même avec chiens et aboiements.

Mais c’est effectivement dans la carrière qu’il fut tiré de sa caverne car oui, il fut découvert dans une grotte, en laquelle il séjourna tout de même soixante-douze heures avant d’en être extrait.

Malgré le grain rugueux du granit, M. réussit à dessiner sur toutes les parois de sa cachette une gigantesque fresque en spirale dont on ne pouvait déterminer le début ni la fin, une sorte de phrase bouclée, infinie, d’une grande beauté et aux majestueuses courbes calligraphiques.

Comme un analphabète, il signa d’un très maigre et anguleux X son travail de courbe. Ses parents lui avaient pourtant appris assez tôt à dessiner les deux petits ponts de la lettre M.

Après cet événement, ses parents, très soucieux pour leur enfant, décidèrent de déménager pour aller beaucoup plus loin, vers la ville. Ils pensaient que la cité, moins sauvage, le protégerait de l’envie de fuguer à nouveau, mais ils n’avaient pas compris qu’il n’était pas possible pour l’homme de ne pas être en voyage, toujours, car sa croupe, même sédentaire à l’excès, est clouée à un entre-deux en mouvement perpétuel.

M. se plut infiniment, casé dans son nouveau paysage urbain, l’architecture des monuments de pierre le bouleversait. Un grand vide y régnait, qui déclencha son désir d’écrire. Sur des cahiers, il dessinait et dessinait encore, des chiffres et des lettres sans adresse, des signes, des suites finies, infinies.

« Ça ne me plaît pas du tout de ne pas être un vrai tout », se plaisait à dire M. dès qu’il vécut ses premières années scolaires, en collectivité, à tous les gamins qui lui ressemblaient (c’est-

à-dire à tous).

La seule chose qui l’amusait, en dehors d’être triste, c’était de faire le clown et d’inventer des grimaces jusque-là inconnues de tous.

Ce qu’il ne faut pas dire, c’est qu’il naquit en pleine régression à cause de la seconde qui lui a été retirée dès son premier souffle. Et même un peu avant. Car les parois de l’utérus de sa mère n’étaient pas en pierre, elles n’étaient pas même en eau.

Le ventre de la mère est exactement comme le cerveau, il n’est pas un vrai tout, il n’est pas parfaitement rond et surtout, il est poreux, spongieux : il respire un peu du dehors.

À l’école, M. ne travaillait pas bien, juché qu’il était dans ses pensées, toujours en retard d’un temps sur le monde.

M. avait chez ses parents un chat et deux petites tortues avec lesquels il ne parlait pas du tout, il pensait que ces bêtes étaient nées pile à l’heure, pas en retard et avaient ainsi gagné le droit de se taire.

Malgré des demandes renouvelées, ses parents ont toujours refusé de lui offrir un singe, ce dont il souffrit car il était persuadé qu’il aurait pu discuter avec un tel animal. Avec un éléphant aussi, mais c’était bien trop gros pour habiter un appartement.

Il est difficile d’être quand, jeune, on commence ses phrases. Car parler, c’est finir. M. le comprit assez tôt dans sa vie mais trop tard pour revenir en arrière.

Un jour, il dut manger les deux tortues, moins par faim que pour les soustraire au chat qui les griffait, les menaçait. Comme on mange ce qu’on aime et comme il était très attaché à ses petits reptiles à carapace, il pensa qu’elles seraient plus en sécurité dans le creux de son ventre, dans les entrailles de ses fondations de petit homme qu’à la vue du terrible félin.

Il arriva beaucoup d’histoires à M. mais toujours avec la distance qu’ont les mots sur les choses.

M. passait le mois de septembre de sa douzième année lorsqu’on l’inscrivit à un cours de piano.

C’était madame la gardienne de l’immeuble qui faisait office de préceptrice, sur son temps libre, pour à peine deux-trois sous.

Sa nouvelle tutrice, en ce début d’automne, s’appelait Mme Hortense.

Il paraît sage de s’attarder ici sur elle, ou plutôt sur ce mois de septembre – époque des pluies récurrentes et battantes –, car c’est en prenant des cours chez cette femme que M. se rendit vraiment compte, en conscience, du décalage systématique et mécanique qu’il avait par rapport au cours rythmé des choses, la rivière à percussion (dans laquelle on se baigne à chaque coup d’aiguille).

Ce qu’il constatait, c’est qu’il était toujours à côté du tempo donné par le métronome, celui placé au-dessus du piano, comme s’il était ontologiquement, magnétiquement attiré par l’arythmie, voire l’atonalité. Cela ne facilita pas son apprentissage.

Sa professeure semblait s’en désespérer. Mais lui n’en souffrait pas le moins du monde car il aimait la démesure et les fleuves à débit inconstant.

Sa préceptrice était également détentrice d’un nombre incalculable de chats et d’oiseaux.

Il y en avait partout autour et dedans l’appartement. Le piano semblait être le lieu où se concentrait le maximum d’animaux, comme s’il était leur terrain de prédilection.

D’un côté, on entendait piailler en continu, d’un autre, on sentait l’urine forte des matous qui grimpaient sur les touches. En définitive, ce n’était pas chez Mme Hortense que M. prenait ses cours mais plutôt chez un peuple de chats et de volatiles de toutes les couleurs et en toute liberté.

Lors de ses séances, il trouvait davantage de musique et d’harmonie hors des sons, et notamment dans le pelage des bêtes. Il y voyait parfois des notes et des clés, au gré de leurs mouvements.

Le paroxysme de la fantaisie de l’enseignante se trouvait dans sa cuisine où celle-ci avait décidé – semble-t-il – de collectionner horloges et pendules de toutes tailles, ce qui ne pouvait laisser M. indifférent. Dans cette étroite pièce, une trentaine de mécaniques pendulaires étaient accrochées aux murs. Plus guère de place pour y exposer une nature morte, même très vraisemblable, pensait-il.

Tous les aliments du frigo, autant que l’eau du robinet ou l’air ambiant, paraissaient comme contaminés par les odeurs félines et les fientes.

Chez cette dame, M. apprit la politesse, c’est-à-dire qu’il apprit à lire l’heure et les lignes de solfège (même si cela n’avait aucun sens pour lui). Pour faire plaisir.

En revanche, ses doigts étaient si désaccordés sur le clavier qu’il ne sut jamais jouer un morceau, pas même le plus simplet.

Peut-être est-ce parce qu’il était comme hypnotisé par le tic et le tac du métronome posé sur le dessus du piano ?

À chaque fois qu’il se rendait chez sa professeure, il pensait à peu près en ces termes, en s’asseyant devant le clavier : « Il y a toujours un bref, très bref laps de temps entre chaque seconde de la conscience où l’on oublie tout, absolument tout. C’est vers là qu’il faut se diriger. » Tel était l’objectif de M., très jeune adolescent hors tempo, qui voulait tenter de rattraper son retard rythmique en écrivant des histoires. Car il aimait écrire.

M. n’avait jamais apprécié les spectacles de danse, auxquels papa et maman s’obstinaient diablement à l’emmener.

Tout le monde y vient avec les habits du dimanche, ceux qui font taire ou oublier qu’on crève et qu’on dégénère, qu’on disparaît, qu’on pourrit dans le jus des pantalons et les rides sécrétées.

Cacheurs, voyeurs, ces endimanchés cravatés et enrubannés lui don-naient les vertiges de celui en qui le temps s’arrête dans la panique.

M. fuyait les salles obscures, il y perdait tout repère.

Dès que l’un de ces artistes du corps mû sautait, s’étirait, se tordait sur la scène, il n’y voyait que l’expression d’une époque. La célébration d’un printemps de la carcasse et cela était forcément très daté, vieilli, en retard avant même que le mouvement du danseur ne soit vu, avant même que la chorégraphie ne soit imaginée.

De facto, les statues étaient forcément plus actuelles, d’un contemporain plus vif, d’un demain toujours plus demain.

Cela étant, les pas de danse autant que les sculptures exerçaient sur M. une même action hypnotique. Exactement la même que celle exercée par la houle sur l’esprit.

Il devait donc forcément y avoir quelque chose de pérenne dans le retour du cycle, dans le geste circulaire du danseur. Il n’y a que π pour s’enfuir sans fin.

Dans tous les cycles, il y a une matière sans fin.

Pourtant, M. n’aimait guère l’affront que faisait π au corps chéri, fini, infini ; danseur tenté d’échapper au fracas du mû tirant, entre la pierre et l’objet à suite sans boucle.

M. était casanier, il chérissait son corps fini, infini. Il avait toujours aimé l’art épistolaire.

21 décembre 76

Mon cher (je ne me souviens plus comment vous vous appelez),

Cette forme (très originaire) ne dégage rien qu’on ne saurait appeler dégagement.

Qu’elle est belle ! Tentés, serait-on, de la toucher.

Le pressentiment d’une inconnaissance. Je ne connais pas l’amour. Je suis un type assez sec.

Eh oui, savoir briser de l’oubli pour prévoir cette antériorité, à la seconde d’avant.

Il ne s’agit pas d’hier, vous l’aurez compris, mais de ce qui précède la saisie. Puisque nous sommes plusieurs, il s’agit de se décaler pour voir mieux.

Êtes-vous à peu près d’accord avec ces premiers propos ?

Les canons pour chœur nous permettent de comprendre ceci : pas de danse décalés, la tête a deux têtes.

J’ai voulu écrire cela à l’amie envahissante, plus d’un an après. Mieux vaut avancer deux fois qu’une. Les yeux sont au nombre de deux et produisent systématiquement le tiers irréel.

Voici :

Chère amie,

Vous comprendrez combien l’introduction est malsaine dans le corps mouillé de la chienne. Les voleurs ont les clés qu’on leur a données. Savourez ! L’esprit déborde et les clés disparaissent.

Si tant est que des espaces nous séparent, les araignées tissent et déclosent les relations sans dent. Nous connaissons bien le noir qui scinde, là où nous nous sommes joints, reste à trouver votre jouir, pour quelques identités à perdre, pour ne plus voler.

Votre isolement m’a appelé et me rappelle que vous êtes sortie pour mieux comprendre. Mais vous n’êtes pas morte !

Et je ne saurais être votre fils.

Votre ami rasséréné.

Faudra-t-il un jour songer à trouver qui est la mère réelle : l’enfant du tiers fantôme, ou l’enfant du tiers génétique ? Ou l’enfant de ces deux tiers ?

L’énergie échoue toujours dans une pensée et c’est ainsi que toutes les histoires finissent, vous ne croyez pas ?

Adresse à soi-même [comme on se testicule la tête, ça infuse, ça infuse].

Puis, la nécessité du corps coulant. Nous aurions à vivre en corps. Dedans, je veux dire ; étendre en chaque membre l’énergie. Et une partie de cette force serait sans tête, d’où le ver de terre.

Avec le respect que l’on se doit.

À soi-même.

Ce que raconte l’histoire, ici ou là, n’a aucune vérité mais sa forme est d’une beauté… Vous ne pouvez l’imaginer (moi non plus). Je caresse l’idée.

Forme est beauté (un phénomène sans objet, rien de plus).

À bientôt.

Les idées de M. pouvaient s’emmêler parfois, tant et si bien qu’il était périlleux d’en déterminer l’exacte logique. Et pourtant, tous ses interlocuteurs savaient que c’est très savamment qu’il les classait et qu’il les avançait, ses idées.

Il se forçait un peu pour être ce qu’il était, sans doute parce qu’il était reclus. À cause des pensées, des boucles qu’elles forment et de ce qu’il y a dedans. C’est dire aussi que sans détente, sans se détendre, il était difficile d’être, les noyaux doivent s’amollir, même ceux des cerises, on s’ennuierait sans les humeurs qui vont et viennent, le bruit de la craie sur le tableau noir, ça réveille la raison, le bruit du coussin derrière le dos, les fourmis, M. souhaitait revenir intégralement à la vie, faudra-t-il faire un sacrifice à l’horloge très xixe de sa naissance ? Un sacrifice de chair ou un sacrifice de chose ?

Il était devenu adulte maintenant, comme on dit. La majorité l’avait atteint, tout juste.

M. avait toujours eu la peau très pâle. Et dans la neige, il avait davantage de mal à exister : d’où l’impertinence de marquer les minorités. Souhaitons plutôt les reverdies.

M. savait qu’il n’est pas de territoire neutre, tous ont un pôle.

Il fonctionnait comme un aimant et attirait le nord des boussoles.

Il n’est pas de territoire en guerre ni en paix. L’affirmation identitaire est toujours plus dangereuse pour celui qui la profère, surtout lorsqu’il est amené à croiser un jour le chemin de M., l’avaleur de couleuvres (il aimait tant avaler l’identité des autres).

Tout autant que les couleurs, la profération (enjeu paroissial) faisait les frontières mais M. savait bien qu’il y avait une parole passe-muraille (mue) qu’on disait créative. C’est cette parole mi‑teinte mi-raisin qu’il utilisait pour écrire, car M. était devenu un écrivain modeste, non parce qu’il était lu mais simplement parce qu’il écrivait.

Attention à celui qui croit, pensait-il.

« Les membres ne sont jamais aussi lisses qu’on l’imagine, et les têtes rarement rondes », se disait M. en se caressant le sexe, le gland, dans leur volume, leur relief et leur texture.

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  • France : 2015-05-05 (Français)

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