La Promise du sultan

** Extrait offert par Kim Lawrence **

1.

– Si je comprends bien, tu es en quelque sorte une…

Luke s’interrompit et lui lança un regard incrédule avant de reprendre, au bord du fou rire.

– Une… princesse ? Princesse Eva, c’est ça ?

Eva sourit, pleine d’indulgence face au scepticisme de son ami. A dire vrai, elle-même avait été la première surprise de découvrir, à la mort de sa mère, qu’elle possédait une famille paternelle… Et pas n’importe quelle famille !

Elle passa les pouces dans la ceinture de son jean et releva le menton d’un mouvement fier et ombrageux.

– Et alors, n’ai-je pas l’air assez royal pour toi ? lui demanda-t–elle, du défi dans la voix.

Les premiers adjectifs qui seraient venus à l’esprit de Luke auraient plutôt été « sexy » ou « superbe », même s’il savait qu’il ne se passerait jamais rien entre eux – et ce constat ne le rendait pas amer, ravi qu’il était de la relation d’amitié qui les unissait. Sans compter qu’il avait eu une aventure avec la mère d’Eva quand, jeune étudiant, il suivait l’un de ses cours à l’université. Il s’était toujours demandé si son amie le savait….

– C’est juste que j’ai du mal à imaginer une princesse orientale rousse avec des taches de rousseur, argua-t–il, sourire aux lèvres.

– Moi aussi, admit Eva avec un long soupir.

Aujourd’hui encore, tout cela semblait si irréel ! Sa mère, brillant professeur, l’avait élevée seule, dans l’idée qu’ellen’avait pas de père. Elle lui avait caché qu’elle était en fait l’épouse séparée d’un prince arabe, le benjamin des neuf fils du roi Hassan d’Azharim.

Le jour de l’enterrement, Eva avait rencontré son oncle Hamid – arrivé dans sa grosse limousine noire aux vitres blindées –, qui lui avait raconté l’incroyable histoire. Celui-ci lui avait prouvé, documents à l’appui, qu’elle avait bien hérité du titre de princesse. Elle qui avait toujours rêvé d’une grande famille, voilà qu’elle s’en était découvert une au moment le plus tragique de sa vie.

– Princesse Eva… Comment cela est-ce possible ? insista Luke.

– Je t’ai déjà tout expliqué.

Elle s’efforça de rester patiente. Pourtant, Luke se montrait d’habitude plus vif d’esprit, lui qui était entré dans la légende de l’université comme le plus jeune professeur d’économie jamais nommé titulaire.

– Mais ta mère ne s’est jamais mariée ! Non qu’elle ait manqué de compagnie masculine, ajouta-t–il d’un air entendu. Tu le sais comme moi…

Eva esquissa un faible sourire. Sa mère n’avait en effet jamais tenté de cacher ses liaisons, avec des hommes parfois bien plus jeunes qu’elle. Ces histoires n’avaient jamais duré bien longtemps mais, contrairement aux autres amants de passage, Luke était resté proche de sa mère ; puis une vraie amitié était née entre eux. Eva ne cessait de s’étonner qu’une femme aux mœurs sexuelles si libres ait pu engendrer une fille qui se retrouvait encore vierge à vingt-trois ans… Etait-ce de sa part une forme de rébellion contre la vie qu’avait menée sa mère ?

– Crois-le ou non, elle était mariée, asséna-t–elle fermement. Mais les choses n’ont pas marché entre elle et mon père. Il est mort dans un accident de bateau avant même l’annonce officielle de leur séparation.

Eva baissa les yeux. Elle aurait tant aimé le connaître… Invitée au palais royal d’Azharim après les funérailles de sa mère, elle avait étudié le portrait de son père, sansreconnaître un seul de ses traits sur son propre visage. Mais il fallait bien avouer qu’elle ne ressemblait pas davantage à sa mère. Celle-ci lui avait assuré qu’elle tenait sa chevelure rousse, ses taches de rousseur et son teint pâle de sa grand-mère irlandaise.

Eva secoua la tête puis reprit la parole, bien décidée à obtenir de Luke la faveur dont elle avait tant besoin.

– Mon grand-père, le roi Hassan, pense qu’il est de son devoir de me trouver un mari. Même si je reste persuadée qu’il finira par se rendre compte que je peux très bien me débrouiller toute seule, je suis malgré tout son unique petite-fille.

– Il veut donc te forcer à épouser cet… inconnu !

– Karim Al-Nasr, lui rappela-t–elle, prince d’un royaume voisin dont j’ai oublié le nom… Mais il vient souvent à Londres pour affaires, ai-je cru comprendre.

– Tu vas être obligée de l’épouser ?

– Non. Mais je n’ai pas l’intention de le vexer, ni de tourner le dos à ma si bienveillante nouvelle famille. Je veux donc faire en sorte que ce soit le prince Karim qui refuse le mariage.

– Et en leur faisant croire que tu n’es pas la vierge innocente qu’ils s’imaginent, tu penses qu’ils annuleront tout ?

Eva acquiesça d’un air grave.

– Ils sont très respectueux des traditions, tu sais.

Elle observa l’expression contrariée de Luke, priant intérieurement pour qu’il accepte la proposition osée qu’elle lui avait faite un peu plus tôt.

– Alors, tu veux bien ? s’enquit-elle, anxieuse.

– Jouer le rôle de ton petit ami ? Comment pourrais-je refuser ? lui répondit–il, une lueur amusée dans le regard.

Eva tapa dans ses mains, soulagée.

– Tu es un ange !

– Dieu m’en garde ! Je ne voudrais pas me retrouver asexué !

Il sourit en voyant Eva rougir.

– Et dire que l’étudiante qui prépare une thèse surl’impact de la révolution sexuelle sur la femme du vingt et unième siècle est vierge ! J’adore !

Eva leva les yeux au ciel.

– Tais-toi donc et mets ton rasoir dans ma salle de bains.

– Ça, c’est un ordre qu’aucun homme ne saurait refuser.

***

D’habitude, le médecin, éminent spécialiste des cancers infantiles, ne redoutait pas de parler aux parents de ses patients. Mais aujourd’hui, un frisson d’appréhension le parcourut en approchant de la haute et imposante silhouette de l’homme qui, malgré quatre jours de veille au chevet de sa fille, se tenait encore sur le qui-vive.

***

Pourtant, la lueur combative et déterminée dans les yeux couleur platine du prince Karim Al-Nasr ne pouvait éclipser l’indicible douleur qui assombrissait son regard. S’il paraissait maîtriser parfaitement ses émotions, on sentait se consumer un feu brûlant sous la surface lisse et impassible de ses traits.

– Du nouveau ? lança ce dernier abruptement.

Le médecin s’efforça de soutenir son regard perçant, et secoua la tête.

– Je vous le répète, prince : nous ne connaîtrons les résultats que demain. Comme vous le savez, ce traitement est encore expérimental. Il nous faut rester patients.

Karim soupira, agacé par la prudence du médecin. A quoi bon des précautions à ce stade, quand une trop longue attente risquait de faire mourir Amira ?

Aussitôt, il effaça cette pensée de son esprit. Non. Cela n’aurait pas lieu. Ignorant la vague de lassitude mêlée d’angoisse qui montait en lui, il répondit au médecin avec une courtoisie forcée.

– Je connais les statistiques, docteur.

Ses yeux se posèrent alors sur la frêle silhouette qui reposait dans le lit. La rage l’envahit de nouveau devant l’injustice qui s’était abattue sur sa fille. Lui, qui d’ordinaireaimait s’attaquer aux défis que la vie mettait sur sa route, se sentait totalement impuissant face à cette situation. C’était à lui de protéger son enfant ; confier ce rôle à un autre allait à l’encontre de ses convictions.

– Prince, vous devriez aller vous reposer.

– Je vais bien.

Mais malgré la détermination qui marquait sa voix, il devait bien reconnaître que l’incessante vigilance des derniers jours commençait à affecter sa forme physique et ses capacités de réflexion. Ses réflexes étaient lents, sa concentration de plus en plus difficile…

Tariq, son majordome resté fidèlement à ses côtés, lui présenta quelques papiers à parapher. Il s’exécuta, sa signature presque illisible tant sa main tremblait.

– Allez vous allonger dans une des chambres, proposa le médecin. Je viendrai vous chercher au réveil de votre fille.

Karim hésita un instant, puis acquiesça à contrecœur.

Soulagé, le cancérologue s’empressa de leur trouver un lieu adéquat, que Tariq inspecta d’un œil sévère. Karim trouva la force de sourire devant tant de prévenance. Son majordome lui fit signe que tout était en ordre et s’inclina avec respect quand il entra dans la pièce. Puis il lui servit une tasse de thé fumant, que Karim but d’une traite.

Resté seul, le goût étrangement amer du thé encore en bouche, il s’étendit sur le lit et ferma les paupières, certain de s’assoupir en un éclair. Mais son esprit en décida autrement. Une demi-heure durant, il se tint allongé, les yeux au plafond, terrassé de fatigue mais assailli de sombres pensées.

Quand l’agitation devint trop forte, il se redressa et jura à mi-voix.

– Assez !

Il se releva, jeta sa veste sur ses épaules, repeigna vaguement de la main ses cheveux de jais et se dirigea vers la porte. Puisqu’il ne pouvait trouver le sommeil, autant faire un tour dans l’hôpital avant de revenir au chevet d’Amira.

Dans le couloir, les vigiles postés devant sa porte dormaient profondément. Pour une fois qu’il pouvait se promenerseul sans gardes du corps sur les talons, pourquoi ne pas en profiter pour aller faire un tour dehors ?

Par chance, il ne croisa personne en chemin vers la sortie. Dehors, il pleuvait, mais il s’en rendit à peine compte, l’esprit concentré sur les semaines qui avaient précédé le diagnostic des médecins. Il revit clairement ce jour où, soudain, il avait remarqué les cernes foncés sous les yeux d’Amira. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Quelle sorte de père était-il pour ne pas les avoir aperçus plus tôt ?

Rongé de culpabilité face à sa propre incompétence paternelle, il se souvint comment, à la naissance de sa fille, il s’était juré de ne jamais la laisser souffrir, ni du mensonge de sa mère, ni de sa propre stupidité. Il avait décidé d’agir envers celle qui portait son nom comme avec un enfant de son propre sang ; ce qu’elle était d’ailleurs, aux yeux des autres…

Quand le bébé était né huit mois après son mariage, la plupart de ses proches avaient fait semblant de trouver la situation normale. Son père, une expression amusée et indulgente sur le visage, avait évoqué l’impatience des jeunes gens ; ses cousins l’avaient abreuvé d’allusions salaces. Mais leur réaction aurait été tout autre s’ils avaient appris la vérité. S’ils avaient su que, loin de s’être montré empressé, Karim n’avait jamais couché avec Zara, qui avait choisi la nuit de leurs noces pour lui apprendre qu’elle portait l’enfant d’un autre.

Karim ne s’était donc jamais attendu à éprouver les sentiments d’un père pour son enfant. Il avait eu tort. Quand on lui avait mis la petite chose hurlante dans les bras, une vague d’émotions totalement inconnues l’avait submergé.

La petite chose avait maintenant huit ans et, à la mort de Zara deux ans plus tôt, Karim s’était retrouvé seul détenteur du secret : Amira n’était pas sa fille biologique.

A présent, le médecin savait aussi. Lorsque la nécessité d’une greffe de moelle osseuse s’était imposée, Karim n’avait eu d’autre choix que d’avouer qu’il ne constituait probablement pas un donneur adéquat. Pour la premièrefois, il avait regretté son manque d’intérêt pour l’identité de l’amant de Zara. S’il lui avait posé la question quand elle était encore en vie, Amira aurait peut-être pu trouver de l’aide plus vite.