Secrets de famille

Sans la possibilité de préserver un secret, il n’y a point d’estime de soi, point de liberté et peut-être même point d’amour. Chacun possède un droit à l’intimité, à la fois dans ses aspects psychiques et physiques, du reste souvent difficiles à départager tant la pudeur les protège ensemble. Mais il est impossible, en même temps, d’ignorer que quand le secret n’est plus gardé pour se protéger, mais par peur de l’évoquer, tout change de sens. Et pas seulement pour celui que le secret partage entre le désir et l’angoisse de parler. Ce sont aussi ses proches qui en sont affectés, et, tout particulièrement ses enfants. Voilà la règle dont il faut partir et à laquelle nous reviendrons sans cesse : quand un parent tente de cacher un événement douloureux qui le préoccupe – soit qu’il l’ait vécu lui-même, soit qu’il ait imaginé que ses ancêtres l’avaient vécu –, son enfant le pressent toujours. On peut dire les choses autrement : un enfant ne cherche jamais à savoir ce qu’on lui cache quand on ne lui cache rien.

Mais est-ce bien utile de vouloir aujourd’hui parler de secrets de famille ? Depuis le début des années 2000, la mode semble être en effet à les raconter plutôt qu’à les cacher. Les stars et les inconnus communient dans un commun désir de dévoiler leur vie, et nombreux sont ceux qui rêvent d’en faire un best-seller. Le silence qui a si longtemps couvert les secrets de famille semble même parfois avoir laissé place à son contraire : une ostentation qui frise l’exhibitionnisme.

Pour moi qui aie invité à prendre au sérieux les secrets de famille et leurs conséquences dès le début des années 1980[1][1] D’abord dans mon article « La question du père dans...

suite, cette évolution est à la fois positive et ambiguë. Les questions posées par les enfants reçoivent encore souvent des réponses maladroites. Comment éviter que l’évocation d’un secret fasse plus de mal que de bien ? Comment protéger les enfants des conséquences néfastes du silence tout en leur évitant d’être accablés par nos propres souffrances ou celles des générations précédentes ? Ces problèmes nous concernent tous : secrets d’alcôves, secrets des origines, secret de filiation ou de parentalité, secrets de la mort, du suicide, de la maladie ou encore secrets d’actes délictueux – les fameux « cadavres dans le placard » –, dans tous les cas, comment en parler ? Pour le savoir, il faut d’abord comprendre comment ils fonctionnent. Or, nous verrons que ce qui n’est pas dit avec des mots l’est toujours autrement, à travers des gestes, des attitudes, des mimiques… L’être humain utilise en effet d’abord son corps pour se donner une représentation de ce qu’il vit, et c’est pourquoi le corps est l’espace privilégié de la mise en scène de l’indicible. En outre, le porteur de secret oblige parfois ceux qui l’entourent à ne pas prononcer certains mots qui pourraient, comme on dit, « mettre la puce à l’oreille ». On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu, ni de meurtre dans la maison du fils d’un assassin. Ces mots interdits, quand il arrive qu’ils soient prononcés, provoquent toujours un drame. Un parent habituellement joyeux s’assombrit, pleure ou s’énerve sans raison apparente, voire quitte brutalement la pièce, laissant tétanisé celui par qui le scandale est arrivé. Non seulement celui-ci se garde bien de recommencer, mais il hésite même à vouloir comprendre ce qui arrive tant il a l’impression de toucher à des territoires interdits. Si c’est un enfant, il est guetté par la culpabilité, voire par la honte. Il s’empêche de poser des questions sur ce qu’il observe, qu’il est censé ne pas voir, et plus encore sur ce qu’il imagine, qui est toujours terrifiant. Alors, le silence se fait. Il y a ceux qui y pensent sans rien dire et ceux qui ont déjà tout oublié.

À la déchirure de la première génération, partagée entre le désir de taire une ancienne blessure et celui d’en parler pour s’en soulager, s’en ajoute une deuxième : celle d’enfants écartelés entre le désir de comprendre leur parent (éventuellement pour lui venir en aide) et l’angoisse de réveiller ses douleurs cachées.

Des symptômes étranges en résultent parfois. Certains sont liés directement à l’insécurité où les enfants sont plongés, et d’autres à ce qu’ils imaginent pour tenter de s’accommoder de ce qu’on leur dissimule. Ces symptômes ne sont d’ailleurs pas forcément le point de départ d’une vie d’échecs. Il y a beaucoup de métiers où la capacité de voir et d’entendre sans poser de questions est considérée comme une vertu, et les enfants de parents porteurs de secrets peuvent y exceller. Nous verrons malheureusement que le prix, quand il n’est pas payé à la deuxième génération, l’est bien souvent à la troisième, d’une façon d’autant plus problématique que personne ne peut plus faire le lien avec le secret initial…

Enfin, nous verrons que les secrets ne relèvent pas que de la sphère privée. Certaines des règles qui régissent nos familles organisent aussi nos sociétés, et chaque secret est une porte ouverte à la fois sur l’intimité de celui qui le porte et sur la société dont il fait partie. Les secrets ont en effet leur place dans de nombreuses institutions où ils servent, selon les cas, à protéger des données personnelles… ou à protéger ceux qui en font un usage indu. La possibilité du secret est à la fois la chose la plus précieuse et la plus dangereuse. Il ne saurait être question de le condamner, encore moins de vouloir l’interdire. Le problème est plutôt de savoir à qui il profite et la fonction qu’il remplit.

Mais peut être le lecteur se demande t-il la différence qui existe entre cet ouvrage et celui que j’ai publié il y a quinze ans sur le même thème ?[2][2] S. Tisseron, Secrets de famille, mode d’emploi, Paris,...

suite Ce « Que sais-je ? » s’appuie bien entendu sur cette première réflexion. Il en est en ce sens un prolongement. Mais ces quinze années m’ont permis d’aborder la question des secrets de familles selon des angles neufs et de développer de nouveaux outils pour mieux les appréhender. C’est la synthèse de ces recherches que je propose ici.