Tous les détectives ne sont pas des Héros

Chapitre I – Un élément hors pair

Rose, ma secrétaire, représentait tout ce que je n’étais pas. Son visage lumineux aux courbes parfaites venait égayer un quotidien pour le moins rébarbatif. Cette jeune femme me donnait toujours l’impression de marcher sur la pointe des pieds, telle une danseuse. Il émanait de sa personne une grâce que je ne cessais d’admirer. Sa bonté et une confiance absolue à mon égard m’avaient peu à peu plongé dans un rêve éveillé dans lequel j’aimais baigner. Ce fut tout naturellement que j’avais nourri l’espoir secret et insensé de voir notre amitié évoluer en un amour réciproque. Notre proximité devait favoriser ce projet. Or, j’avais dû me résoudre à y renoncer : notre relation demeurerait à jamais platonique. À cette idée, mon cœur se déchirait. J’aurais tellement voulu plus. Face à ce constat, je restais pendant des journées entières, partagé entre un abattement et une satisfaction de pouvoir observer chacun de ses gestes, d’entendre cette voix mélodieuse, sentir son parfum capable d’imprégner les fibres de mon corps.

Elle était partie depuis dix minutes quand un bruit sourd me fit sursauter. Mon esprit fiévreux s’emballa aussitôt et dans l’affolement je regardai de tous côtés, renonçant à conserver mon calme. La situation aurait pu paraître comique si, toute ma vie, je ne m’étais pas cantonné à vivre d’expédients. Ainsi, arrivais-je à lisser mon existence, au point que rien ne devait jamais perturber l’ordre des choses sans que je le décide.

Mon seul bonheur résidait dans le fait que j’étais parvenu à réaliser mon vœu le plus cher : devenir détective. Des années de travail acharné avaient finalement produit leurs fruits. Quand bien même, mon physique repoussant me désavantageait. Un large pantalon parvenait à dissimuler des jambes noueuses, difformes, dont l’une se révélait plus courte que l’autre. Cette malformation de naissance m’obligeait à avoir recours à une canne dans chacun de mes déplacements. Mes traits ingrats malgré une peau rose et lisse n’arrangeaient en rien ma vie. Afin d’éviter les sarcasmes et les propos niais, je m’enfermais dans mon bureau pendant de longues heures. Heureusement, un esprit vif venait compenser mes lacunes. J’avais pour principe de faire de mon handicap une force. Et j’y mettais tant de hargne et de volonté que la plupart de mes dossiers s’achevaient sur de véritables succès, suscitant une jalousie féroce de la part de plusieurs de mes confrères. Toutefois, une certaine monotonie s’était installée dans mon quotidien, car il s’agissait toujours à peu près des mêmes clients désespérés, et par conséquent des mêmes profils. Et, cette quiétude, dans laquelle je baignais depuis des années, venait d’être troublée.

Une seule seconde avait suffi !

Ce jour-là, je me trouvais dans la kitchenette où Rose m’avait préparé une tasse de café à côté d’une assiette emplie de galettes beurrées, une recette de sa grand-mère. L’horloge égrenait inlassablement ses minutes. Dix-huit heures. L’odeur de pâtisserie flottait, commençait à émoustiller mes papilles. Je me laissai tenter une fois de plus. Comme à mon habitude, je me servais tout en laissant mon regard fouiller le ciel immobile. Dehors, le temps était clair, limpide et calme, trop peut-être. Le feuillage des chênes frémissait dans une sorte de musique, s’amusait avec la brise qui s’était mise à souffler depuis le début de l’après-midi. Un pigeon apparut sur le rebord de la fenêtre, suivi bientôt d’un second. Les volatiles roucoulèrent de satisfaction à la vue des graines disposées à leur intention.

— Rose a songé à les nourrir avant de partir en week-end, pensai-je, ému.

Tout à coup, un bruit assourdissant résonna dans la pièce où je me tenais une minute plus tôt. Comme si mon esprit refusait d’envisager le pire, je fouillais l’horizon. Une masse venait de tomber du ciel ! Quand le plancher se mit à trembler, la tasse m’échappa des mains et le liquide brûlant se répandit sur le sol pour s’infiltrer entre les lattes. Sans perdre un instant, je saisis ma canne, pressé de découvrir l’origine de ce vacarme. J’aurais voulu courir ; au lieu de quoi, je boitais avec une lenteur exaspérante.

Quand j’arrivai dans mon bureau, j’aperçus un individu à l’aspect inquiétant installé dans un des fauteuils vieillots réservés aux visiteurs. Pour le coup, la pièce paraissait minuscule tellement son corps ramassé était imposant. Dans la lueur tamisée, je l’observais. Il portait un costume très, très cher. Je les avais déjà contemplés dans une des boutiques de luxe du centre-ville. Dans la mesure où mon salaire de détective couvrait à peine mes frais, je m’étais borné à les admirer, sans plus. Pendant un court instant, je songeai à aller chercher un couteau, mais mon instinct me commandait de prendre un air affecté tout en lui faisant face. Son regard caché derrière un borsalino ne m’avait pas quitté une seconde. Mon cœur battait la chamade, et mon sang se glaça. Ce n’était pas la force qu’il dégageait qui m’impressionnait le plus, mais tout son être, chaque geste qu’il effectuait était animé d’une férocité mal contenue. Avec discrétion, un rien sidéré, j'examinai la porte verrouillée. La clé se trouvait encore dans la serrure. C’était un rituel. Après le départ de Rose, je prenais toujours soin de la fermer.

Je tentai de dissimuler mon trouble derrière un masque impassible. Je rassemblais alors mes idées.

— Comment a-t-il fait pour entrer ? ruminai-je, intrigué.

Mon pouls s’accéléra quand ses lèvres s’étirèrent en un sourire carnassier. D’un index déterminé, il souleva le bord de son chapeau, dégageant un front haut. À cet instant, j’aspirais à détendre l’atmosphère par n’importe quel moyen, et esquissais un air bravache. Je croisai les doigts pour garder contenance, geste auquel je renonçais fréquemment en présence d’étrangers, car mes mains se trouvaient malheureusement dénuées d’auriculaires.

Ma voix nasillarde perça le silence :

— Que puis-je pour vous ?

Sa carrure imposante se mouvait dans le fauteuil trop étroit, rendait sans doute sa position inconfortable. Son visage allongé s’avança près du mien et ses yeux étincelaient d’une lueur dangereuse.

Il détacha chaque syllabe.

— Je cherche une fillette !

Son exclamation rauque ressemblait à une mise en garde. Je cachai ma stupeur derrière un masque de courtoisie. Tout en me mordillant la joue, je retenais une profonde inspiration. Mes pensées tourbillonnèrent, mille questions se bousculaient, une seule pourtant franchit la barrière de mes lèvres.

— Une fillette ! Quel âge a-t-elle ?

Comme dans un rêve, il me sonda avec suffisance, puis avança une pogne épaisse, la leva à hauteur de ses sourcils. À l’évidence, il cherchait ses mots. Tout à coup, il leva sa main.

— Elle était grande comme ça, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés.

Il n’était pas le genre de type dont on peut se moquer impunément. Je me pinçai donc les lèvres pour dissimuler une gêne grandissante, et l’envie irrépressible d’éclater de rire.

Sa voix grave avait quelque chose de dérangeant.

— Alors ! me brusqua-t-il.

Sa rudesse m’obligea à interrompre mes notes, le stylo suspendu dans les airs. Ce client-là n’avait absolument rien à voir avec les autres, que j’aurais pu qualifier d’enfants de cœur. Je toussotai, estimant la distance entre le sol et le plat de sa main avec une certaine condescendance.

— Bien. Elle aurait environ dix ans, suggérai-je tout en arquant un sourcil interrogateur.

J’attendais une confirmation de sa part pendant une longue minute. Puis, son corps immense pencha sur le côté tandis que ses traits formaient une grimace.

— Peut-être, répondit-il sans grande conviction.

(extrait provenant du site officiel de l'auteur)