Rue de la côte-chaude

Les silhouettes des arbres venaient buter contre les fenêtres du compartiment, chassées par d’autres silhouettes. L’homme allongé sur la banquette de bois, la tête posée sur un sac de toile cylindrique comme en possèdent les marins, ne pouvait les voir. Il dormait. Il dormait comme seuls savent dormir les enfants, un plongeon dans le confort soyeux de l’innocence, un poing fermé ramené sous le menton, la bouche légèrement entrouverte sur un souffle agité. Il devait cuver ses rêves comme d’autres du mauvais vin. « Il doit avoir à peine les vingt-cinq ans, j’en mettrais ma main au feu », songea Lucien Gardel. Et ses yeux s’embuèrent. Quand il avait attrapé son train au vol à la gare de Perrache, et qu’il s’était précipité dans le premier compartiment, le jeune homme dormait déjà. Dans la pénombre, il l’avait à peine remarqué, avant qu’il ne change de côté en geignant.

Lucien Gardel revenait de Lyon où il avait tenté de débrouiller avec le notaire une affaire compliquée d’héritage, à propos d’un petit appartement qui, en réalité, n’était rien d’autre qu’une chambre de bonne. Elle venait de leur mère. Les affaires d’héritage sont toujours compliquées, surtout quand vous ne parlez plus à votre frère depuis trente ans. Déjà à cause d’une histoire d’argent. L’étude du notaire était située dans le quartier de la place Carnot, tout proche de la gare, mais avant de prendre son train Lucien était allé baguenauder devant les vitrines des magasins. Il avait voulu savourer quelques instants de liberté si bien qu’il avait failli le manquer.