Extraits

– Mathieu ?

– Oui ?

– Tu ne lui as pas parlé des Thüls, n’est-ce pas ?

– Non.

---

– Kamil ?

– Oui ?

– Tu ne lui as pas parlé des Frontaliers.

– Je sais.

– Vous avez été jugés ? s’indigna Ellana. Pour m’avoir sauvé la vie ?

Ouk et Pil acquiescèrent d’un même hochement de tête.

– Jugés et condamnés, déclara Oukilip. À la peine maximale !

– Une peine qui n’avait plus été appliquée depuis cinquante ans, renchérit Pilipip.

– Deux mois sans nos chapeaux !

Le sort de la mort patiente qui attend patiemment.

Les deux Petits le lancent ensemble.

De toutes leurs forces.

De tout leur cœur.

De toute leur âme.

---

Quelque part dans l’univers, la page d’un livre, presque tournée, s’immobilise à mi-course.

L’ouïe prodigieusement aiguisée d’un maître marchombre contre la vision nocturne d’un renégat.

Sayanel ne bougeait plus. C’est à peine s’il respirait.

Il écoutait.

D’abord isoler les bruits naturels de la forêt, chuchotement de la brise, impact feutré d’une baie tombant dans l’herbe, chuintement ouaté des rémiges d’une effraie puis, une fois isolés, les oublier.

Entendre le reste.

Le battement de son propre cœur, calme, lent, profond, avec, en contrepoint, un autre battement, saccadé, douloureux, rapide.

À quinze mètres.

Jorune.

Accroupi derrière un buisson.

Le poignet de Sayanel fouetta l’air, un sifflement ouvrit la nuit tandis qu’un rêve d’acier tourbillonnant captait brièvement la clarté de la lune avant de filer vers sa cible.

Infaillible et létal.

Sayanel leva le bras. Le croissant métallique qui revenait vers lui acheva sa courbe parfaite en se fondant dans sa chair.

Sayanel écoutait toujours.

Rythmant le silence de la forêt, il n’y avait plus qu’un battement de cœur.

Calme, lent, profond.

L’autre s’était tu à jamais.

– Partons, lança-t-il en se détournant.

Salim et Ewilan lui emboîtèrent le pas, abandonnant un Jorune stupéfait d’être encore en vie.

L’ancien marchombre attendit d’être seul dans la clairière pour se lever. Du revers de la main, il brossa sa cape, réajusta sa capuche, ramassa ses poignards puis, méfiant, se dirigea vers son cheval.

– Pauvres imbéciles, marmonna-t-il. Votre mansuétude m’arrange mais elle signe votre arrêt de mort. Lorsque je serai…

Une main douce se posa sur son épaule, lui tirant un cri de frayeur. Il se retourna d’un bond.

– Bonjour, Jorune, murmura Sayanel.

La nuit ne tomberait pas avant des heures et le rendez-vous était fixé bien après le coucher du soleil. Peu importait.

Chacun d’eux aurait attendu des jours s’il l’avait fallu. Et Edwin une vie entière.

« Il se comporte de cette façon parce qu’il est inquiet mais surtout parce qu’il n’a aucune piste à suivre, réalisa Salim. Mais il finira par en trouver une, et lorsqu’il la trouvera, fous seront ceux qui se dresseront sur son chemin. »

Edwin était un guerrier de légende. Capable de se défaire de n’importe quel adversaire, il maniait les armes avec une adresse qui tenait du prodige.

Les armes.

Pas les mots.

– Je t’accompagne, dit-il simplement.

Parce que vivre loin de toi n’est pas vivre, ajoutèrent ses yeux. Parce que ta présence a remplacé mon sang dans mes veines.

Parce que je t’aime.

– Moi aussi, murmura Ellana.

L’ouverture est le chemin qui te conduira à l’harmonie. C’est en s’ouvrant que le marchombre perçoit les forces qui constituent l’univers. C’est en s’ouvrant qu’il les laisse entrer en lui. C’est en s’ouvrant qu’il peut espérer les comprendre. »

Salim fronça les sourcils.

Ouverture.

Un maître-mot qui lui avait échappé. Combien d’autres n’avait-il pas discernés ? Combien de leçons avaient-elles glissé sur lui, repoussées par son aveuglement ? Sa suffisance.

Ouverture.

– En décidant de grimper là-haut, il évite le seul risque réellement dangereux qui le guettait.

– C’est-à-dire ?

– La médiocrité.

– La médiocrité ?

– Oui, et en comparaison de ce risque-là, ceux qu’il affronte au sommet du mât sont dérisoires.

– Tu n’as donc pas peur qu’il tombe ?

Elle passa le bras autour de sa taille et se serra contre lui.

– Non, répondit-elle, je sais qu’il ne tombera plus.