Extraits

Wylan se leva, soudain pressé de retourner en ville, pour aider Kaz à exécuter son plan. Il était allé au palais de Glace à contrecœur. Il avait soutenu Kaz sans conviction. Parce que, pendant toute l’aventure, il avait pensé mériter le mépris de son père. Désormais, il pouvais admettre qu’il avait enfoui en lui l’espoir de regagner un jour les bonnes grâces de cet homme. Plus maintenant. Qu’il garde ses bonnes grâces. Kaz Brekker n’allait pas tarder à les lui faire avaler.

- Pourquoi le filet, Kaz ?

Oui, pourquoi ? Pourquoi compliquer l'assaut et les exposer davantage ? Je ne supporterai pas de te voir tomber.

Le secrétaire tendit la main vers un pistolet accroché sous la table.

- Ils viennent pour la paie ! Personne l'aura !

Abasourdi, Retvenko vit le secrétaire dégindandé se redresser, façon guerrier vengeur, et ouvrir le feu. Rien ne motive plus un Kerch que l'argent.

Nina marchait légèrement courbée, sa capuche sur la tête. Même si elle était à l’origine de ce mouvement de panique et qu’elle savait que la peste n’était pas réelle, son cœur battait la chamade, emporté par l’hystérie grandissante. Les gens pleuraient, se percutaient, se disputaient pour avoir de la place sur les bateaux. C’était le chaos. Un chaos qu’elle avait engendré.

C’est moi qui ai provoqué tout ça, se dit-elle, stupéfaite. Je contrôle les cadavres, les morceaux d’os, les cellules mortes. Qu’est-ce que ça faisait d’elle ? Elle n’avait jamais entendu parler de Grishas avec un tel pouvoir. Qu’allaient penser d’elle les autres Grishas ? Ses compagnons Caporalki, soigneurs et fondeurs ? Nous sommes reliés au pouvoir de la création, la construction au cœur de l’univers. Elle aurait peut-être dû avoir honte, ou être effrayée. Mais la honte n’était pas pour elle.

Ou peut-être que Djel a éteint une flamme pour en allumer une autre. Nina se fichait bien de savoir si c’était Djel, les dieux ou une brigade de chatons cracheurs de feu. En courant vers l’est, elle prit conscience, pour la première fois depuis très longtemps, qu’elle se sentait forte. Elle respirait facilement, la douleur dans ses muscles s’était calmée. Elle était affamée. Son appétit de parem semblait bien lointain, comme le souvenir distant d’une faim terrible.

Nina avait pleuré la perte de son pouvoir, sa connexion avec le monde des vivants. Elle avait détesté ce cadeau des ténèbres, elle l’avait accueilli comme une imposture, comme une punition. Mais aussi sûr que la vie reliait tout, la mort aussi. C’était cette rivière déchaînée et sans limites. Elle avait trempé les doigts dans son courant, tenu le tourbillon de sa force dans sa main. Elle était la reine des Sanglots, et dans ses profondeurs, jamais elle ne se noierait.

Wylan frémit. À travers l’embrasure de la porte, il vit le jeune homme se baisser pour regarder la petite fille dans les yeux.

– C’est quoi le nom de ce gros nounours? demanda Kaz en posant une main sur l’encolure de la bête.

– Maestro Spots.

– Vraiment ?

– C’est un gentil chien. Tu veux que je te dise le nom de tous mes toutous ?

– C’est Maestro Spots ton préféré ?

Elle réfléchit un instant avant de secouer la tête.

– Non, c’est Duke Adam von Silverhaunch, et après Fuzzmuzzle, et après Maestro Spots.

– Je suis content de l’apprendre, Hanna.

– Comment tu sais mon nom ? demanda-t-elle, stupéfaite.

– Je connais le nom de tous les enfants.

– Vraiment ?

– Oh oui. Albert qui habite en face et Gertrude sur Ammberstraat. Je vis sous leurs lits et au fond de leurs armoires.

– Je le savais! s’exclama la fillette, un mélange de peur et de triomphe dans la voix. Maman m’a dit que j’imaginais, mais je le savais.

Elle pencha la tête sur le côté.

– T’as pas l’air d’un monstre.

– Je vais te dire un secret, Hanna. Les monstres les plus méchants ne ressemblent pas à des monstres.

Les lèvres de la petite fille se mirent à trembler.

– T’es venu pour me manger ? Papa dit que les monstres dévorent les enfants qui ne vont pas se coucher.

– C’est vrai. Mais pas moi. Pas ce soir. Si tu fais deux choses pour moi.

Il parlait d’une voix calme, presque hypnotique. Elle avait le crissement d’un archet trop patiné de colophane.

– Tout d’abord, je veux que tu retournes dans ton lit. Et ensuite tu ne diras à personne, et surtout pas à ton père, que tu m’as vu ici.

Il se pencha et tira malicieusement sur la tresse d’Hanna.

– Parce que si tu le fais, je vais trancher la gorge de ta mère et celle de ton père, et ensuite j’arracherai le cœur de tous ces adorables toutous. Et je garderai Duke Silverhaunch pour la fin, comme ça tu comprendras bien que tout est ta faute.

Le visage de la petite fille se fit plus blanc que le col de sa chemise de nuit, ses yeux s’ouvrirent grand et brillèrent telles deux lunes dans l’obscurité.

– Allons, allons, pas de larmes. Quand les monstres voient des enfants pleurer, ça réveille leur appétit. File au lit et rêve de ton bon vieux Maestro Spots qui ne sert à rien.

Elle recula sur le palier et grimpa l’escalier à toute allure. À mi-chemin, elle lança un regard terrifié vers Kaz. Il posa son doigt ganté sur ses lèvres.

Quand elle fut partie, Wylan sortit du bureau et suivit Kaz dans l’escalier.

– Comment t’as pu lui dire une chose pareille ? Ce n’est qu’une enfant !

– On a tous été des enfants.

– Mais…

– C’était soit ça, soit lui casser le cou et faire comme si elle était tombée dans l’escalier, Wylan. Je trouve que j’ai fait preuve d’une retenue remarquable. Avance.

- Je ne sais pas pourquoi je suis tellement nerveux.

- Parce qu'elle peut tout foirer et te donner l'air d'une belette avec des boucles ?

- Tu m'as fait une grosse colère et tu as quitté le camp avec la prudence d'un élan borné, termina Zoya.

(Zoya à Nina, page 288)

- Je n'aime pas qu'on me fasse du chantage, lâcha-t-il en fixant Nina du regard.

- Et je n'aime pas les chaussures qui provoquent des ampoules, mais on n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie. Vois-le comme un nouveau défi pour ton plan machiavélique !

Il détestait se prendre des balles.

Il répartit derrière la structure en pierre et plia le bras pour évaluer les dommages. Une égratignure, mais elle lui faisait atrocement mal. Sa veste en tweed s'imbibait de sang.

- Voilà pourquoi ça paye pas d'être élégant ! grommela-t-il.

Pekka s'écroula, foudroyé par le soulagement, serrant sa chemise de nuit humide de sang contre lui. Il vit alors le jouet que le petit tenait dans les bras. À la place du lion se trouvait un corbeau tout noir.