Vous utilisez un bloqueur de publicité

Cher Lecteur,

Nous avons détecté que vous utilisez un bloqueur de publicités (AdBlock) pendant votre navigation sur notre site. Bien que nous comprenions les raisons qui peuvent vous pousser à utiliser ces outils, nous tenons à préciser que notre plateforme se finance principalement grâce à des publicités.

Ces publicités, soigneusement sélectionnées, sont principalement axées sur la littérature et l'art. Elles ne sont pas intrusives et peuvent même vous offrir des opportunités intéressantes dans ces domaines. En bloquant ces publicités, vous limitez nos ressources et risquez de manquer des offres pertinentes.

Afin de pouvoir continuer à naviguer et profiter de nos contenus, nous vous demandons de bien vouloir désactiver votre bloqueur de publicités pour notre site. Cela nous permettra de continuer à vous fournir un contenu de qualité et vous de rester connecté aux dernières nouvelles et tendances de la littérature et de l'art.

Pour continuer à accéder à notre contenu, veuillez désactiver votre bloqueur de publicités et cliquer sur le bouton ci-dessous pour recharger la page.

Recharger la page

Nous vous remercions pour votre compréhension et votre soutien.

Cordialement,

L'équipe BookNode

P.S : Si vous souhaitez profiter d'une navigation sans publicité, nous vous proposons notre option Premium. Avec cette offre, vous pourrez parcourir notre contenu de manière illimitée, sans aucune publicité. Pour découvrir plus sur notre offre Premium et prendre un abonnement, cliquez ici.

Livres
714 827
Membres
1 013 950

Nouveau ? Inscrivez-vous, c'est gratuit !


Inscription classique

En cliquant sur "Je m'inscris"
j'accepte les CGU de booknode

Commentaires de livres faits par Lilinie

Extraits de livres par Lilinie

Commentaires de livres appréciés par Lilinie

Extraits de livres appréciés par Lilinie

Ce n'est pas parce que qu'"on a toujours fait comme ça" qu'on a fait juste!
Dès les tout premiers jours, l'éducation devient un imbroglio de conceptions qui se contredisent les unes les autres
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
"Vous comprenez, Marie-Jeanne, on m'a mis mon enfant dans les bras mais on ne m'a pas donné le mode d'emploi!"
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Eviter les grains de sable dans la machine à bonheur, c'est habituer son enfant à se connecter avec ses émotions, sans honte ni culpabilité, c'est lui apprendre à exprimer librement ses souhaits et ses propositions, c'est lui faire comprendre que les erreurs sont la base de la réussite et pas un signe d'échec. Et tout cela consiste à lui donner les bases d'une communication sereine et fluide, d'une communication sans violence.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
la confiance en soi du futur adulte s'établit sur le respect de son ressenti et la possibilité d'avoir recours à un contact vrai et simple assorti d'une sagesse intuitive, en quelque sorte "originelle", car, au fond, nous savons ce qui est juste et bien pour nous, dans une situation donnée.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
La bienveillance, c’est prendre soin, faire attention, être disponible, accompagner avec souplesse, justesse et fermeté. C’est respecter les besoins du monde de l’enfant et ceux du monde de l’adulte. C’est être solide sans rigidité, compréhensif sans compromission. C’est être congruent en montrant un exemple, en adoptant une attitude non jugeante.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Elle le retrouverait!
Il y avait près de 15 ans qu'elle se répétait ces mots-là ! 15 ans ! Chaque matin en ouvrant les yeux, elle pensait que le jour était venu, et qu'il ne finirait pas sans qu'elle l'ait retrouvé.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Arrestation à la frontière


IL EST 20 HEURES. Une voiture roule lentement vers nous dans l'obscurité, tous phares allumés : la Mercedes bleue ! Immatriculation : B-ML 363. Une heure de retard… Mon cœur bat la chamade. Moi qui croyais que c'était encore une fois tombé à l'eau ! La décision aurait-elle enfin été prise, aujourd'hui, le 19 février 1977 ?

Je ne reverrai donc plus notre appartement de la Landsberger Strasse, je n'entendrai plus les grincements du tramway, qui m'ont si souvent dérangée et dont je suis déjà nostalgique.

Cela fait déjà un certain temps que nous attendons ici, à Wiederitzsch, au nord de Leipzig, bien avant l'heure convenue.

Dans mes bras, Constanze, notre fille de presque quatre ans, pèse de plus en plus lourd au fil des minutes. Il fait nuit, pour elle c'est l'heure de dormir. Tout à l'heure je suis retournée avec elle dans le magasin de papiers peints, de l'autre côté de la rue ; nous y avons cherché des modèles pour une chambre d'enfant, une chambre à coucher et un salon. Quand elle en a eu assez, Rudolf et moi avons joué avec elle aux devinettes et lui avons raconté des histoires pour l'endormir. Maintenant, fatiguée, elle s'appuie contre mon épaule en suçotant son doudou.

Les portes de la Mercedes s'ouvrent d'un coup. Au volant, un homme, dans les vingt-cinq ans, en jean et courte veste claire ; à côté de lui, une jolie femme aux cheveux noirs, vêtue d'un long manteau noir cintré, qui peut avoir deux ou trois ans de moins que lui. Elle nous explique nerveusement sa présence par le fait qu'un jeune couple d'amoureux attire probablement moins l'attention.

— Allez, montez, nous ne sommes pas en avance. Je me suis trompé de route, dit l'homme d'une voix qui s'éraille.

Nous hésitons… nous attendons le mot de passe. Le passeur doit dire : « Je suis Otto », et nous devons répondre : « Hassan me l'a dit. » Mais le type ne semble pas vouloir en dire plus. Énervé, Rudolf marmonne :

— Hassan m'a dit que tu es Otto.

— Pas de temps à perdre, allez montez !

Constanze grimpe en premier dans la Mercedes. Sans crainte, presque heureuse de cette aventure, elle s'installe sur la banquette arrière et balance ses pieds en nous attendant. Avant de monter, nous casons vite les quelques affaires que nous pouvions emporter : un sac avec nos diplômes et nos documents, ainsi que mon violon. Puis nous démarrons.

Avant que nous ayons le temps de dire quoi que ce soit, l'homme, dont j'apprendrai plus tard qu'il s'appelle Manfred Kowalski, dépasse à toute vitesse la bretelle d'autoroute que nous devions prendre. Quand nous lui faisons remarquer son erreur, il pousse des jurons. Il faut faire demi-tour. Il attrape enfin le bon embranchement, mais s'arrête avant de rejoindre l'autoroute.

— Allez, descendez ! nous dit-il.

Je le regarde, effrayée. En plein milieu de la voie d'accès à l'autoroute ? Et ça se prétend professionnel ? ! J'ai du mal à comprendre.

— Plus vite, magnez-vous un peu !

Nous faisons de notre mieux, mais ce n'est pas facile de se dépêcher avec un enfant à moitié endormi. Dans la nuit noire, j'aperçois une voiture qui s'arrête derrière nous. J'ai une montée d'adrénaline. La Stasi1 ! Ça y est ! Ils vont nous arrêter !

— Cette voiture est avec nous, nous rassure Kowalski. Pas de souci. Pressez-vous, chaque minute compte !

Une autre voiture ? Pourquoi ça ? À deux voitures, nous allons nous faire encore plus remarquer. Ce procédé me semble étrange. Plus tard, lors des interrogatoires, j'apprendrai que ce véhicule devait servir de diversion.

Rudolf grimpe en premier dans le coffre. Il se colle contre la paroi du fond, la tête du côté conducteur, les jambes repliées, les pieds coincés derrière la roue de secours. Il remet prudemment ses lunettes en place. Avant de prendre Constanze, il étend une partie de son manteau bleu foncé sur le plancher du coffre. Il serre la petite fort contre lui. Elle est confiante, elle s'allonge dans le coffre puant l'huile de moteur comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Jusqu'à présent, elle n'a jamais rien connu de mauvais dans sa vie.

Kowalski m'aide. J'ai tellement peur de faire mal à Constanze que je me montre maladroite. Les mains du passeur sont moites et il tremble de tout son corps. A-t-il peur lui aussi ? Lui, l'expert en ce domaine.

Il ne reste pratiquement plus un seul centimètre qui ne soit occupé par nous trois ou la roue de secours. Je dois me plier littéralement en deux. Mon violon n'entre plus dans le coffre, il faut le laisser sur la banquette arrière. La jeune femme y a posé notre sac et un sachet de pommes par-dessus. Que se passera-t-il si les gardes-frontière remarquent tout de même le violon ? Nous aurions dû en parler avec le passeur, mais tout est allé si vite.

— Aurons-nous assez d'air pour respirer ? s'inquiète Rudolf.

— Il y a un tuyau et des petits trous dans le coffre, vous n'étoufferez pas, dit l'homme dont dépend notre avenir avant de refermer la porte dans un claquement sonore.

Constanze sursaute légèrement, se colle contre moi et s'endort peu après. Je sens sa respiration tranquille dans mon cou. Avant de monter en voiture, nous lui avons donné un léger somnifère que nous a procuré une pédiatre. Il produit son effet. Rudolf et moi nous n'arrêtons pas de lui tâter le pouls : il bat normalement.

La panique me gagne. J'ai du mal à supporter l'exiguïté et l'obscurité. Mon cœur s'affole, j'ai soudain l'impression de manquer d'air, mais il faut que je me maîtrise. Notre voyage va encore durer des heures, pas question de le compromettre.

Qu'avait dit Kowalski ? Je tente de me calmer avec des idées pratiques. Il compte d'abord rouler en direction de la Thuringe, vers l'échangeur d'Hermsdorf. À partir de là, le trajet de transit passe par le poste-frontière de Hirschberg pour mener ensuite à Hof… en République fédérale allemande, notre but. Je dois chasser les sombres pressentiments qui troublent ma confiance. En tant que bagage vivant dans un coffre, ce n'est pas facile…

Je ne peux m'empêcher de penser que quelque chose cloche. Le passeur conduit comme s'il venait de faire la tournée des bistrots, je crains plus d'une fois que la voiture ne se renverse. Que se passe-t-il ? S'est-il encore trompé de route, fait-il demi-tour sur l'autoroute ? Et la voiture qui nous suit, a-t-elle aussi fait demi-tour ? Ça doit bien se remarquer, deux voitures de l'Ouest en train de cabrioler comme ça ! Serions-nous déjà pris en chasse ?

Mes pensées se bousculent, je tremble de peur et de froid. Rudolf prend ma main, je me calme ; Kowalski a repris maintenant une conduite moins chaotique. J'entends de la musique et de temps à autre des mots que je ne comprends pas, malgré tous mes efforts. C'est insupportable de se trouver ainsi livrée à de parfaits inconnus. J'essaie de me concentrer. Qu'avions-nous convenu ? Une fois à la frontière, la radio s'éteindra. Nous saurons ainsi que nous ne devons plus du tout bouger. J'écoute toujours la respiration de Constanze : elle est profonde et régulière, tout comme son pouls. Pourvu qu'elle ne se réveille pas pendant le contrôle des papiers et qu'elle ne se mette pas à tousser ou pleurer ! Aucun son ne doit sortir du coffre quand les gardes-frontière s'intéresseront à nos passeurs.

Nous roulons toujours. Ce voyage semble durer une éternité. Cela doit faire deux ou trois heures maintenant que nous sommes sur la route. Rudolf porte une montre à cadran lumineux, mais je n'ose pas lui demander l'heure par peur de réveiller la petite.

Je n'arrête pas de penser à ma tante que nous sommes allés voir hier. Ses derniers mots ont été : « Revenez bientôt ! Vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas ? » Elle a dit ça d'une façon si anxieuse que j'en ai eu froid dans le dos.

Nous n'avions confié à personne que nous n'avions qu'un but en tête depuis longtemps : une « fuite de la République », selon le terme consacré dans notre pays socialiste, la République démocratique allemande. Les complices d'une évasion courent un grand danger, étant donné que le seul fait d'être au courant de la préparation d'une telle « attitude criminelle » est punissable. À moins de dénoncer ceux qui…

Soudain c'est le calme, je n'entends plus de musique, la voiture ralentit. La frontière ! Après un court arrêt, la Mercedes repart, puis stoppe de nouveau. Ces minutes interminables me coupent presque le souffle. Rudolf et moi nous nous tenons toujours les mains, je suis si tendue que je sens à peine les miennes.

Que se passe-t-il ? Pourquoi une aussi longue attente ? Enfant, j'ai souvent désiré que le temps passe à toute vitesse quand j'attendais mon anniversaire ou Noël. Mais les désirs des enfants sont parfois aussi vains que ceux des adultes.

Ou alors ? La Mercedes redémarre. Quel soulagement ! Ça y est, nous avons réussi ! Mais pourquoi ne nous sort-on pas du coffre ? Je suis de nouveau en proie à de sombres pressentiments. J'ai l'impression que le passeur s'exerce au slalom. Tout d'un coup, il pile net. On pousse quelque chose sous la voiture, des portes claquent, des pas s'éloignent. Puis c'est de nouveau le calme, un silence plutôt inquiétant. J'essaie de m'encourager : « Tu vas bientôt pouvoir sortir de ce coffre. Tu vas embrasser ton mari et ta fille, poser le pied sur le sol de la République fédérale… et Constanze grandira dans un monde où elle pourra elle-même décider de son chemin. » Mais tout au fond de moi, je sens que c'est terminé, que tout est fini.

La petite se réveille. Pourvu qu'elle ne se mette pas à babiller comme elle aime le faire quand elle sort de son sommeil. Rudolf lui glisse à l'oreille que nous partons à l'Ouest chez mamie, qu'il faut seulement ne pas faire de bruit.

— Mais, papa, nous ne sommes pas encore assez vieux, répond Constanze à moitié endormie.

Avez vous apprécié cet extrait ? 0

1981

Mon père et ma mère n'étaient pas très heureux en ménage.

Il s'est passé des années depuis la dernière fois où j'ai dû subir leur compagnie, des dizaines d'années même, mais je pense à eux presque tous les jours, pendant quelques instants, pas plus. Comme un murmure de la mémoire, aussi léger que le souffle de Zoïa sur mon cou quand elle dort à côté de moi, la nuit. Aussi doux que ses lèvres sur ma joue quand elle m'embrasse pour commencer la journée. Je ne sais pas exactement quand ils sont morts. Je ne sais rien de leur décès, en dehors de la certitude naturelle qu'ils ne sont plus de ce monde. Mais je pense à eux. Je pense encore à eux.

J'ai toujours imaginé que mon père, Daniil Vladiavitch, était mort le premier. Il avait déjà une trentaine d'années lorsque je suis né et, d'après mes souvenirs, il n'a jamais joui d'une bonne santé. Je me rappelle m'être éveillé, tout enfant, dans notre petite isba en bois, à Kachine, dans le grand-duché de Moscovie, appuyant mes mains contre mes minuscules oreilles pour ne pas l'entendre étouffer, tousser et cracher ses glaires dans le feu qui brûlait dans notre poêle. Ces bruits prouvaient qu'il était mortel. Je pense à présent qu'il devait souffrir des poumons. Un emphysème, peut-être. Difficile à dire. Il n'y avait pas de médecins pour le soigner. Ni de médicaments. Et face à ses nombreuses maladies, il n'était ni stoïque ni discret. Quand il souffrait, nous souffrions aussi.

Son front formait une saillie grotesque, je m'en souviens aussi. Une grande masse membraneuse qui s'enflait, avec des difformités moindres de part et d'autre, la peau tendue de la racine des cheveux jusqu'à l'arête du nez, tirant ses sourcils vers le haut en une expression d'inquiétude permanente. Liska, ma grande sœur, m'a raconté un jour que cela résultait d'un accident à la naissance : un accoucheur incompétent, l'attrapant par le crâne plutôt que par les épaules alors qu'il venait au monde, avait appuyé trop fort sur l'os tendre, pas encore solidifié. Ou bien une sage-femme paresseuse, indifférente aux enfants des autres. Sa mère n'avait pas survécu pour voir l'être qu'elle avait engendré, ce bébé au crâne déformé. Donner la vie à mon père avait coûté la sienne à ma grand-mère. Cela n'avait rien d'exceptionnel à l'époque, et c'était rarement une cause de chagrin : on y percevait un équilibre de la nature. Aujourd'hui, ce serait un événement inacceptable, une cause de procès. Peu après, mon grand-père prit une autre femme, bien sûr, pour élever sa progéniture.

Quand j'étais enfant, les autres garçons du village avaient peur en voyant arriver mon père sur la route ; il lançait des regards anxieux tantôt devant, tantôt derrière lui lorsqu'il revenait des champs, ou bien il secouait le poing en sortant de chez un voisin avec qui il s'était disputé une fois de plus, pour une dette de quelques roubles ou parce qu'il s'était senti insulté. Les gamins lui inventaient des surnoms qu'ils s'amusaient à lui lancer au visage : ils l'appelaient Cerbère, comme le chien à trois têtes des Enfers, pour l'imiter, ils enlevaient leur colback et pressaient les poignets contre leur front, les agitant comme des fous tout en psalmodiant leurs cris de guerre. Ils se comportaient ainsi devant moi, son unique fils, sans redouter les représailles. J'étais petit et faible. Je ne leur inspirais aucune crainte. Ils faisaient des grimaces dans son dos et crachaient à terre comme lui, et quand il se retournait pour hurler comme un animal blessé, ils se dispersaient telles des graines jetées par le semeur, disparaissant dans le paysage. Ils riaient de lui, ils le trouvaient à la fois terrifiant, monstrueux et haïssable.

Contrairement à eux, j'avais peur de mon père, car il se montrait violent et distribuait généreusement les coups de poing, sans remords.

Sans raison particulière, je me le représente rentrant un soir à la maison, peu après cette froide matinée de mars où je m'étais évadé du train à Pskov, pourchassé par les bolcheviks à cause de ce que j'avais fait. Je me vois traverser les rails en courant, puis m'enfoncer dans la forêt, craignant pour ma vie, tandis qu'il se traîne sur la route qui le ramène à la maison, toussant et crachant, inconscient d'être lui aussi en danger de mort. Dans mon arrogance, j'imagine que ma disparition est un sujet d'infamie pour notre famille et pour notre petit hameau, un déshonneur qui crie vengeance. Je visualise une bande de jeunes villageois – dans mes rêves, ce sont quatre grandes brutes affreuses – qui se jettent sur lui, munis de gourdins, qui l'entraînent vers les ténèbres d'une ruelle bordée de hauts murs, pour l'assassiner sans témoins. Je ne l'entends pas implorer leur pitié, ce n'était pas son genre. J'aperçois du sang sur les pavés où il gît. Je vois une main bouger lentement, trembler, les doigts agités d'un spasme. Puis s'immobiliser.

Quand je pense à ma mère, Youlia Vladimirovna, je l'imagine rappelée à Dieu dans son propre lit, quelques années plus tard, affamée, épuisée, mes sœurs pleurant à son chevet. Je ne peux imaginer les difficultés qu'elle a dû affronter après la mort de mon père et je n'aime pas y penser car, même si c'était une femme froide qui, à chaque étape de mon enfance, m'a montré combien je la décevais, elle était néanmoins ma mère, et donc une sainte. Je me représente ma sœur aînée, Assia, plaçant un petit portrait de moi entre ses mains jointes pour la dernière fois, alors qu'elle se prépare à rencontrer son créateur. Le linceul est serré sur son cou mince, son visage est blanc, ses lèvres d'un bleu pervenche pâle. Assia m'aimait mais elle était jalouse parce que je m'étais enfui. Je me rappelle cela aussi. Un jour, elle est venue me voir et je l'ai chassée. Ce souvenir me fait honte.

Il ne s'est peut-être rien passé de tel, bien sûr. La vie de ma mère, celle de mon père et de mes sœurs ont peut-être connu une fin différente : heureuse, tragique, solitaire, calme ou violente, impossible de le savoir. À aucun moment je n'aurais pu revenir, jamais l'occasion ne s'est présentée d'écrire à Assia, à Liska ou même à Talia, qui avait peut-être oublié son grand frère Gueorgui, le héros et la honte de la famille. Si j'étais revenu les voir, cela aurait été dangereux pour elles, pour moi, et pour Zoïa.

Mais peu importe le nombre d'années écoulées, je pense encore à eux. Il y a des pans entiers de ma vie qui sont un mystère pour moi, des décennies de travail, de vie de famille, de lutte, de trahison, de pertes et de déceptions. Mais de ces premières années persistent des instants qui résonnent dans ma mémoire. Et si ces souvenirs restent comme des ombres dans les couloirs sombres de mon cerveau vieillissant, ils sont d'autant plus vifs et remarquables qu'ils ne seront jamais oubliés. Même si je sombre dans l'oubli.



Voilà plus de soixante ans que je n'ai plus vu un seul membre de ma famille russe. Il est presque impossible de croire que j'ai vécu jusqu'à quatre-vingt-deux ans et que j'ai passé si peu de ce temps parmi eux. J'ai négligé mes devoirs envers eux, mais ce n'est pas ainsi que je le percevais alors. Car je n'aurais pu modifier le cours de ma destinée, pas plus que la couleur de mes yeux. Les circonstances m'ont entraîné d'un moment à un autre, et ainsi de moment en moment, comme pour tous les hommes, et j'en ai suivi le cours sans poser de question.

Puis, un jour, j'ai arrêté. J'étais vieux. Et ils n'étaient plus.

Je m'interroge : leurs corps sont-ils encore en décomposition, ou se sont-ils déjà dissous pour ne plus faire qu'un avec la poussière ? La putréfaction met-elle plusieurs générations à s'accomplir, ou peut-elle être plus rapide, selon l'âge du cadavre et les conditions d'inhumation ? Cette vitesse dépend-elle de la qualité du bois dont est fait le cercueil ? De l'appétit du sol ? Du climat ? Autrefois, j'aurais pu méditer sur ce genre de questions, me détournant de ma lecture du soir. J'en aurais pris note et j'aurais effectué des recherches jusqu'à trouver une réponse satisfaisante, mais cette année, toutes mes habitudes se sont évanouies et ces réflexions me paraissent désormais triviales. Je n'ai pas remis les pieds à la bibliothèque depuis plusieurs mois, depuis que Zoïa est malade. Je n'y retournerai peut-être jamais.

L'essentiel de ma vie, c'est-à-dire de ma vie adulte, s'est déroulé entre les murs tranquilles de la bibliothèque du British Museum. J'ai commencé à y travailler au début de l'automne 1923, peu après être arrivé à Londres avec Zoïa. Nous avions froid, nous avions peur, nous étions sûrs de pouvoir encore être démasqués. J'avais alors vingt-quatre ans et je n'avais jamais soupçonné qu'il existait des emplois aussi tranquilles. Cinq ans auparavant, j'avais renoncé aux symboles de ma vie antérieure – uniformes, fusils, bombes, explosions – mais je restais marqué par leur souvenir. Leur avaient succédé les costumes de coton souple, les classeurs à documents et l'érudition, changement bienvenu.

Et avant Londres, bien sûr, il y avait eu Paris, où je m'étais mis à m'intéresser aux livres et à la littérature, passion née à la Bibliothèque Bleue, curiosité que j'espérais continuer à satisfaire en Angleterre. Je ne me féliciterai jamais assez d'avoir remarqué cette annonce dans le Times : le British Museum cherchait un bibliothécaire assistant et je m'étais présenté le jour même, le chapeau à la main. On m'avait aussitôt fait rencontrer M. Arthur Trevors.

Je me rappelle précisément la date. Le 12 août. Je venais de me rendre à la cathédrale de la Dormition et de Tous les Saints, où j'avais allumé un cierge pour un vieil ami, geste annuel de respect coïncidant avec son anniversaire. Tant que je vivrai, lui avais-je promis bien des années plus tôt. Il semblait assez approprié que ma nouvelle vie démarre le jour même où sa courte existence avait commencé.
Avez vous apprécié cet extrait ? -1

Vire


Le nom, rien que le nom de cette ville évoque pour moi une certaine nostalgie et un mal d'être. Ce malaise qui a accompagné ma jeunesse m'étreint encore parfois aujourd'hui. Vire : sous-préfecture du Calvados, six mille habitants à l'époque, bordée par la Manche et l'Orne, non loin de la Bretagne, en plein bocage normand. Ce lieu résonne toujours aussi fort en moi : les odeurs, la pluie si fréquente dans cette partie de la Basse-Normandie, la gare, mais surtout le ciel, gris. Mes quinze premières années m'ont paru une éternité.



Mon père a posé ses valises ici en 1947-1948, après trois ans de captivité entre les camps de Drancy et de Compiègne. Il était médecin, médecin de famille à l'ancienne comme il n'en n'existe peut-être plus - et il le fut jusqu'à sa mort, le 9 août 1983. Avec ma mère, il arrivait de loin, des confins de l'Empire austro-hongrois, de Czernowitz, devenue Tchernovtsy, capitale de la Bucovine, qui fut turque avant de devenir autrichienne puis roumaine, puis russe. Aujourd'hui, c'est en Ukraine, et je rêve d'aller voir un jour d'où je viens.

À Vire, juste après la guerre, s'installa donc une famille roumaine et autrichienne d'origine juive, Lola Schafler et Abraham Drucker. Comme tous les parents de cette génération, les miens n'avaient qu'un rêve : que leurs enfants fassent mieux qu'eux. Mon père voulait des fils diplômés, médecins comme lui, hauts fonctionnaires, grands commis de l'État... ou, pourquoi pas ? musiciens, hommes de plume. Nous étions trois, les trois fils Drucker. L'aîné, Jean, serait évidemment préfet - au pire sous-préfet -, Jacques, le benjamin, deviendrait un grand médecin, quant à moi... Pendant toute mon adolescence, je ferai office de bon à rien, sous le joug d'une interrogation permanente : « Mais qu'est-ce qu'on va faire de toi ? »

On ne peut pas imaginer la pression qu'exerça mon père concernant notre avenir. Les études, les diplômes, rien d'autre n'a compté. Rien d'autre n'a existé. Mes frères et moi, chacun à notre façon, nous nous sommes battus contre cette obsession paternelle. Pour mon père, ses fils devaient représenter des compétences, des résultats, en un mot de l'excellence. Après une année de médecine, entreprise sans conviction pour le satisfaire, Jean, obéissant, optera pour les sciences politiques, avant l'ENA. Le Dr Drucker en fut très fier. Mais je ne suis pas certain que mon grand frère ait été si heureux d'avoir suivi cette voie, surtout à la fin de sa vie. Sortir de l' ENA signifie souvent devenir un homme de pouvoir, fasciné par la politique. Ce n'était pas le cas de Jean, plus proche des saltimbanques qu'on ne l'imagine. Ceux qui l'ont connu à travers ses trente-cinq années dans l'audiovisuel pourraient en témoigner.

C'est Jacques, le plus jeune, qui finalement reprendra le flambeau d'Hippocrate. Interne des hôpitaux, pédiatre de formation, il est aujourd'hui conseiller scientifique auprès de l'ambassade de France à Washington. Voilà trente ans, il a fait partie, au côté du professeur Philippe Maupas, de l'équipe qui découvrit le vaccin contre l'hépatite B.

Au fond, c'est moi qui aurais dû devenir médecin de campagne. Plus tard, mon père a dit que j'avais toutes les qualités pour porter sa sacoche de cuir noir avec le stéthoscope, le bracelet à tension et aller de ferme en ferme soigner les petites gens, qu'ils soient ouvriers ou paysans dans cette Basse-Normandie de Balzac et de Maupassant. J'aurais tellement aimé, mais je n'ai pas pu. Cinquante ans après, j'en éprouve encore des regrets.

Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Jeudi 29 juin 2006.
Vol en hélicoptère Écureuil 350.B2.
11 h 10


En quittant l'héliport d’Issy-les-Moulineaux, je savais que je ne décollais pas pour un voyage ordinaire. Je ne suis presque jamais revenu à Vire car je l'ai toujours redouté. Mais chaque fois qu'il m'arrive d'effectuer un vol en direction des plages de mon enfance, du côté de Granville et de la Bretagne, je ne résiste pas à l'envie de changer de cap pour survoler la ville de ma jeunesse. Chaque fois, même de très haut, en n'étant qu'un point dans le ciel, la même émotion m'envahit et mon pouls s'accélère. Depuis bientôt quinze ans, Jean Yves Cousin, le maire de Vire, me dit qu'un jour il posera une plaque commémorative sur l'un des murs de l'hôpital en l'honneur de mon père. Ce jour est venu.

À dix minutes de l'atterrissage, à cinq cents mètres d'altitude, une fois amorcée la descente vers cette cuvette au fond de laquelle j'aperçois déjà la ville, mon pilotage devient moins sûr et, par sécurité, je passe les commandes à mon complice Franck Arrestier - je ne pilote jamais seul, c'est une promesse que j'ai faite à ma femme il y a quinze ans. Je lui demande d'effectuer un tour à basse altitude sur Vire. Au fil des années, la vue d'un pilote d'hélicoptère devient celle d'un aigle. D'un regard, on identifie un monument, une toiture, une cheminée d'usine, autant de repères importants qui font partie de la navigation. La place de la Gare me saute aux yeux, si petite, avec la ligne du chemin de fer Granville-Paris et ses rails brillants - enfant, je rêvais qu'il m'emporte. Je vois les deux maisons de mon enfance, la première, modeste, place de la Gare et, deux cents mètres plus loin, la seconde, plus bourgeoise, avec sa vigne vierge. Un coup d'œil furtif sur la Porte Horloge, le monument qui domine la ville, et déjà nous piquons sur le stade, ce stade où je rêvais d'être Raymond Kopa et Just Fontaine, les Zidane et Henry des années 1950. Vire, en grande partie détruite par les bombardements du Débarquement, comme tant de villes normandes, s'est rebâtie avec moi durant les dix premières années de ma vie. Là-haut trône toujours le collège Émile-Maupas - où j'ai découvert cette maladie qui ne devait plus jamais me quitter : l'anxiété.

La Porte Horloge revient dans notre champ de vision, avec son immense cadran circulaire. Quand j'étais gamin, la nuit, avec des copains, nous nous amusions à en avancer les aiguilles d'une heure. L'hélico se pose sur le stade Pierre-Compte, ma gorge se serre. Il est midi. Je vais rester deux heures et demie à Vire. Deux heures et demie noué par l'émotion mais personne n'en verra rien. Quarante années de métier public m'ont appris à ne rien laisser paraître.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
date : 25-09-2011
Mike



La cassette tenait dans la paume. Ce petit morceau de plastique de six centimètres sur huit était d'une indécence et d'un danger tels que Michael avait l'impression de tenir un objet radioactif. Ses effets sur une école entière allaient d'ailleurs se révéler tout aussi néfastes : dévalorisation de la réputation d'excellence d'Avery School, deux mariages brisés, avenir de trois étudiants saccagé, et – le plus terrible – mort de l'un d'entre eux. Après que Kasia lui eut apporté la cassette glissée dans une enveloppe blanche (comme si Mike comptait l'envoyer à quelqu'un !), il rentra à pied chez lui pour la visionner – un processus pénible impliquant de retrouver tout d'abord sa propre caméra, de vérifier qu'elle fonctionnait avec des cassettes semblables, puis de comprendre comment brancher tous ces fils pour projeter les images sur l'écran de télé. Parfois, Mike regrettait de ne pas avoir noyé l'objet dans la bouilloire, de ne pas l'avoir enseveli au milieu des ordures dans un sac-poubelle blanc soigneusement ficelé, ou de ne pas l'avoir débobiné avec un crayon pour le rendre inutilisable. Il doutait, certes, de pouvoir éviter le scandale potentiel, mais peut-être aurait-il pu l'orchestrer autrement pour en limiter les dégâts.

Il semblait s'être passé beaucoup de choses avant que l'objectif, tenu par une main invisible, ne se fixe sur le quatuor. On voyait la fille (Mike ne trouvait pas d'autre mot pour la désigner : elle était et resterait la « fille ») se détourner du garçon grand et mince encore vêtu de son jean pour virevolter avec la grâce d'une danseuse en direction d'un jeune homme nu, plus petit et plus trapu, qui attrapa la fille et se baissa pour lui sucer le sein droit. On ne distinguait encore aucun visage, une omission sans doute volontaire de la part de la personne derrière la caméra. Mike Bordwin, le directeur de l'école privée d'Avery, n'identifia pas d'emblée les lieux – un dortoir, comme il le verrait par la suite. Le plus petit des deux garçons regarda le grand, qui déboucla sa ceinture et dont le jean glissa d'un coup, comme ceux de ces personnages de bande dessinée, affublés de frocs bien trop vastes pour leurs hanches étroites. La caméra tenta ensuite un panoramique, saccadé à donner le tournis, vers un lit à une place où un troisième garçon, entièrement nu, un peu plus âgé que les deux autres, se caressait. Mike se rappela plus tard, entre autres images qu'il aurait voulu pouvoir effacer de son esprit, la taille vraiment impressionnante de ce pénis, mais aussi la tension intense des muscles de la poitrine et des bras du garçon. La caméra glissa vers le centre de la pièce, provoquant chez Mike une nouvelle impression de montagnes russes, puis se fixa sur les deux garçons debout et la fille maintenant agenouillée.

Mike perçut alors la bande-son : des grognements exagérés issus du coin de la pièce où était situé le lit, et le martèlement monotone d'une musique bizarrement assourdie. Pendant ce temps, le garçon grand aux épaules minces, debout, maintenait la tête blonde de la fille entre ses cuisses. Elle semblait à son affaire, comme si elle avait répété cet acte auparavant. Mike notait une aisance certaine dans sa façon de tirer à elle le pénis avant de fondre gentiment sur lui pour l'engloutir dans sa bouche. Le garçon mince jouit avec une exagération tout adolescente, une nuance de surprise dans la voix. Le cameraman (difficile d'imaginer une camerawoman) remonta l'objectif vers le visage du garçon, que Mike Bordwin reconnut avec un sursaut. Quand Kasia, une heure auparavant, lui avait solennellement tendu l'enveloppe en lui disant d'un ton neutre : « Je crois que vous devriez jeter un coup d'œil là-dessus », il avait espéré que la cassette vidéo n'était qu'un film pornographique du commerce – une transgression que le Dorm Parent1 aurait pu contrôler seul, en le confisquant. Penser que des élèves qu'il côtoyait dans les salles de cours, à la cafétéria ou sur le terrain de basket figuraient sur cette vidéo ne lui était venu à l'idée que lorsqu'il avait vu le visage du garçon, déformé par un paroxysme de plaisir quelque peu clownesque vu du dehors. Il se dit alors : Rob. Puis : Non, c'est impossible. Le Rob qu'il connaissait était un garçon poli, un élève assidu et un ailier exceptionnel dans l'équipe de basket. Mike, confronté à ce spectacle inimaginable qu'était la jouissance de Rob, se demanda s'il continuerait à coller sur ses étudiants des étiquettes du genre : élève hors pair ; acteur prometteur ; lèche-cul prétentieux, « bon bras » au base-ball, etc. À l'évidence, ces clichés étaient inadéquats. Le Rob qu'il connaissait n'était qu'un embryon de l'être hypersexué qui s'exhibait sur la bande. Le directeur frisait la crise cardiaque devant ces bribes d'information inquiétantes qui parasitaient son cerveau comme deux points lumineux, voués à se percuter, qu'un contrôleur aérien observerait sur son écran de radar. La fille ne semblait même pas avoir besoin de reprendre sa respiration quand elle se tourna vers l'autre garçon, debout, dont la caméra, jusqu'alors discrète, dévoila soudain le visage. Mike tressaillit. Silas. Il émit un grognement qui n'avait rien de sexuel. Silas et la fille tombèrent par terre pour se livrer à un missionnaire énergique, sinon original. Le corps de la fille tapait avec un bruit sourd ce qu'on reconnaissait maintenant comme le sol d'un dortoir jonché de canettes de bière. Mike ferma les yeux, ne tenant pas à être le témoin d'un second paroxysme orgasmique – en tout cas, pas celui de ce garçon en particulier. Quand il les rouvrit, la caméra faisait un gros plan sur le visage de la fille, dont l'extase était réelle, ou drôlement bien feinte. À cet instant, Mike se rendit compte de son extrême jeunesse – le chiffre quatorze lui traversa l'esprit. Qui elle était, il n'en savait rien. Un directeur ne connaît pas forcément le nom de tous ses élèves, particulièrement les troisièmes et les secondes, qui ne s'étaient pas encore distingués (du moins pas de la sorte). Mike était presque sûr qu'elle n'avait pas encore fait ses preuves. Il se demanda soudain, pris de panique, combien d'autres personnes, professeurs ou étudiants, avaient regardé cette vidéo. Ce qu'il vivait là était le cauchemar de sa vie. En tâtonnant, il finit par trouver la touche pause. Agenouillé dans sa maison déserte, il se sentait tellement mal qu'il pressa sa main sur son cœur. La pensée taraudante qu'un nombre indéterminé de personnes avaient déjà vu la vidéo provoquait chez lui non pas l'arrêt cardiaque qu'il craignait mais une sorte de sidération mentale. Son système neuronal était amorphe, toute connexion devenue impossible. Son cortex ne pouvait plus traiter d'autre information que la précédente, avec son cortège d'images auquel succédaient les mots police, viol, alcool et presse. Ces mots, le directeur les refusait : il n'était pas question de les voir figurer dans une phrase, dans quelque ordre que ce soit. L'important, en l'occurrence, c'était de se concentrer sur la fille pour essayer de déterminer dans quelle mesure elle était consentante. Peu désireux de rembobiner la cassette, ce qui l'aurait obligé à revoir le début, il appuya sur play tout en souhaitant pouvoir ralentir l'action – non pour en jouir, mais pour s'accorder le temps dont il avait besoin pour s'habituer à l'idée que les lendemains allaient être difficiles. Ce qu'il lui fallait, en somme, c'était tomber dans cette fosse à purin en douceur.

La vidéo redémarra, avec un craquement bizarre, par un nouveau zoom sur le visage de la fille. Mike, consterné, se répéta qu'elle n'était pas novice en matière sexuelle, et surtout qu'elle était d'une jeunesse terrifiante. C'était sans aucun doute une troisième. Il lui sembla tout d'un coup presque possible de la reconnaître s'il la dotait d'un maillot de sport – hockey sur gazon, football, équipe de basket cinq majeur2, troisième cinq ? Il était sûr qu'elle était pensionnaire, contrairement à Silas, maintenant avachi sur elle d'une façon qu'elle semblait trouver hilarante. Oui, elle se marrait. C'est bon signe ou c'est grave ? se demandait Mike, éperdu.

Ce qui se passa ensuite fut plutôt chaotique. La main inconnue s'était peut-être fatiguée de tenir la caméra, qui se mit à tournoyer sur elle-même. Mike ferma à demi les yeux pour combattre la nausée tandis que l'objectif baladeur s'attardait sur un pied de bureau auprès duquel traînait, anodine, une tennis blanche délacée et crasseuse. Cette image de l'innocence avant la chute serra la gorge de Mike. Il crut entendre en arrière-plan, et pas forcément dans cet ordre, Allez, vas-y, c'est ton tour, puis l'objectif, comme repris de folie, remonta pour se fixer sur le corps du troisième garçon. Garçon n'est pas le mot qui convient, se dit Mike. Il y a un moment subtil où les garçons deviennent des hommes, et cela n'a rien à voir avec l'âge, la pilosité ou le timbre de voix. Pour avoir travaillé presque vingt ans dans le secondaire, où il avait observé le phénomène des centaines de fois, il avait fini par décider que c'était plutôt une question de musculature, de virilité de la mâchoire, ou de façon de se tenir. Là, le jeune homme se tenait au sens littéral du terme : il se masturbait sur le corps étendu de la fille ravissante (l'admettre était déchirant pour Mike) qui l'encourageait avec des mouvements rythmiques et même diverses contorsions sans doute apprises en regardant des films porno. L'inconnu(e) derrière la caméra avait changé son angle d'observation et on ne voyait maintenant que trop clairement la profonde détermination qui animait le visage du jeune homme, que Mike reconnut. C'était un P.G.3 recruté pour mener l'équipe de basket de l'école à la victoire lors des éliminatoires. Calculant à toute allure, Mike arriva au chiffre de dix-neuf ans, tout juste avant que le P.G., que les autres étudiants nommaient J. Dot, James Robles de son vrai nom, jouisse sur la poitrine, le cou et le menton de cette fille qui avait au minimum quatre ans de moins que lui. Mike se jeta en avant pour appuyer sur stop, espérant qu'interrompre ce flot d'images lui laisserait le temps de décider que faire de cette dynamite.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0




PROLOGUE

Par trois fois, le chasseur renifla avec satisfaction. Il aimait ces instants de calme, à l'issue d'une longue traque.
Il régla ses lunettes de vision nocturne – un modèle antédiluvien, qui produisait un désagréable petit ronflement, mais qu'il appréciait pour sa précision – et balaya du regard les alentours.
Il n'eut aucun mal à localiser sa proie : comme prévu, la jeune femme avait suivi l'autoroute. Elle s'était finalement écroulée sur le côté, pour rouler en contrebas, dans les hautes herbes bordant les champs.
Dans les premières lueurs du jour, la voie de béton avait des allures de serpent assoupi. En l'absence d'éclairage électrique, sa longue théorie de plaques de ciment jetées sur la plaine évoquait les anneaux d'un constrictor. Il en émanait une sourde menace, au point qu'on devinait le monstre prêt à bondir pour saisir sa proie et l'étouffer lentement.
Masqué encore par les arbres, le soleil tardait à paraître.
Sans plus de précautions, le chasseur suivit l'autoroute pour rejoindre sa victime. La fille gisait face contre terre, elle ne bougeait plus depuis un moment.
Le chasseur esquissa un fin sourire, dévoilant ses canines acérées. Ça finissait comme ça la plupart du temps : ils s'effondraient et s'étouffaient le nez dans la boue.

Il s'accroupit et marqua une pause, afin de s'assurer que personne ne traînait dans les parages. À quelques coudées en dessous de lui, les ténèbres noyaient la silhouette allongée dans l'herbe. Le chasseur descendit la pente avec précaution, attentif au moindre bruit.
À mesure qu'il avançait, il sentait monter en lui l'excitation. De la main, il palpa la besace qui pendait à son épaule. Tout y était : le sac hermétique, le coton, les antiseptiques. Dans la poche de sa veste, le poignard pesait lourd. Son contact était apaisant.
Il s'agenouilla près du corps inerte et demeura un instant silencieux. Il détailla à loisir la nuque fine, les cheveux de jais, coupés courts, la ligne du menton, le dessin de l'oreille. Il parcourut les jambes longues, que l'on devinait sculpturales sous la toile du pantalon. Un instant, il fut sur le point de les caresser mais résista à la tentation.
Les paysannes lui faisaient toujours le même effet, il émanait de ces filles dressées dans les champs une animalité que l'on ne rencontrait jamais en ville…
Le chasseur prit une profonde inspiration.
Attendre, encore un peu. Retarder le moment.
Penché au-dessus de la fille, il huma le parfum de sa peau et manqua défaillir : ce mélange de transpiration et de moiteur, trahissant à la fois l'effort et la terreur, était le plus fabuleux des aphrodisiaques.
Il hocha la tête, admiratif. Oui, celle-là avait résisté longtemps… en vain. Elle ne l'avait jamais vu, mais elle avait toujours senti sa présence à ses trousses.
Cédant à une impulsion, le chasseur tendit la main et effleura la toile rêche de la veste. Il porta ensuite les doigts à ses lèvres et goûta la rosée ainsi prélevée. Il replongea à nouveau la main, la glissa dans le pantalon et s'attarda sur la raie des fesses, ne s'arrêtant qu'aux limites du sexe.
L'air était doux, il n'y avait personne dans les alentours… Le chasseur leva les yeux, estimant la courbe du soleil au-dessus des bois. Non. Il n'avait pas le temps.
Sitôt le jour venu, quelques voitures passeraient sur l'autoroute. Il faudrait songer à cacher la dépouille, pour qu'on ne la découvre pas tout de suite.

Il étouffa un rire de gorge : à dire vrai, il y avait peu de chances qu'on la trouve avant un bon moment. Rares étaient les véhicules qui empruntaient cet axe peu confortable, car les plaques jointes à la va-vite causaient des ravages dans les suspensions. Certes, des camions s'y aventuraient – militaires, pour la plupart – mais l'on pouvait parier qu'aucun d'entre eux ne trouverait la victime. Entassés à bord des véhicules bâchés, mal réveillés à l'aube ou complètement exténués le soir, les soldats s'agrippaient à leur fusil et luttaient contre le sommeil. Restaient quelques dignitaires de Pyongyang, de rares huiles qui avaient su obtenir les grâces du régime, mais ne s'engageaient sur la route qu'avec un ordre de mission. Aucune chance qu'ils s'amusent à observer le décor.
Pour le reste…
Le chasseur ricana de nouveau. Qui avait encore la possibilité de se déplacer en voiture, de nos jours ?

Le chasseur coula un regard circulaire sur les alentours. À travers les hublots épais de ses lunettes militaires, les silhouettes verdâtres se découpaient avec une précision remarquable. Il ne détecta aucune présence animale et, rassuré, s'attarda sur les limites du lacet de béton. Le danger ne venait pas de l'autoroute, mais des chemins qui s'étiraient de chaque côté. Ces sentiers étaient suivis par des hordes de paysans montant vers la capitale dans l'espoir de faire du troc… et, de plus en plus souvent, par quelques citadins venus échanger leurs vêtements ou leurs objets usuels contre des produits frais.
Contraints de braver les barrages et les contrôles pour lutter contre les éternelles pénuries, les uns et les autres se croisaient sur le chemin, en contrebas de l'artère. Les citadins étaient les plus méfiants : jamais ils ne levaient le nez, de peur d'être identifiés par un improbable conducteur qui les dénoncerait sans le moindre scrupule.
Les places étaient chères, à la capitale.
Le chasseur acquiesça. Elle était là, la menace ! Le visage rivé au sol, les citadins pouvaient apercevoir les traces du corps traîné dans la boue, la terre fraîchement retournée, du sang peut-être…
Il lécha ses doigts avec un soupir résigné. L'odeur intime lui aiguillonna les sens au point qu'il se sentit sur le point de basculer et dut se faire violence.
« Assez traîné ! » se morigéna-t-il.
Saisissant son poignard, il passa son pouce sur le fil de la lame pour en éprouver le tranchant puis, sans plus perdre de temps, découpa la veste de la fille.
Ses gestes étaient précis, quasi chirurgicaux. Du bout des doigts, il compta les côtes, localisa le bon endroit et planta la pointe de son arme dans la chair, qui s'ouvrit avec la délicatesse d'une rose au soleil. Le sang coula, bouillonnant.
Surpris, il lâcha un juron. Il maudit sa désinvolture – il avait tardé et ne disposait plus d'assez de temps pour laisser le corps reposer.
« Les plaies coulent beaucoup moins après un moment, récita-t-il mentalement. Quand le cœur cesse de battre, le sang n'est plus agité, il perd en fluidité, il n'est plus soumis à autant de pression… Tu aurais dû t'en rappeler ! »
Le chasseur serra les mâchoires et pesa de tout son poids. En écho, la fille fut agitée de tremblements convulsifs. Elle se raidit comme sous l'effet d'une décharge électrique et releva la tête. Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais son cri mourut dans sa gorge. Le chasseur s'était promptement plaqué contre elle, écrasant une main sur ses lèvres tandis que, de l'autre, il achevait sa besogne.
Le poignard filait dans les viscères, découpant sa route assassine avec aisance. Les doigts ancrés dans les joues de sa victime, le chasseur effectua une brutale torsion du poignet, obligeant la suppliciée à tourner la tête dans sa direction.
— Chut ! lui siffla-t-il à l'oreille. Personne ne te viendra en aide, nous sommes seuls. Ne gâche pas ce moment, veux-tu ?
Suffoquant de douleur, la fille écarquillait les yeux. Elle fit entendre des gémissements d'animal à l'agonie.
Fou d'excitation, il accentua la pression de son corps sur le sien et lui glissa la langue dans l'oreille. Il la lécha avec avidité, parcourant le lobe, glissant sur le cou. Puis il saisit fermement son visage qu'il immobilisa. Il la dévora alors du regard, bien décidé à profiter de ses ultimes instants.

Après quelques secondes d'extrême tension, la fille cessa brusquement de se débattre. Ses yeux se révulsèrent en deux écrans blancs que les rayons du soleil éclaboussèrent de rose. Elle s'affaissa comme une poupée de porcelaine brisée.
Toujours serré contre elle, il jouit en laissant fuser un râle guttural. Il resta prostré, cherchant à retrouver son souffle. Rien ne le comblait de plaisir autant que ces instants-là : la proie était encore vivante, il pouvait sentir ses derniers soubresauts, tout en guidant sa lame à la manière d'un expert.
Il se remit à genoux en soufflant, glissa son arme dans sa poche – il n'en avait plus besoin. Il se pencha à nouveau vers la plaie, dont il écarta les lèvres sans ménagement. Il y plongea les deux mains, fouilla dans le dos de sa victime, préleva ce qu'il était venu chercher et plaça son trophée chaud et gluant dans le sac prévu à cet effet. Il ôta ses lunettes, les remisa avec le reste de son équipement puis referma avec soin sa besace.
Ensuite, il caressa des doigts les herbes hautes pour se débarrasser du sang et des humeurs qui les poissaient.
Il se redressa, s'étira avec un grognement comblé.
Ne restait plus qu'à se débarrasser du corps, que les charognards des champs auraient tôt fait de rendre inidentifiable. Avisant un éboulis, juste au bord de l'autoroute, il découvrit avec bonheur une niche assez profonde pour accueillir la dépouille. Il y traîna donc le cadavre et l'y roula en boule.
Sa besogne achevée, le chasseur repartit, serein.

Contre son flanc, la besace alourdie marquait la cadence.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
date : 25-09-2011

Paris

Il n'y a pas si longtemps de ça, j'avais encore trente ans. Tout pouvait arriver. Il suffisait de faire les bons choix, au bon moment. Je changeais souvent de travail, mes contrats n'étaient pas renouvelés, je n'avais pas le temps de m'ennuyer. Je ne me plaignais pas de mon niveau de vie. J'habitais rarement seule. Les saisons s'enchaînaient façon paquets de bonbons : faciles à gober et colorés. J'ignore à quel moment, la vie a cessé de me sourire.
Aujourd'hui, j'ai le même salaire qu'il y a dix ans. À l'époque, je trouvais que je m'en tirais bien. L'élan s'est ralenti, après mes trente ans, un souffle qui me portait s'est éteint. Et je sais que la prochaine fois que je me retrouverai sur le marché de l'emploi, je serai une femme mûre, sans qualification. C'est comme ça que je m'accroche à la place que j'ai, comme si ma vie en dépendait.

Ce matin-là, j'arrive en retard. Agathe, la jeune standardiste, tapote sa montre du doigt, en fronçant les sourcils. Elle porte des collants fluo jaunes et des boucles d'oreilles roses en forme de cœur. Elle a facile dix ans de moins que moi. Je devrais ignorer son petit soupir contrarié quand elle trouve que je prends trop de temps à enlever mon manteau, au lieu de quoi je bafouille une excuse incompréhensible, et je file frapper à la porte du chef. De l'intérieur de son bureau s'échappent de longs cris rauques. Je recule d'un pas, effrayée. J'interroge Agathe du regard, elle grimace et chuchote « C'est madame Galtan, elle vous attendait devant l'entrée, avant l'ouverture, ce matin. Deucené se fait agonir depuis vingt minutes. Entre vite, ça va la calmer ». Je suis tentée de tourner les talons et dévaler les escaliers, sans un mot d'explication. Mais je frappe à la porte, et on m'entend.
Pour une fois, Deucené n'a pas besoin de jeter un œil aux dossiers éparpillés sur son bureau pour se souvenir de mon nom.
— Lucie Toledo, que vous avez déjà rencontrée, elle était justement...
Il n'a pas l'occasion d'aller au bout de sa phrase. La cliente l'interrompt en vociférant :
— Mais t'étais où, connasse ?
Elle me laisse deux secondes pour encaisser le coup de poing verbal, puis enchaîne, en augmentant le volume :
— Tu sais combien je te paye pour que tu ne la perdes pas de vue ? Et elle dis-pa-raît ? Dans le métro ? Dans le MÉ-TRO, idiote, tu as quand même réussi l'exploit de la perdre dans le métro ! Et tu attends une demi-journée avant de me laisser un message pour me prévenir ? L'école a prévenu avant toi ! Ça te semble normal ? Tu as l'impression d'avoir correctement fait ton travail, peut-être ?
Cette femme est habitée par le Diable. Je ne dois pas être assez réactive à son goût, elle se désintéresse de mon cas et se retourne contre Deucené :
— Et pourquoi cette gourde suivait Valentine ? Vous n'avez rien de plus brillant, en stock ?
Le chef n'en mène pas large. Acculé par les circonstances, il me couvre.
— Je vous assure que Lucie est l'un de nos meilleurs éléments, elle a une grande expérience du terrain et...
— Ça vous semble normal de perdre une gamine de quinze ans sur le trajet qu'elle effectue chaque matin ?
J'avais rencontré Jacqueline Galtan pour l'ouverture du dossier, dix jours auparavant. Carré blond court impeccable, talons aiguilles à semelles rouges, c'était une femme froide, bien rafistolée pour son âge, très précise dans ses indications. Je n'avais pas deviné qu'à la moindre contrariété, elle serait sujette au syndrome de la Tourette. Sous l'effet de la rage, les rides de son front se creusent, le Botox a perdu la partie. Un peu d'écume blanche perle aux commissures de ses lèvres. Elle tourne en rond dans le bureau, ses épaules étroites sont secouées de spasmes :
— Vous avez fait COMMENT, bougre d'imbécile, pour la perdre dans le MÉTRO ???
Ce mot l'excite. En face d'elle, Deucené se ratatine. Ça me fait plaisir de le voir rétrécir, lui qui ne perd jamais une occasion de jouer les durs de salon. Jacqueline Galtan improvise un monologue à la mitraillette, elle s'attaque, pêle-mêle, à ma sale gueule, mes fringues infectes, mon incapacité à faire mon boulot alors qu'il n'est pas très difficile à faire et au manque d'intelligence qui caractérise tout ce que j'entreprends. Je me concentre sur le crâne chauve de Deucené, parsemé de taches brunes obscènes. Court sur pattes et bedonnant, le chef n'est pas très sûr de lui, ce qui le rend volontiers brutal, face aux subalternes. Dans le cas présent, il est tétanisé de trouille. J'avance une chaise et m'installe au bout de son bureau. La cliente reprend son souffle, j'en profite pour m'immiscer dans la conversation :
— Ça s'est passé tellement vite... Je ne pensais pas que Valentine risquait de disparaître. Vous croyez que c'est une fugue ?
— Tiens, ça tombe bien qu'on en parle : c'est justement parce que j'aimerais le savoir que je vous paye.
Deucené a étalé sur son bureau un certain nombre de photos et de comptes rendus. Jacqueline Galtan saisit une feuille de rapport au hasard, entre deux doigts, comme s'il s'agissait d'un insecte mort, y jette un bref coup d'œil, puis la laisse retomber. Ses ongles sont impeccables, rouge laqué. Je me justifie :
— Vous m'avez demandé de suivre Valentine, de rendre compte de ses déplacements, fréquentations, activités... Mais jamais je n'ai envisagé qu'il pourrait lui arriver quelque chose. On ne parle pas des mêmes procédures, vous comprenez ce que je veux dire ?
Elle fond en larmes. Il ne manquait plus que ça pour nous mettre à l'aise.
— C'est terrible de ne pas savoir où elle est.
Deucené, penaud, bredouille en évitant son regard :
— Nous ferons tout ce que nous pouvons pour vous aider à la retrouver... Mais je suis sûr que la police...
— La police ? Vous croyez que c'est important, pour eux ? Tout ce qui les intéresse, c'est publier la nouvelle dans les médias. Ils n'ont qu'une idée en tête : parler aux journalistes. Vous pensez vraiment que Valentine a besoin de cette publicité ? Vous croyez que c'est une jolie façon de commencer sa vie ?
Deucené se tourne vers moi. Il aimerait bien que j'invente une piste. Mais j'étais la première surprise, ce matin-là, quand je ne l'ai pas retrouvée au café en face de l'école. La cliente reprend :
— Je prendrai les frais en charge. Nous ferons un avenant au contrat original. J'offre une prime de cinq mille euros si vous la ramenez en quinze jours. En contrepartie, si vous n'obtenez aucun résultat, je vous ferai vivre l'enfer sur terre. Nous avons des relations et j'imagine qu'une agence comme la vôtre n'a aucune envie de subir toute une série de contrôles... désagréables. Sans parler de la mauvaise publicité.
Sur ces derniers mots, elle relève son regard pour le planter dans celui de Deucené, très joli mouvement, assez lent, on se croirait dans un film en noir et blanc. Elle a dû bosser ce geste toute sa vie. Elle se penche à nouveau sur un extrait de rapport. Ce sont mes dossiers qui sont sur la table. Non seulement les pièces que j'ai rassemblées toute la journée et la soirée d'hier, mais aussi celles qu'ils sont venus récupérer, eux-mêmes, dans ma bécane. Pas besoin de se gêner avec quelqu'un comme moi : évidemment qu'ils vérifient que j'ai tout sorti et que je n'ai rien oublié, ou caché. J'ai passé des heures à sélectionner les pièces importantes, les classer, ils ont foutu un bordel effarant là-dedans, du coup tout y est : de la note du café où je l'ai attendue jusqu'au moindre cliché que j'ai pris d'elle, y compris ceux où on ne voit qu'un morceau de bras... Une façon de me faire comprendre que même si je passe 24 heures sur un dossier pour être sûre qu'il sera nickel à l'heure où on me l'a demandé, on me tient pour incapable d'évaluer ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Pourquoi se priveraient-ils, tous, du plaisir de sadiser son prochain alors que je suis là, disponible, à la base de la pyramide ? Elle a raison de me traiter de gourde, la vieille. Si ça peut la soulager. Je suis la gourde mal payée qui vient de se taper quinze jours de planque pour surveiller une adolescente nymphomane, défoncée à la coke et hyperactive. Une de plus. Depuis bientôt deux ans que je travaille chez Reldanch, on ne me confie que ça : la surveillance des adolescents. Je ne m'en suis pas plus mal tirée qu'un autre, jusqu'à ce que Valentine disparaisse.
Ce matin-là, j'étais à quelques pas derrière elle, dans les couloirs du métro. Il ne m'était pas très difficile de passer inaperçue dans la cohue quotidienne, la petite décollant rarement les yeux de son iPod. Quand j'ai passé les portes, une femme âgée, corpulente, a fait un malaise devant moi et j'ai eu le réflexe de tendre les bras en la voyant partir vers l'arrière. Ensuite, au lieu de la déposer où elle était et de me dépêcher pour ne pas lâcher la cible, je suis restée une minute auprès d'elle, le temps que s'arrêtent d'autres gens. Ça faisait déjà deux semaines que je filais Valentine. J'étais convaincue que je la retrouverais au café à côté de son bahut, en train de se goinfrer de muffins et de Coca, comme tous les matins, avec d'autres gamins de son école, assise un peu en retrait, gardant sa petite distance, tranquille. Sauf que ce jour-là, Valentine a disparu. Possible qu'elle ait fait une mauvaise rencontre. Évidemment, je me suis demandé si elle m'avait repérée, si elle avait profité de l'événement pour me semer. Mais je n'ai jamais eu la sensation qu'elle se méfiait. Pourtant, à force de leur coller au cul, les ados, je commence à les connaître.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Chapitre 1
La grande nouvelle

Anselme Béliveau, le curé de la paroisse Saint-Paul-des-Prés, ronflait comme un bienheureux, son double menton appuyé sur sa poitrine. Ses lunettes rondes à monture métallique avaient légèrement glissé sur son nez. Après les fatigues causées par toutes les cérémonies de la semaine sainte, le digne ecclésiastique profitait d'un repos bien mérité.
Dès la fin du dîner, le prêtre au ventre confortable avait quitté son vicaire dans la ferme intention de lire son bréviaire dans son bureau. Cependant, il avait tellement fait honneur au rôti de bœuf et à la tarte aux pommes servis par Rose Bellavance qu'une digestion difficile et le silence de la pièce l'avaient fait succomber à une sieste involontaire.
— Monsieur le curé ! Monsieur le curé, êtes-vous là ? s'écria la servante en frappant à la porte du bureau du curé de la paroisse.
Tiré brusquement de son sommeil, il fallut plusieurs secondes au prêtre pour reprendre contact avec la réalité.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? maugréa-t-il, mécontent d'avoir été réveillé en sursaut.
La porte s'ouvrit sur une vieille dame de soixante-dix ans, légèrement voûtée et à la voix quelque peu chevrotante.
— C'est monsieur Parenteau qui aimerait vous voir, murmura la servante en demeurant sur le pas de la porte. Je l'ai fait passer dans la salle d'attente.
— Vous auriez pu demander à l'abbé Nadon de s'en occuper, rétorqua le curé Béliveau.
— Il est parti à l'école du village depuis un bon bout de temps.
— Bon, c'est correct, reprit-il en poussant un soupir. Dites-lui que je vais le recevoir dans cinq minutes.
Rose Bellavance sortit et le prêtre quitta son fauteuil pour se dégourdir les jambes. Il s'immobilisa un instant devant l'une des fenêtres dont il écarta le lourd rideau de velours brun qui la masquait partiellement. Son regard se porta immédiatement sur le terrain vague voisin où, en ce mois d'avril 1901, les pierres noircies par le feu de son ancienne église se devinaient au milieu des longues herbes brunes. Il dut faire un effort de volonté pour détourner les yeux de l'endroit et les diriger plutôt vers le cimetière voisin.
Même si ce triste spectacle s'imposait à lui depuis plus de trois ans, il ne s'y était jamais habitué. Il éprouvait toujours le même serrement de cœur à la pensée de la magnifique église que le feu avait ravagée en quelques heures le 12 février 1898.


*
* *

Ce soir-là, alors qu'il se préparait à monter dans sa chambre, des lueurs rouges dansant sur les murs du salon du presbytère l'avaient intrigué et incité à regarder par une fenêtre. À la vue des flammes en train de lécher l'avant-toit de son église, il avait poussé un cri de désespoir qui avait alerté son vicaire. Les deux ecclésiastiques s'étaient précipités à l'extérieur sans prendre le temps de revêtir un manteau en cette froide soirée de février. Leur arrivée sur les lieux avait coïncidé avec celle du maire et des premiers paroissiens.
— Sonnez le tocsin, monsieur le maire, avait ordonné le curé, au comble de l'énervement.
— Mais ça flambe en-dedans, avait fait remarquer Bertrand Gagnon. Quand je vais ouvrir la porte, ça va faire un appel d'air et ça va être pire encore. C'est ben trop dangereux, monsieur le curé.
L'abbé Nadon, que les paroissiens de Saint-Paul-des-Prés avaient affectueusement surnommé Tom Pouce à cause de sa petite taille, avait alors écarté le maire de la main, monté les marches du parvis et était entré dans l'église en flammes. Aussitôt, les cloches s'étaient mises en branle pendant que le curé Béliveau avait couru vers l'arrière du bâtiment pour atteindre la sacristie, suivi de près par deux braves paroissiens qui venaient d'arriver sur les lieux. C'était ainsi que les saintes espèces enfermées dans le tabernacle, les vases sacrés et une bonne partie des vêtements sacerdotaux avaient pu être sauvés.
En quelques minutes, les habitants de Saint-Paul-des-Prés avaient envahi les lieux de la catastrophe. Horrifiés, ils voyaient les flammes s'échapper en ronflant par les fenêtres dont les vitraux avaient éclaté. Pendant que certains hommes de la paroisse perçaient à grands coups de hache un trou dans la glace de la rivière Yamaska située à quelques centaines de pieds en face de l'église en flammes, les femmes, rassemblées en un troupeau frileux de l'autre côté de la route, priaient.
Rapidement, une chaîne s'était organisée et les seaux remplis d'eau avaient commencé à passer de main en main et avaient été déversés à la volée sur le brasier dans l'espoir de contenir les flammes. En pure perte. Après deux heures d'une lutte inutile, le curé Béliveau et le maire avaient enjoint les gens à s'éloigner de la scène parce que le toit risquait de s'effondrer d'un moment à l'autre. On s'était contentés alors de surveiller étroitement le brasier pour éviter que l'incendie ne se propage au presbytère voisin.
Ensuite, tout était allé très vite. Quelques minutes plus tard, le toit s'était écrasé dans un grondement sinistre accompagné par les cris d'horreur des spectateurs. À la fin de la nuit, l'église presque centenaire de Saint-Paul-des-Prés n'était qu'un amas de ruines fumantes dont il ne s'échappait plus que des volutes de fumée.
Alors, un à un, les paroissiens, transis et le cœur lourd, s'étaient résignés à rentrer chez eux dans la nuit hivernale.
Toujours planté devant la fenêtre, Anselme Béliveau se rappelait comme il avait accueilli avec soulagement la neige qui avait recouvert les restes de son église dans les heures qui avaient suivi. Elle avait rapidement dissimulé une bonne partie des débris calcinés.
La disparition de leur église avait endeuillé autant le curé que les habitants de Saint-Paul-des-Prés. Le spécialiste venu de Sorel quelques jours plus tard avait vite conclu à un incendie accidentel probablement causé par un lampion puisque l'édifice n'était pas chauffé durant la nuit.
Le surlendemain, le curé Béliveau avait attelé sa sleigh et était allé à Nicolet rencontrer monseigneur Gravel, son supérieur, pour savoir ce qu'il convenait de faire dans les circonstances. À cette occasion, le prélat avait fait mentir sa réputation d'ecclésiastique froid et sévère. Il s'était montré plein de compassion pour le curé de Saint-Paul-des-Prés.
— L'essentiel est que le feu n'ait pas fait de victime, avait-il affirmé. Je comprends que la perte soit grande pour vous et vos paroissiens, mais dites-vous que Dieu sera aussi confortable dans la prochaine maison que vous lui bâtirez. En attendant que votre fabrique ait trouvé les fonds nécessaires pour reconstruire, je vous laisse le soin de trouver un endroit approprié pour célébrer le culte, avait-il ajouté.
— J'ai pensé au réfectoire du couvent des sœurs de l'Assomption, monseigneur, avait répondu le curé. J'en ai parlé à mère Sainte-Flavie, la supérieure, et elle est d'accord pour nous laisser le transformer en chapelle. C'est pas bien grand, mais en célébrant une basse-messe de plus le dimanche matin, ça devrait aller.
— Et comment elle va se débrouiller sans son réfectoire ? avait demandé le prélat.
— Elle m'a dit qu'elle transformerait une classe vide en réfectoire pour ses religieuses et pour les filles du couvent.
— C'est parfait, avait jugé le prélat. Je vous enverrai cette semaine une lettre que vous pourrez lire en chaire à vos paroissiens. Je les encouragerai à se consacrer à la construction d'une autre église le plus tôt possible... Mais il va de soi qu'il n'est pas question de se lancer dans l'aventure avant que la fabrique n'ait amassé cinq mille dollars.
— Cinq mille dollars ! n'avait pu s'empêcher de s'exclamer le brave curé.
— Et encore, avait laissé tomber monseigneur Gravel en se levant pour signifier la fin de l'entrevue. J'ai sur les bras les dettes de deux paroisses du diocèse qui se sont lancées dans la construction d'églises trop coûteuses pour leurs moyens. Ça n'arrivera plus, du moins aussi longtemps que je serai évêque du diocèse de Nicolet.
Le dimanche suivant, Anselme Béliveau et son vicaire avaient lu la lettre de l'évêque aux paroissiens à la fin de chacune des trois messes célébrées au couvent voisin du presbytère. La veille, lors de la réunion du conseil de la fabrique, certains marguilliers s'étaient élevés contre la décision de monseigneur Gravel, mais ils avaient vite été ramenés à la réalité par le président de la commission scolaire et du conseil, Gonzague Boisvert.
— Parle donc pas à travers ton chapeau, avait-il sèchement lancé à un marguillier. Monseigneur a raison, il faut au moins cinq mille piastres pour commencer à construire.
— Oui, mais on n'a plus d'église, avait voulu argumenter Camil Racicot.
— On n'en mourra pas, l'avait abruptement coupé le président. On est déjà organisés avec les sœurs pour se servir de leur réfectoire. En échange, on fournira le bois pour chauffer leur couvent. On attendra le temps qu'il faudra.
Cette dernière déclaration du président irascible de la fabrique avait mis fin à toutes les discussions. L'assemblée avait alors été levée.
Depuis, la reconstruction de son église avait été au centre de toutes les préoccupations du brave curé Béliveau. Avec l'aide de son vicaire, il n'avait cessé de harceler ses paroissiens pour qu'ils contribuent généreusement aux fonds destinés à cette église dont l'absence se faisait si cruellement sentir, surtout à l'approche des grandes fêtes religieuses comme Noël et Pâques.
Malheureusement, l'argent était rare chez les cultivateurs en ce début du XXe siècle. Le pasteur avait beau se priver, économiser le moindre sou et pousser la fabrique à organiser toutes sortes d'activités paroissiales pour amasser de l'argent, la somme déposée chez le notaire Ménard n'atteignait que trois mille dollars après trois ans et demi de sacrifices. De plus, ce montant avait été atteint essentiellement grâce à quatre legs importants de paroissiens décédés.
— On n'y arrivera jamais ! se plaignait parfois le curé auprès de son jeune vicaire, dans ses moments de découragement.
— Ça avance, monsieur le curé, ça avance, le rassurait Jérôme Nadon. On a ramassé plus cette année que l'année passée.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Un quart d'heure plus tard, Rufus quitte le périphérique porte de la Chapelle, éteint la sirène et se présente devant l'entrée de la gare de marchandises.
Ici s'achève la cité policée. Là commence le monde aux contours incertains de la débrouille, des laissés-pour-compte, des polytoxicomanes et de son cortège d'égarements.
En entrant dans ce lieu de quasi-non-droit, Rufus pense avoir affaire à un banal meurtre entre client et fournisseur. Ou entre deux consommateurs, ou deux fournisseurs. Ici, les combinaisons sont simples, presque invariables, dans le triangle malsain toxicosdealers-police.
Rufus longe un train de marchandises à l'arrêt sur deux cents mètres. Puis les phares de sa voiture se perdent dans la nuit, quelque part au-dessus des voies. Sur sa droite, le gyrophare d'un camion de pompiers lui indique le chemin.
Il se gare à côté du fourgon et se prépare à affronter une scène morbide. Crime à l'arme blanche, trou béant occasionné par le passage d'une balle, ou défenestration. Il enfonce le menton dans le col de sa chemise et franchit le cordon de police en donnant une petite tape sur l'épaule du planton. Il n'a pas besoin de présenter sa plaque. Certains des hommes présents appartiennent à sa brigade.
Guidé par le ruban de délimitation, Rufus traverse un baraquement délabré jonché de préservatifs usagés, puis un autre, partiellement dévasté par un incendie criminel quelques mois plus tôt.
Faut quand même avoir les couilles sérieusement accrochées pour venir se faire sucer dans un endroit pareil.
Il débouche enfin sur un terrain vague. Un hectare de jachère urbaine entouré de façades fantômes, qui ouvre une poche de nuit dans ce quartier pourtant mal éclairé. Des collègues armés de lampes torches sont déjà à pied d'œuvre.
Ce soir-là, un orage est passé sur Paris, peu avant minuit. Toutes les traces se sont évanouies dans la terre martelée par la pluie battante. Hormis une double paire d'empreintes de pas parallèles, sans doute laissées par un binôme de policiers, Rufus ne distingue rien sur le sol.
Le crime a donc eu lieu avant la fin de l'orage. Rufus ne s'est endormi qu'après, vers minuit et demi, mais il vérifiera avec la station météo la fin effective de la perturbation sur cette partie de la ville. Une déduction pas très compliquée, mais qui le rassure néanmoins sur le bon fonctionnement de son cerveau. Une demi-heure de sommeil, c'est peu. Et il n'a plus 20 ans.
— Salut Rufus ! dit une voix sur sa droite. Content de te voir.
Rufus scrute l'obscurité sans parvenir à distinguer l'arrivant. Mais la voix, il la connaît bien.
— Sergueï ! C'est toi qui as hérité de cette nuit de garde. Ma parole, tu les collectionnes !
Sergueï Obolansky s'approche de Rufus en soupirant.
— Je suis le seul légiste encore célibataire.
— Ça ne fait pas de toi un toubib corvéable à volonté.
— Hélas ! J'ai eu la faiblesse d'échanger cette garde avec un collègue. Il a trois mômes. Je n'ai pas eu le cœur de lui dire non.
Rufus hoche la tête et reprend.
— Alors, qu'est-ce qu'on a ?
— Un macab' en tenue d'Adam. Mais Cécile te dira ça mieux que moi. Elle t'a mis un quart d'heure dans la vue, mon vieux. Tu vieillis.
— C'est surtout qu'elle habite à deux pas d'ici. Mais tu as raison. Je vieillis.
— Suis-moi, c'est à l'autre bout du terrain.
Rufus emboîte le pas de Sergueï. Ils contournent un massif de buis, vestige d'une ancienne cour intérieure, puis obliquent vers la droite.
Une centaine de mètres plus loin, ils sont arrêtés par un amoncellement de blocs de béton. Rufus entend Sergueï pester dans sa langue maternelle. Il s'est trompé de chemin.
— C'est par là !
Sur leur gauche, en partie cachés par un pan de mur encore debout, d'autres faisceaux de lampes torches courent sur le sol.
— Je déteste prendre deux fois le même chemin.
Tu risques surtout d'effacer des indices, espèce de bourrique slave.
Rufus ne dit rien. Il se contente de grogner et rejoint la scène du crime. Sa montre indique 1 h 43.
Le corps nu d'un jeune homme est étendu sur le sol, face contre terre. Sa main gauche est crispée sur un gros morceau de béton. Quant à la droite, elle manque à l'appel. À la place, un moignon sanguinolent, coupé à mi-parcours de l'avant-bras, marque la silhouette au sol d'une virgule curieuse.
— J'en ai un autre ! claironne une voix féminine dans le dos de Rufus.
— Un autre quoi ? demande-t-il en se retournant.
Cécile Herzog émerge de l'obscurité et vient se planter devant Rufus. Elle tient entre son pouce et son index gantés une forme oblongue maculée de terre.
— Un doigt, enfin, ce qui en reste. Salut, Rufus. Je ne suis pas mécontente de te voir. Cette affaire n'est pas limpide. En tout cas, pas pour moi.
— Raconte.
— Un petit bonjour, peut-être ? Non, rien.
Cécile laisse traîner un silence. Elle travaille avec Rufus depuis trois ans et connaît assez bien l'homme. Avare en paroles, bon professionnel et soutien inconditionnel en cas de coup dur.
— J'ai pas dormi et j'ai cinquante piges, Cécile. Ça n'excuse rien, mais ça explique.
— Bon, reprend Cécile. La patrouille de nuit a découvert ce corps aux alentours de minuit, suite à l'appel d'un témoin. Ce chantier est interdit au public mais la porte d'accès était ouverte.
— Quelle porte ?
— Celle qui se trouve de l'autre côté.
Cécile indique, en se retournant, l'avenue derrière elle, celle qui surplombe l'autoroute.
— Tu vois de quoi je parle ?
Rufus acquiesce.
— Bref. Ils ont mis le périmètre en quarantaine et ont fait remonter l'info, poursuit Cécile. Voilà comment je vois la scène. Quand ce type est entré, il était déjà dénudé. Ne me demande pas d'où il venait, ni pourquoi il ne portait pas ses fringues, je n'en ai aucune idée. Il a dû courir jusque-là, au milieu du terrain. Ensuite, il s'est arrêté. Il y a un piétinement encore apparent dans cette zone. Et puis, il s'est remis à marcher, vers les palissades. Et là, grand mystère, quelque chose lui a arraché le bras. On a retrouvé des morceaux...
— Explosif, articule Rufus.
— Pardon ?
— C'est pas une arme. Seul un explosif peut faire ça.
— Tu me sembles bien sûr de toi.
— Continue, on verra plus tard si j'ai raison ou tort.
— C'est à peu près tout. Il n'est pas mort sur le coup. Il y a des traces de sang coagulé sur un peu plus de deux mètres.
Rufus garde le silence quelques secondes. Il scrute attentivement les alentours.
— Aucune trace de ses vêtements ?
— J'ai fouillé partout. Rien. Peut-être qu'à la lumière du jour...
— Je ne crois pas. De toute façon, ça n'a pas de sens.
— Quoi donc ?
— De se désaper au milieu de nulle part avant de se faire sauter le caisson.
— Comment ça ? Tu penses qu'il s'est fait ça tout seul ?
— C'est une façon de parler, Cécile. On n'a aucun moyen de le découvrir. Ce type est mort avant ou pendant le passage de l'orage. Regarde ! Il a les cheveux mouillés. Mais c'est bien le seul élément dont on dispose pour le moment. Quant à savoir s'il était seul...
— On sait qu'il était vivant, en tout cas.
— Ouais. Il était vivant, ou en train de mourir quand il est arrivé ici. Mais on ignore s'il était seul. Tu as interrogé le type qui a appelé le commissariat ?
— Je te l'ai fait mettre de côté. Il est dans le fourgon.
— Y'a du café ?
— Dans le sac à côté du cadavre, désigne Cécile. Il est encore bien chaud. Le café !
La bouche de Rufus se fend d'un demi-sourire. Cette plaisanterie attendue fait partie du rituel. Il se sert un gobelet fumant et revient vers sa collègue.
— Qu'est-ce qu'il foutait dans le coin à une heure pareille ?
— Tu veux un dessin ?
— Non. Je voulais dire : qu'est-ce qu'il prétend ?
— Ah, lâche Cécile avec un air entendu. Tu veux dire la version officielle du monsieur ! Les petits besoins du chien.
Rufus lève les yeux au ciel.
— Et alors ? On est en démocratie, non ? C'est un endroit idéal pour faire pisser Mirza.
— Tu plaisantes, j'espère, murmure Cécile, pas très sûre de comprendre les paroles de son collègue.
Rufus élude d'un geste.
— Le substitut n'est pas arrivé ?
— On l'attend. Il est prévenu.
— Alors ça ne sert à rien de l'attendre ensemble.
— À ton tour de rentrer dormir. La dernière fois, c'était déjà moi...
— Rentre chez toi. Ta progéniture a besoin de toi.
D'un mouvement du menton, il désigne le cadavre.
— Lui pourra patienter jusqu'à demain. À la morgue.
Cécile convient de la justesse de l'argument. Elle range ses affaires et s'éloigne avec un petit geste de la main.
Rufus termine son café en observant le travail du photographe de l'Identité judiciaire, puis il s'agenouille auprès du corps allongé.
— Corne épaisse. Ce type devait vivre pieds nus, murmure-t-il pour lui-même.
Puis il élève la voix.
— Tu as fait un cliché de ses pieds ?
— Tu en veux un ?
— Non, je disais ça pour rien. T'as une autre question idiote ?
— Merde, Rufus. Tu ne peux pas dire ça gentiment ?
Rufus plante ses yeux dans ceux de l'homme qui lui fait face. Le ton de sa voix n'a pas changé, mais un sourire passe sur son visage.
— Si. Évidemment que j'en veux un ! S'il te plaît ! Le photographe maugrée un instant, puis effectue le cliché demandé.
— Je vais voir à quoi ressemble notre promeneur de clébard. Attends-moi. J'en ai pour quelques minutes
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
L'homme allongé bouge dans son sommeil. D'un geste lent, il décolle de son dos le drap trempé de sueur. Puis il entrouvre une paupière. Son œil déshabitué à la lumière ne distingue tout d'abord rien. Puis la perception s'affine.
Tout est blanc. D'un blanc impeccable où, petit à petit, des formes commencent à prendre naissance.
Le dossier d'une chaise est à portée de son bras. Une curieuse chaise pleine, qui semble avoir été taillée dans la matière du sol.
Puis une table, un peu plus loin.
Au-delà, il ne voit pas encore.
Sa paupière entrouverte retombe doucement. Il fait un effort de volonté, parvient à la maintenir en l'état, puis à la relever.
Il tente de soulever la tête, sans succès.
Une incommensurable fatigue le prive du contrôle de son corps. Dans le brouillard cotonneux de ses perceptions altérées, l'écho d'une pensée lointaine affleure sa conscience.
Andréas.
Il se souvient de son prénom.
Au bout d'un moment, son autre œil accepte de s'ouvrir. Le retour des perspectives engendré par cet acte précise sa vision. S'il n'a rien vu au-delà de la table, c'est parce qu'un mur s'y trouve. Un mur entièrement blanc, aux angles arrondis, que ne marque aucune ombre.
Il tente une nouvelle investigation du lieu en tournant légèrement la tête, mais il est happé par le sommeil avant de finir ce geste.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0

Cette nuit, les façades de la ville endormie se renvoient les milliers d'explosions de la fête nationale, dernier vestige populaire d'un esprit républicain moribond. De loin en loin, la voix de la poudre manifeste ses appétits noctambules, jusqu'au cœur de ce petit quartier pavillonnaire, aux frontières externes de la capitale.
Là, des allées bordées d'arbres, des maisons de trois étages au plus, la Seine à quelques encablures, créent un écrin de relative tranquillité dans cet océan de débordements pyrotechniques.
À sept mètres au-dessus de l'allée, au deuxième étage d'une demeure du début du XXe siècle, une paire de fenêtres s'ouvre sur l'obscurité béante d'un petit appartement sommairement meublé.
Devant l'ouverture, un ventilateur ronronne doucement. À intervalles réguliers, un déclic marque le changement de son sens de rotation. La masse d'air brassée par le moteur soulève de quelques centimètres un cerf-volant de compétition, avant de pousser sa route plus loin, vers un bureau recouvert de papiers en désordre.
Au fond de la pièce, la forme sombre d'une silhouette allongée marque d'une diagonale impeccable une couette à peine froissée. L'homme n'a enlevé que ses chaussures. Sa respiration, lente et régulière, atteste un sommeil profond.
Le dormeur se retourne en grognant doucement lorsqu'une sonnerie désagréable déchire l'air.
Il ouvre ses paupières.
Les bâtonnets scintillants du radio-réveil indiquent 1 h 07.
Il vient juste de s'endormir. La sonnerie, morte une seconde plus tôt, retentit de nouveau.
Fait chier, pense-t-il.
L'homme décroche le vieux combiné, frôlant au passage le métal froid de son revolver, et le porte à son oreille.
Dans l'écouteur, la voix lasse d'un policier de permanence égrène un nom.
— Inspecteur Baudenuit ?
Rufus Baudenuit mâchouille un acquiescement.
— On a un homicide. Secteur nord. Un type en sale état. Vous notez ?
Rufus grogne.
— J'arrive.
Il griffonne une adresse sur son carnet, puis il raccroche.
Je ne vais tout de même pas te remercier de m'avoir réveillé. Les morts peuvent attendre.
Les morts, oui. Mais pas les preuves.
Dans ce domaine, le temps est un ennemi. Rufus connaît ce principe par cœur. Plus son intervention est rapide, et plus il a de chances de recueillir des éléments importants.
Il pose un pied sur la moquette, puis un autre, et se tient immobile quelques instants, à moitié recroquevillé sur le bord du lit.
Tant pis pour le café. Pas le temps. Avec un peu de chance, la patrouille sur place aura un thermos.
Il enfile ses chaussures, place le revolver dans son holster, puis sort en claquant la porte.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
date : 25-09-2011
Avant l'explosion de hurlements, le silence nocturne de Santa Caterina n'est troublé que par ses murmures familiers.

Dans une cellule du rez-de-chaussée, le chien de manchon de sœur Ysbeta, emmailloté comme un bébé dans un carré de satin, chasse en rêve : grognements étouffés et grondements ponctuent le plaisir que lui donne chaque lapin acculé. Ysbeta elle aussi est occupée à la traque : devant le plateau d'argent qui lui sert de miroir, sa main droite, immobile, referme les mâchoires d'une pince à épiler en ivoire sur un poil blanc rebelle de son menton. Elle tire d'un coup sec, et exprime dans un même gémissement sa douleur et sa satisfaction.

De l'autre côté de la cour, deux jeunes femmes dont les formes dodues et les joues rondes évoquent l'enfance sont étendues sur une seule paillasse, les membres mêlés comme brindilles en fagot, le visage si proche qu'on dirait qu'elles échangent leur souffle : l'une inhale, l'autre exhale. Inspiration. Expiration. Inspiration. Expiration. Un léger parfum sucré flotte dans l'air. De l'angélique, peut-être. Ou de la menthe douce, comme si elles avaient mangé le même gâteau ou bu du vin d'épices au même verre. En tout cas, la substance absorbée les fait bien dormir, et le léger ronron qui s'élève dans la pièce témoigne de leur bien-être.

Pendant ce temps-là, sœur Benedicta a du mal à se contenir tant la musique emplit sa tête. Ce soir, c'est un arrangement du graduel pour la fête de l'Épiphanie où les différentes voix, tels des fils de tapisserie de couleur, se croisent et se recroisent avec, parfois, une telle rapidité qu'elle ne parvient pas à inscrire sur l'ardoise de son tableau cette forêt de notes crayeuses. Certaines nuits, elle a l'impression de ne pas dormir du tout : les voix sont si insistantes qu'elle a la conviction de chanter en même temps qu'elles. Mais personne ne la réprimande le lendemain, ni ne la réveille si elle pique du nez au réfectoire. Ses compositions font honneur au couvent, auquel elles procurent des bienfaiteurs, aussi ses excentricités sont-elles tolérées.

La jeune sœur Perseveranza, elle, est l'esclave d'une autre musique, celle de la souffrance. Une chandelle de suif crachote des ombres dans sa cellule. Sa chemise est si fine qu'elle sent l'humidité de l'hiver lorsqu'elle s'adosse au mur de pierre. Elle la relève au-dessus de ses mollets, de ses cuisses, puis, avec précaution, de son ventre, et exhale une série de plaintes tremblantes tandis que le tissu se décolle des plaies ouvertes qu'il recouvrait. Elle s'arrête, prend une ou deux inspirations rapides pour se calmer et tire plus fort quand elle rencontre de la résistance, jusqu'à ce que la peau à peine reformée vienne avec le tissu. La lueur de la chandelle révèle une ceinture de cuir cloutée qui lui serre la taille ; les pointes courtes, à l'intérieur, sont si profondément enfoncées dans la chair qu'elles ont provoqué des scarifications enflées, croûteuses, où peau et cuir ne font plus qu'un. Avec une lenteur délibérée, Perseveranza appuie sur l'un des clous. Sa main se rétracte involontairement, lui arrachant un cri, mais il y a de l'exultation dans ce cri, un défi à elle-même, et ses doigts appuient de nouveau.

Elle garde les yeux rivés sur le mur en face d'elle, où la lumière expirante s'accroche à un crucifix de bois sculpté. Le Christ, jeune, vivant, le visage creusé par le chagrin, les muscles tendus épousant le sens du bois et le corps penché en avant, tirant sur les clous. Elle le regarde fixement, tremblante, les joues baignées de larmes, les yeux brillants. Bois, fer, cuir, chair. Son monde est tout entier dans cet instant. La douleur fait place au plaisir. Elle est dans Sa souffrance. Il est dans la sienne. Elle n'est pas seule. Elle presse de nouveau le clou et pousse un long râle de satisfaction, un son presque animal, une consommation subie et accomplie.

Dans la cellule voisine, les doigts de sœur Umiliana s'arrêtent un instant sur les grains murmurants de son chapelet. Le bruit des dévotions de la jeune sœur laisse un goût de miel dans sa bouche. Plus jeune, elle aussi a cherché Dieu dans des blessures ouvertes ; maintenant qu'elle est maîtresse des novices, son devoir exige qu'elle fasse passer le bien-être spirituel des autres avant le sien. Elle penche la tête et retourne à son chapelet.



Dans sa cellule au-dessus de l'infirmerie, sœur Zuana, l'apothicaire de Santa Caterina, est absorbée dans sa propre forme de prière. Elle se penche sur le grand herbier de Brunfels, le front plissé par la concentration. À côté d'elle est posé le dessin récemment terminé d'un plant de géranium, dont elle a constaté que les feuilles avaient un effet astringent sur les coupures et les blessures. L'une des sœurs les plus jeunes perd des caillots de sang, et Zuana cherche à composer un mélange pour guérir une blessure qu'elle ne peut voir.

Les gémissements de Perseveranza se répercutent dans le couloir du cloître. L'été passé, quand ses plaies ont commencé à s'infecter avec la chaleur et que ses voisines se sont plaintes de l'odeur, la mère supérieure a envoyé la jeune religieuse se faire soigner à l'infirmerie. Zuana a nettoyé et pansé de son mieux les lésions infectées, et prescrit une pommade pour réduire l'inflammation. Elle n'a rien pu faire d'autre. Certes, Perseveranza finira peut-être par s'empoisonner à cause d'une infection plus sévère, mais elle est en bonne santé par ailleurs et, d'après ce que Zuana sait du fonctionnement du corps, elle ne pense pas que cela se produira. Le monde est plein d'histoires d'hommes et de femmes qui vivent des années avec de semblables mutilations ; et si Perseveranza parle de la mort avec tendresse, elle éprouve à l'évidence trop de plaisir à ses souffrances pour vouloir y mettre fin prématurément.

Zuana ne partage pas ce goût pour la mortification. Avant d'entrer au couvent, elle a passé de nombreuses années auprès de son père, professeur de médecine, dont elle était l'unique enfant et qui avait voué son existence à l'étude des vertus curatives de la nature. Elle ne se souvient pas d'un moment où elle n'a pas partagé sa passion. Elle aurait fait un excellent médecin ou professeur, comme lui, si la chose avait été possible. En l'occurrence, elle a eu la chance de pouvoir, grâce à la réputation de son père et à ses biens, s'offrir après la mort de celui-ci une cellule au couvent de Santa Caterina, où tant de jeunes femmes nobles de Ferrare trouvent un asile pour poursuivre le cours de leur vie sous la protection de Dieu.

Malgré tout, même un couvent où règne l'ordre tremble un peu en accueillant dans son sein quelqu'un qui ne veut absolument pas être là.



Zuana lève les yeux de sa table. Les sanglots en provenance de la cellule de la novice récemment arrivée sont trop violents à présent pour qu'on puisse les ignorer. La crise de larmes ordinaire du début s'est transformée en hurlements furieux. En tant que sœur infirmière, il incombe à Zuana, si les choses deviennent difficiles, de calmer la nouvelle venue à l'aide d'une potion somnifère. Elle retourne le sablier. Le breuvage est déjà mélangé et prêt à l'emploi à l'apothicairerie. Reste à savoir combien de temps attendre pour l'administrer.

La détresse d'une novice est difficile à évaluer. Lorsque le repas de fête est terminé, que la famille est partie et que les grandes portes se sont refermées sur le monde extérieur, il est naturel d'éprouver un certain désarroi, et même les jeunes filles les plus dévotes peuvent être prises de panique en affrontant la solitude et le silence d'une cellule close.

Celles qui ont des parentes à l'intérieur des murs sont les plus faciles à calmer. La plupart se sont fait les dents sur des gâteaux et des biscuits confectionnés au couvent, ont été choyées et adulées année après année lors de leurs visites, si bien que l'univers du couvent leur est aussi familier que celui d'un second foyer. Si, comme cela peut arriver, la première journée se termine par une crise de larmes, il y a toujours une tante, une sœur ou une cousine à proximité pour cajoler ou consoler la jeune fille.

Pour d'autres, qui rêvaient peut-être d'un époux plus incarné, ou qui ont laissé à la maison un frère adoré ou une mère aimante, les larmes signifient autant le deuil du passé que la peur de l'avenir. Les sœurs converses traitent gentiment les nouvelles lorsqu'elles quittent maladroitement robes et jupons, frissonnant autant de nervosité que de froid, les bras nus levés au-dessus de la tête, prêtes à passer la chemise. Mais toute la sollicitude du monde ne peut déguiser la perte de la liberté, et si plus tard certaines pourront substituer la soie à la serge (des transgressions aussi élégantes sont ignorées à défaut d'être autorisées), lors de cette première nuit, il arrive que les jeunes filles à la peau sensible et peu portées à la mortification n'en puissent plus à force de se gratter. Il y a dans ces larmes un certain apitoiement sur soi, et mieux vaut qu'elles soient versées à ce stade, car si on les laisse croupir, elles risquent de se transformer en poison lent.

La crise finit toujours par s'épuiser d'elle-même et le couvent retrouve son sommeil. La sœur de garde patrouille dans les couloirs, surveillant l'heure jusqu'aux matines, deux heures après minuit ; alors, elle traverse le cloître principal, frappe à chaque porte en omettant celle de la dernière arrivée. La coutume de Santa Caterina veut qu'on laisse les nouvelles venues tranquilles la première nuit, pour qu'elles soient reposées le lendemain matin, et donc mieux disposées à entamer leur nouvelle vie.

Cette nuit, toutefois, personne ne dormira guère.

Au bas du sablier, lorsque la montagne de grains est presque à son point culminant, les plaintes sont si stridentes que Zuana les ressent dans son ventre autant que dans sa tête : on dirait qu'une troupe de démons rebelles a fait irruption dans la cellule de la jeune fille et lui tourne les entrailles à la broche. Dans leur dortoir, les jeunes pensionnaires vont se réveiller, terrifiées. Les heures séparant complies de matines sont celles où les religieuses peuvent dormir le plus longtemps, et si elles sont dérangées, le couvent aura demain les yeux battus et l'humeur morose. Entre les hurlements, Zuana perçoit le chant d'une voix cassée et fausse émanant de l'infirmerie. La nuit, la fièvre peut faire naître toutes sortes de visions chez les patientes, et pas toutes des plus saintes. Si les folles et les malades se mettent elles aussi de la partie, l'effet sera désastreux
Avez vous apprécié cet extrait ? +1
date : 25-09-2011

États-Unis, État du Massachusetts,
Worcester, vendredi 13 juin, 8 h

Le soleil déjà haut s'infiltrait insidieusement à travers les voilages et déposait une douce lumière dorée sur le lit. Kate était éveillée depuis deux bonnes heures et essayait de calmer ses palpitations. Cela faisait trois semaines qu'elle pensait à sa situation. Chaque fois, c'était pareil. Après avoir songé quelques instants à sa vie ou à son avenir, une sourde angoisse l'envahissait, étreignant son cœur et provoquant un douloureux emballement. Ce matin n'échappait pas à la règle et elle avait l'impression de se noyer.
À côté d'elle, son compagnon bougea légèrement. Il s'étira et se tourna, prêt pour une nouvelle longue grasse matinée. Elle ne supportait plus cette promiscuité étouffante. Au début de leur relation, elle avait cru trouver en lui l'amour de sa vie, capable de la rassurer par sa présence et décidé à créer avec elle un véritable foyer. Mais peu à peu la réalité s'imposa comme une évidence : Sean était un profiteur et un paresseux.
D'abord très attirée par ce grand gaillard blond, athlétique et romantique qui se disait musicien, elle avait vécu avec lui pendant quelques mois une véritable romance. Puis jour après jour il s'était dévoilé ; en réalité, sitôt installé chez elle, au 2012, June Street. Il passait son temps à traîner tous les soirs dans les music-halls, en jouant accessoirement du saxo et en rentrant tard dans la nuit. Drôle d'existence pour un homme de trente et un ans ! Et surtout, quelles perspectives d'avenir lui offrait-il ? Ce matin, elle était lasse et excédée. Elle savait pertinemment qu'il ne cherchait pas de travail, se contentant d'inventer d'hypothétiques espoirs de contrat, ce qui était en fait de sempiternels mensonges. Essayer de lui parler une nouvelle fois serait inutile, car, à chacune de ses précédentes tentatives, elle n'avait obtenu en réponse à ses questions que de vagues excuses. Celui qu'elle avait pris pour un homme responsable et fort s'était révélé n'être qu'indolence et immaturité.
Elle se leva en repoussant la couverture sans ménagement, ce qui provoqua un grognement de mécontentement du dormeur, puis alla dans la salle d'eau et se fit couler un bain. Il était déjà 8 h 05 et son cours du vendredi commençait à 9 heures. Elle mettait un point d'honneur à toujours être à l'heure, considérant que c'était la toute première des politesses. D'habitude, elle se levait un peu plus tôt, mais elle avait mal dormi et elle éprouvait quelques difficultés à prendre son rythme. Heureusement, le Worcester Polytechnic Institute était à dix minutes de là. Les robinets coulaient à flots, perturbant la quiétude de la chambre. Sans doute était-ce dû aux deux portes que Kate avait sciemment laissées ouvertes.
Allongée dans sa baignoire, elle pensait à la façon de rompre cette idylle avortée et cherchait les mots les plus adaptés, les plus définitifs. Un grognement plus fort que le précédent se fit entendre, accompagné d'une remarque irritée.
— Peux pas fermer la porte, non ?J'arrive pas à dormir !
C'était le moment ou jamais.
— Peut-être parce que c'est plus l'heure de se lever que celle de dormir.
— Je suis rentré tard, j'ai besoin de récupérer.
— C'est sans doute la musique qui t'a fatigué... À moins que tu ne le sois de naissance.
Il y eut un silence, puis un pas traînant se dirigea vers la salle d'eau. Sean se tenait dans l'embrasure de la porte, peut-être inquiet de la tournure du court dialogue. Il bâilla longuement, puis, se grattant la tête avec application, il demanda :
— Pourquoi tu dis ça ? Tu crois que c'est facile, la vie d'artiste ? Il faut toujours...
Kate, qui connaissait par cœur la rengaine, l'interrompit brusquement avec agacement.
— Arrête tes boniments, veux-tu ! Je commence à trop bien les connaître et j'en ai vraiment assez !
Subitement réveillé, Sean Shelby comprit que ce matin était particulier et qu'il était urgent d'user de son charme. Entièrement nu, il s'avança vers la grande vasque, s'accroupit et laissa descendre ses deux mains dans l'eau à la recherche des seins de la jeune femme. Mais elle le repoussa aussitôt.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Ben, ça se voit pas ? Je crois que tu as besoin de te détendre un peu avant d'aller affronter tes étudiants. Nous avons juste le temps.
— Eh bien, moi, je crois que tu ne m'as pas bien comprise. J'en ai marre de subir ta vie de patachon et je veux qu'on arrête !
L'artiste en recherche de vocation se raidit, interloqué par l'assurance de la baigneuse.
— Qu'est-ce que tu racontes ? On est pourtant bien ensemble, non ? Et puis, côté sexe, ça marche, ne dis pas le contraire...
Elle se dégagea une nouvelle fois.
— Non ! Nous ne sommes pas bien ensemble ! C'est seulement toi qui es bien, et pour former un vrai couple il faut être bien, mais à deux. Pour le sexe, c'est nettement insuffisant pour baser toute une vie là-dessus.
Kate se leva, attrapa son peignoir et lui fit face avec détermination.
— J'ai beaucoup réfléchi à notre relation et il est clair qu'elle ne mène à rien. J'ai pris ma décision et c'est définitif.
— C'est-à-dire ?
— C'est-à-dire que tu dois quitter mon appartement.
Le jeune homme s'assit sur le carrelage humide et prit un air déconfit.
— On pourrait y réfléchir calmement...
— C'est inutile, c'est tout réfléchi.
— Bordel, qu'est-ce que je vais devenir ?
— C'est simple. Premièrement, tu vas devenir adulte et te prendre en main ; deuxièmement, je ne suis pas ta mère. Lorsque je voudrai un enfant, j'en ferai un moi-même.
En quittant la salle de bains d'un air décidé, elle referma cette fois la porte derrière elle, laissant Sean assis sur le carrelage. En jetant un rapide coup d'œil sur son réveil, elle constata en faisant la moue que l'heure avait filé. Il était déjà 8 h 20. La courte dispute l'avait mise en retard. Elle avait volontairement écourté leur discussion en employant des mots sans complaisance, incisifs, justement pour éviter de longues et stériles explications. Un rapide calcul lui permit d'estimer le temps qu'il lui restait pour se préparer : moins de dix minutes.
Tandis que Kate mettait ses sous-vêtements et enfilait à la hâte une minijupe, le miroir devant elle lui renvoya l'image d'une silhouette parfaite. Elle se regarda sans se voir, trop critique pour s'apprécier vraiment. Elle était pourtant très belle et, favorisée par sa taille, aurait facilement pu faire une carrière de mannequin. La voie qui était aujourd'hui la sienne était toutefois bien différente. Elle se chaussa, prit un chemisier sans se donner le temps de le choisir, puis, après un rapide coup de peigne, sortit de la chambre. Dans le couloir, elle récupéra son sac à main et la serviette contenant son cours de physique. La porte du cabinet de toilette était restée close et il n'y avait aucun bruit. La jeune femme ouvrit et trouva, toujours assis sur le sol, celui qu'elle considérait à présent comme une erreur à oublier. Il s'était adossé au mur et, jambes écartées dans une totale impudeur, sommeillait dans la douce moiteur de la pièce, comme si rien ne s'était passé. Kate resta une seconde bouche bée devant tant de placidité. Elle s'approcha et secoua énergiquement l'épaule du dormeur qui grogna une nouvelle fois, ouvrit un œil et demanda lascivement :
— Ouais... Qu'est-ce qu'il y a ?
— Il y a qu'il me semblait avoir été claire.
Il y eut un nouveau grognement, puis le musicien velléitaire sembla retrouver ses esprits, ramena ses jambes contre lui et répondit :
— Je croyais que tu plaisantais et que c'était juste de la mauvaise humeur... Va à ton cours, on en reparlera à tête reposée cet après-midi.
— Bon, je vois qu'il faut t'expliquer un peu mieux pour que tu comprennes vraiment. Nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre ! Je ne veux plus de cette vie que tu me fais mener et j'ai envie d'autre chose. J'ai envie de former un vrai couple, fondé sur le partage, la tendresse, le respect, l'admiration, toutes ces choses indissociables de l'amour... Du moins tel que je le conçois. Il est clair que notre relation ne réunit aucun de ces critères et qu'à l'évidence nous ne nous correspondons pas. Pour résumer, je crois que notre histoire n'a été qu'une simple aventure, à laquelle je veux mettre un terme... définitivement !
— Je le connais ?
— Qui ça ?
— Ben, l'autre...
— Pauvre con !
En sortant, elle lança à voix haute :
— Je rentrerai vers 19 heures. Je veux qu'à mon retour tu aies vidé l'appartement de tes affaires. N'oublie surtout pas de laisser ton double des clés dans la boîte aux lettres.
Il était 8 h 40. Cette fois, elle serait en retard. Comme un fait exprès, l'ascenseur semblait bloqué quelque part. L'immeuble avait sept étages et Kate habitait le dernier. Exaspérée, elle choisit l'escalier et en dévala quatre à quatre les marches, puis courut jusqu au parking.
Au volant de sa petite Morris Cooper, elle remonta June Street et rejoignit Park Avenue qui la conduisit jusqu'à l'institut. La circulation était fluide et elle arriva à 9 h 07 dans la salle de cours. Connaissant sa ponctualité, chacun était déjà à sa place et semblait l'attendre. Elle s'assit, un peu gênée.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
date : 25-09-2011




Chapitre 1

Camp de Stutthof, 1942.

Deux ans. Deux longues années à se geler dans l'enfer glacé du nord de la Pologne. On ne pouvait pas l'accuser de manquer de dévouement ! Horst Geller avait rejoint la Schutzataffel dès le début 1936. Il avait vingt-trois ans à l'époque. Il n'était pas fanatique d'Hitler, mais compte tenu de l'emprise du personnage sur les foules, rentrer dans le rang était la meilleure décision.
S'il avait choisi la SS, c'était moins pour être dans « l'escadron de protection » du Führer que pour bénéficier d'une paix royale. Sa famille serait respectée et protégée du climat de suspicion régnant dans le pays. L'Allemagne, et dans son sillage toute l'Europe, était frappée de démence. Mais un jour la guerre s'arrêterait et tout rentrerait dans l'ordre. Horst aurait misé son petit appartement là-dessus. En 1940, il s'était retrouvé marié et père dans la foulée. Une révolution dans sa vie. Deux bonheurs pour le prix d'un.
Hélas, 1941 n'avait pas débuté sous les meilleurs auspices. Sa hiérarchie l'avait promu. Ça, c'était bien, même s'il ne demandait rien. Cette promotion s'accompagnait d'une affectation en Pologne pour surveiller un camp de prisonniers. C'était une mission d'importance. Toute tentative de refus de la mutation s'annonçait vaine. Alors, il était parti, la mort dans l'âme, laissant Karine et la petite Gisela derrière lui. « Ce n'est pas le front », avait-il déclaré, en guise d'au revoir, à son épouse éplorée.
Et ainsi se succédèrent les étés sans couleurs et les hivers qui démontraient chaque nuit que l'enfer était froid. De temps à autre, il profitait d'une permission pour s'enivrer à Dantzig, quelque quarante kilomètres plus à l'ouest, et oublier sa solitude dans les bras de filles à soldats. Sa solde nourrissait confortablement sa petite famille. Un souci de moins. Le travail au camp n'était pas des plus compliqués. Surveiller des opposants politiques condamnés à trimer pour la Deutsche Ausrüstungswerke (la DAW, usine d'armement appartenant à la SS), sortir des juifs des camions pour les entasser dans des baraquements. Une fois par semaine, il supervisait la distribution des maigres rations de pain et de soupe de rave aux prisonniers. Il prenait parfois plaisir à savoir les israélites à leur vraie place. Mais il y avait les enfants... Il lui était de plus en plus difficile de supporter leurs regards où se mêlaient peur et supplique. Horst ne leur voulait pas de mal. Oh bien sûr, il n'éprouvait aucune sympathie pour les Juifs ! Mais de là à exécuter des gosses, il y avait un pas qu'il ne franchissait que pour une seule raison : c'était eux ou lui. Oui, Horst était un homme ordinaire perdu au milieu d'une meute de chiens affamés, de bourreaux fanatisés et d'un hiver sans fin. Il se demandait parfois combien de ses frères d'armes pensaient comme lui. Combien de ces soldats d'élite, obéissant au Reichsführer-SS Heinrich Himmler, pleuraient le soir ? Il espérait qu'il y en eût au moins un.

Cette nuit-là, le SS Geller était plus déprimé que d'ordinaire. La température avoisinait les cinq sous zéro. Il montait la garde devant une imposante bâtisse plus propre que les baraquements de prisonniers. L'hôpital lui aurait fait froid dans le dos s'il n'était pas déjà transformé en bâtonnet glacé. Les enfants juifs encore capables de tenir debout étaient amenés ici pour satisfaire aux demandes de l'étrange personnage dirigeant l'endroit. Herr Doktor était l'unique nom qu'on lui connaissait. Il ne sortait jamais, ne se mêlait jamais aux troupes, et le son de sa voix était inconnu de tous. Il transmettait ses requêtes par écrit au nouveau commandant du camp, le major Hoppe. Du matériel était parfois transféré de l'usine d'armement vers l'hôpital, mais seule la direction du camp y avait accès. Une fois, Horst avait même surpris Hoppe déchargeant lui-même des caisses ! Cet homme était brutal et cruel. Pas le genre à obéir à une créature de seconde zone. Le docteur devait être un sacré ponte. L'idée d'en apprendre plus ne tentait personne. Dans cet univers absurde, l'ignorance protégeait le sommeil et prolongeait l'espérance de vie.

Cette soirée du 9 novembre 1942 était spéciale. Himmler en personne venait visiter l'hôpital. Les soldats les mieux notés devaient démontrer au chef militaire et spirituel de l'organisation à quel point la gestion du Stutthof était impeccable. À la clef, la direction du camp espérait une augmentation des moyens, humains et techniques.
Geller tirait sur sa clope comme un forcené. Cela le réchauffait. Ses gants de cuir noir empestaient le tabac froid. Il avisa la soldatesque accompagnée de féroces molosses patrouillant au loin le long des barbelés qui délimitaient le camp. Ces hommes, au moins, bougeaient.
Ils étaient une dizaine comme lui, à se congeler consciencieusement pour sacrifier aux rites de bonne tenue édictés par leur chef suprême. La troupe demeurait silencieuse, mais les regards échangés en disaient long sur l'état de lassitude général. Dans quelques instants, Himmler et son lèche-cul d'état-major arriveraient. La pantomime se déroulerait sans accroc. Demain matin un café brûlant effacerait la rudesse de la nuit. Celle-ci était lumineuse. La lune et les étoiles trônaient dans un ciel immaculé et soulignaient le fin brouillard montant du sol de cette région maudite. Les miradors, situés aux quatre coins du camp et au milieu de chaque rangée de clôtures, étaient équipés de projecteurs dont la lumière jaune ne s'allumait qu'en cas d'alerte.
Soudain Horst Geller, imité par les neuf autres troufions SS, fumeurs habituels ou de circonstance, jeta sa cigarette à terre et l'écrasa sous la semelle de sa botte. Un bruit de moteur se faisait entendre en provenance du chemin de terre qui menait vers le semblant de civilisation le plus proche. Le grondement se fit plus fort, et on distingua bien vite deux voitures. À la surprise générale, le convoi se limitait à ces deux véhicules. Les nouvelles du front étaient bonnes, mais de là à laisser un personnage de cette importance sans une escorte conséquente ! Horst en conclut que cette visite était, sinon secrète, du moins discrète. Les grilles furent ouvertes, et les deux tout-terrain vinrent se garer devant l'allée. Les hommes se mirent au garde-à-vous, fusil à l'épaule gauche, bras droit levé à quarante-cinq degrés et main tendue. Hoppe et le docteur dévalèrent les marches de l'hôpital et s'immobilisèrent au milieu de la haie d'honneur.
Quatre aryens pure souche surgirent du premier véhicule. Pas un ne mesurait moins d'un mètre quatre-vingt-dix. Leurs casquettes laissaient apparaître des cheveux blonds. Et là où un épais manteau ne suffisait pas à garantir la survie, ils se promenaient en simple uniforme noir.
L'un d'eux se précipita vers la deuxième voiture et ouvrit la portière arrière droite. Dans le même élan, il effectua un salut hitlérien. Heinrich Himmler sortit et donna une tape amicale au colosse. Un aide de camp tiré à quatre épingles apparut à sa suite. Il portait une large mallette. À en juger par la tension de son bras, elle devait peser sacrément lourd. Très vite, les quatre hommes entourèrent le Reichsführer-SS et son assistant. Du coin de l'œil, Horst observait l'étrange équipage. Quatre bûcherons bavarois, habillés comme au mois d'août, encadraient deux petits individus à lunettes emmitouflés dans des imperméables doublés. Le commandant en chef des SS sonna la charge en se dirigeant vers la haie humaine. Sa suite lui emboîta le pas. Il ignora totalement ses deux hôtes, qui masquèrent avec peine leur déception, et passa la troupe en revue, dispensant sourires et encouragements verbaux. Puis, Himmler stoppa net devant Geller.
— Alors jeune homme, pas trop dur ce climat ?
Horst, surpris, sentit son cœur s'emballer. Ce diable lisait dans les pensées !
Il saisit sa chance.
— Pour vous, je garderai même le Pôle Nord, Votre Excellence.
Une flagornerie ne fait jamais de mal. Himmler s'approcha un peu plus. L'homme avait une bouille ronde de bon père de famille allemand. Son pince-nez abritait un regard aussi malicieux qu'inquiétant. Il murmura.
— Je ne vous en demande pas tant. Vous avez bien compris comment tout cela fonctionne.
Horst se raidit. Démasqué, mais pas décontenancé. Marre de faire semblant.
— La Pologne est un enfer. Hambourg me manque, Votre Excellence.
Himmler retira ses lunettes et en essuya les verres entre ses doigts gantés sans quitter le soldat des yeux.
— Demain vous serez muté.
La déglutition du SS fut difficile. Il était allé trop loin. Son sourire s'évanouit instantanément. Le temps se figea. Himmler l'observait, placide.
— Vous rejoindrez le château de Wewelsburg. Nul doute que le climat de Westphalie vous siéra mieux. J'ai besoin de gens sincères. Je suis déjà bien pourvu en cancrelats, même compétents.
D'un signe de tête, il désigna le major Hoppe.
Horst raffermit son salut, soulagé.
— Merci, Votre Excellence.
Il retint un Heil Himmler qui n'aurait rien amené de bon.
Le Reichsführer-SS se détourna et tout en marchant donna des indications à son assistant qui opina du chef.
Enfin, il rejoignit les maîtres du camp et toute la troupe s'engouffra dans le hall de cet hôpital si secret. La mascarade était terminée.
Les soldats convergèrent vers Horst, dégainant de concert cigarettes et briquets. Ils félicitèrent chaleureusement le bienheureux. Ce dernier modéra son enthousiasme, conscient de la jalousie qui, bientôt, tourmenterait ses compagnons. Enfin, ils s'égaillèrent vers leurs quartiers respectifs. Geller demeura seul, planté au milieu de l'allée. Savoir qu'il partait aiguisait ses sens. Désormais la moindre inspiration de cet air froid et coupant le rapprochait de son Allemagne. Toute sa vie il détesterait la Pologne. Et un jour, il oublierait les horreurs commises ici.

Horst retira de la poche intérieure de sa capote une photo de sa femme et de leur bébé et posa un baiser sur l'image. Sa vision se brouilla légèrement. Il ne comprit pas d'où venait le bruit strident qui prenait possession de son crâne. Le soldat pencha la tête sur sa droite. Des volutes orangées enveloppaient son épaule. La sensation de froid fit place à une chaleur bienveillante. Le monde vacilla avec douceur. Il tomba face contre terre. Alors que la vie le quittait, sans douleur, Horst vit un filet de sang serpenter sur le sol glacé et recouvrir la photographie qu'il tenait encore dans sa main brûlée. Les pieds nus d'un enfant courant sur la terre gelée furent sa dernière vision.
Horst Geller, SS de circonstance, père de famille embarqué dans la folie ambiante mourut le 9 novembre 1942. Il figura au nombre des dix victimes officielles d'un attentat perpétré contre Heinrich Himmler. Une vague de terreur et d'arrestations s'ensuivit. Le maître de l'Ordre Noir survécut.
La solution finale était en marche.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
À leur rencontre, l'un et l'autre émergeaient des cendres froides de mariages ratés. Âgé de trente ans, Tom en avait six de moins que Pat et avait déjà connu deux unions de courte durée ; quant à elle, elle tentait d'en oublier une qui lui avait donné l'impression d'un piège étouffant. Tous deux avaient toujours rêvé du parfait amour et, contre toute attente, ils semblaient l'avoir trouvé l'un avec l'autre bien que, au moins en apparence, ils n'aient en commun qu'une puissante passion sexuelle.
Tom était fort comme un bœuf, et Pat menue et fragile, souvent malade. Il était maréchal-ferrant, elle n'aimait que les travaux manuels délicats, tels que la broderie et la peinture. Il était allé à l'université, alors qu'elle avait interrompu ses études secondaires pour se marier une première fois. Il était calme et apaisant quand elle semblait parfois anxieuse, craintive.
Peu importait. Il n'avait qu'à lui ouvrir les bras pour qu'elle vienne se réfugier au creux de sa force. Il lui disait toujours :
— N'oublie pas, chaton, « tout vient à point à qui sait attendre », et pour moi rien ne passe avant toi. Je t'aime plus que tout au monde.
À quoi elle répondait de sa voix de petite fille, malgré ses trente-six ans :
— Je t'aime, mon chaton. Je t'aime.
Pat Taylor connaissait Tom depuis des années avant de « sortir » avec lui. À l'instar de sa famille - ses parents, le colonel en retraite Clifford Radcliffe et sa femme, Maggy ; ses enfants, Susan, Deborah et Ronnie -, elle était profondément impliquée dans le monde des concours hippiques d'Atlanta. Les écuries Radcliffe abritaient quelques-uns des plus beaux chevaux de la région. Pat, qui vivait avec ses parents, enseignait l'équitation à une clientèle distinguée, et ses deux filles avaient remporté de nombreux prix.
Tom Allanson avait travaillé avec eux et leur avait vendu de la nourriture pour chevaux lorsqu'il était employé chez Ralston Purina. Fils d'un avocat, il s'était destiné un temps à devenir vétérinaire. C'était un ami de la famille de Pat, sans plus, mais toutes les femmes qui le voyaient travailler torse nu, ses muscles luisant de sueur, ne pouvaient que le remarquer. Rien de plus facile pour lui que de ferrer, les champions de l'écurie Radcliffe, de puissants chevaux Morgan, en soulevant leurs pieds au creux de la main, comme s'il s'agissait d'agneaux.
À l'automne 1973, une suite d'événements permit à Tom et à Pat de se rapprocher. Elle était libre de tout engagement ; alors que lui, en plein divorce d'avec sa deuxième femme, cherchait un endroit où passer quelque temps. Les Radcliffe, qui disposaient de toute la place voulue dans leur ranch de Tell Road à East Point, au sud d'Atlanta, l'y invitèrent. Il pouvait dormir sur le canapé du bureau contre de petits services auprès de leurs chevaux.
Aux yeux d'un pragmatique, leur union tombait à pic ; aux yeux d'un romantique, elle était inéluctable. Quoi qu'il en soit, Tom Allanson et Pat Taylor passèrent bientôt tout leur temps libre ensemble. Il aimait tout en elle, qui ne cessait de le surprendre. Pourtant, il ne savait à peu près rien de sa vie avant leur rencontre et s'en moquait. De son côté, elle était au contraire d'une insatiable curiosité et l'interrogeait sans cesse sur sa famille et sur les femmes qu'il avait aimées avant elle.
Bien qu'il soit encore marié, ce fut pour eux une période d'un romantisme extraordinaire. Tom n'en revenait pas : non seulement il avait eu la chance de rencontrer Pat, mais en plus elle lui rendait son amour ! Il ne craignait qu'une chose : la perdre à cause de sa mauvaise santé. Ainsi, lorsqu'elle fut hospitalisée à la suite d'un de ses évanouissements, il ne put quitter son chevet tant il se désolait, tenant sa petite main pâle dans sa large paume. Chaque fois qu'elle se réveillait, elle trouvait une rose sur son oreiller et Tom auprès d'elle, qui la contemplait les yeux pleins de larmes.
Elle n'en essaya pas moins de le décourager, le prévenant qu'elle n'était pas faite pour lui, qu'il méritait une « femme complète », l'implorant de considérer la vérité en face.
— Ce n'est pas moi qu'il te faut, sanglotait-elle. Je ne pourrai jamais te donner d'enfant... j'ai subi une hystérectomie. Je ne suis plus qu'une vieille femme qui porte une cicatrice au ventre. Personne ne peut vouloir de moi.
Il ne l'en aimait que davantage. Il ne voulait pas d'autres enfants ; avec elle, ils élèveraient les deux qu'il avait eus d'un précédent mariage et, bien sûr, son fils à elle, Ronnie, encore adolescent.
Pat et sa famille représentaient désormais tout pour Tom. Ils lui avaient donné un toit et l'amour, alors que personne ne voulait de lui. La mère de Pat, Maggy, était la femme la plus gentille qu'il ait jamais rencontrée ; elle aurait fait n'importe quoi pour aider ses enfants et ses petits-enfants. De même, il respectait le colonel pour sa belle carrière militaire. Il finit par implorer Pat de l'épouser dès que son divorce serait prononcé.
Pat ne pouvait supporter aucune pression, pas plus que les dissensions ou les déceptions. Lorsqu'elle confia ses plus chers désirs à Tom, il se rendit compte qu'elle n'en demandait pas trop, mais qu'en revanche elle y tenait beaucoup. Alors il promit de lui offrir une vie si heureuse et si paisible qu'elle recouvrerait la santé.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Zebulon, le siège du comté de Pike, à soixante-quinze kilomètres au sud d'Atlanta, est à peine plus large qu'une place de village, avec ses quatre rues et quelques maisons alentour. Comme de nombreuses autres petites villes de cette région de la Géorgie, elle est peuplée d'innombrables pins, de cornouillers, de magnolias et de chênes. Leurs branches forment une voûte feuillue qui conserve la chaleur moite, une véritable serre où poussent toutes sortes de plantes dont l'ombre n'offre, par les étouffantes journées d'été, qu'une promesse illusoire de répit. Sous ses allures de vigne vierge apparemment inoffensive, le kudzu profite de cet environnement qui lui convient à merveille pour recouvrir le sol orange, étouffant tout sur son passage de parasite.
Le tribunal de Zebulon est un bâtiment de brique rouge surmonté d'un clocher d'albâtre blanc qui scintille sous le ciel bleu. Magnolias, érables et chênes en ornent la pelouse, et ses quatre entrées sont flanquées de géraniums rouge sang en pots de pierre. Un monument aux morts de pierre grise occupe un angle du terrain adjacent ; il fut érigé en l'honneur de dix-sept garçons blancs morts pendant la Seconde Guerre mondiale, dont deux de la famille Marshall, deux de la famille Pressley et un de la famille Pike. Un seul nom apparaît dans la colonne réservée aux GENS DE COULEUR, en bas à droite. E. R. Parks reste séparé des autres, même sur la plaque saluant les héros.
Les entreprises installées en face du tribunal se cachent derrière des façades contiguës, quoique totalement différentes les unes des autres et de hauteurs variables : un dépôt de vêtements, quelques boutiques de souvenirs, un magasin d'ameublement, une quincaillerie. Le Reporter, l'hebdomadaire de Zebulon, a ses bureaux au bout du pâté de maisons. On trouve tous les vingt mètres, sur les trottoirs, des distributeurs de Coca-Cola et de Dr Pepper. Les véhicules, essentiellement des pickup, se garent en diagonale, et un chien jaune se balade tranquillement sur la chaussée le plus souvent déserte.
À la recherche d'une ville typique du Sud pour y tourner Murder in Coweta County, avec Andy Griffith et Johnny Cash, les producteurs de Hollywood choisirent Zebulon. Ce fut aussi le cas de Pat Taylor et Tom Allanson lorsqu'ils voulurent vivre un fantasme bien particulier. Ils y arrivèrent en 1973, encore amants, puis s'y installèrent et s'y marièrent. Pat était une femme mince aux yeux d'émeraude et à l'épaisse chevelure bouclée ; Tom, un homme de haute taille au teint mat. Elle était jolie, il était beau, et tous deux semblaient s'aimer d'un amour assez fort pour surmonter tous les obstacles. Pat devait décrire ses sentiments dans un message qu'elle rédigea à l'adresse de Tom au dos de leur photo de mariage.
Nous sommes unis pour la vie et nous ne faisons plus qu'un. Qu'y a-t-il de plus beau pour deux âmes humaines que d'être unies pour la vie, de s'épauler dans le travail, de compter l'une sur l'autre en cas de besoin, de se consoler l'une l'autre dans les moments de chagrin, de se porter secours dans la difficulté, de rester à jamais ensemble avec nos souvenirs et notre amour fusionnel pour nous soutenir... Je crois qu'en aimant mon Tom je me rapproche du paradis... Quand je suis venue à toi, mon Tom, je me suis remise entre tes mains, de tout mon corps, de tout mon cœur, de toute mon âme. Tu es mon amour et je t'appartiens en tout ; ce doux lien est plus fort qu'aucune serrure, qu'aucun barreau. Je ne quitterai jamais ton cœur pour rêver d'autre chose, car j'ai trouvé en mon Tom le « but de ma quête »... Mon corps s'épanouit de toutes ses veines [sic] car je suis la Pat à Tom. Voyez, j'ai laissé derrière moi celle que j'étais et dépouillé mon ancienne vie feuille après feuille...
Comme elle disait.
Sur les bases de ce parfait amour, Pat et Tom voulurent se créer un monde parfait. Pourtant, au cœur de ce paradis se tapissaient les démons de la jalousie et de la fureur, de l'adultère, de l'inceste, du viol et même du meurtre, sinistres et violentes intrusions du monde réel. Tous deux avaient des attaches familiales trop puissantes pour ne pas entacher leur engagement amoureux. Des profondeurs, les affronts passés remontaient sans cesse et s'amplifiaient au lieu de s'atténuer. La fierté, tel ce kudzu qui recouvrait la terre desséchée, ne formait qu'une cicatrice sur de graves et douloureuses blessures jamais guéries. Vouloir démêler l'histoire de leurs existences revient à suivre les circonvolutions verdoyantes de cette vigne parasite qui finit par tuer tout ce qui vit dessous et l'alimente.

Avez vous apprécié cet extrait ? 0
Une boisson tropicale à portée de doigts, étalé à côté d'une bombe en bikini, l'eau turquoise des Caraïbes lui léchant les orteils, le sable blanc lui léchant le dos, le bleu du ciel lui léchant les yeux, le soleil plus suave qu'une masseuse suédoise sous haschich lui léchant la peau, Myron était profondément malheureux.
Ils se trouvaient sur cette île enchantée depuis trois semaines. Environ. Il n'avait pas jugé bon de compter les jours. Terese, non plus, sans doute. Pas de téléphone, pas de voiture, un tout petit peu d'électricité et beaucoup de luxe : cette île était aussi paumée et aussi chère qu'une pub pour tampon périodique au milieu de la finale du Superbowl. Myron secoua la tête. Facile d'arracher le gamin à la télévision, plus difficile d'arracher la télévision du gamin.
Et voilà qu'à son malheur s'ajoutaient des maux d'estomac.
À midi sur l'horizon, cisaillant le tissu bleu de la mer sur un ourlet blanc d'écume, arrivait le yacht. C'était cette vision, au demeurant aussi splendide que le reste, qui lui nouait les viscères.
Il ne savait pas exactement où ils se trouvaient. L'endroit avait pourtant un nom, un vrai : St. Bacchanals. Sans déconner. Il s'agissait d'un petit bout de planète appartenant à une de ces mégacompagnies de croisières qui utilisait une des plages de l'île pour permettre à ses clients de nager, faire griller du poisson et jouir d'une journée sur leur « île paradisiaque personnelle ». Personnelle. Avec deux mille cinq cents autres turistas empilés dans le même bac à sable. Ouais, personnelle. Bacchanale, même.
Mais de ce côté-ci du paradis, c'était très différent. Il n'y avait qu'une seule maison, celle du P-DG de ladite compagnie, un habitat hybride entre la hutte et le manoir colonial. Seuls voisins à moins de deux kilomètres : des domestiques. Population totale de l'île : trente âmes, toutes vouées au service du mégatour-operator.
Le yacht coupa ses moteurs pour se laisser dériver vers la plage.
Terese Collins baissa ses Bollé et fronça les sourcils. En trois semaines, aucune embarcation, à l'exception de quelques paquebots mammouths — subtilement baptisés Sensation, Ecstasy ou Point G —, n'était venue polluer leur champ de vision.
— Tu as dit à quelqu'un où nous étions ? demanda-t-elle.
— Non.
— C'est peut-être John.
John était le P-DG susmentionné, un ami de Terese.
— Je ne pense pas, dit Myron.
Il l'avait rencontrée trois semaines plus tôt. Environ. Terese était « en congé » de son boulot de présentatrice prime time sur CNN. Des amis bien intentionnés les avaient plus ou moins forcés tous les deux à assister à un machin caritatif. Ils avaient aussitôt été attirés l'un par l'autre comme magnétisés par leur malheur et leur douleur respectifs. Ça avait commencé comme un défi : et si on larguait tout ? Fuir. Disparaître avec quelqu'un qu'on trouve pas trop moche et qu'on connaît à peine. Ils avaient tenu bon tous les deux et, douze heures plus tard, ils s'étaient retrouvés à Saint-Martin. Le lendemain, ils étaient ici.
Pour Myron, un homme qui avait couché en tout et pour tout avec quatre femmes dans sa vie, qui n'avait jamais expérimenté les histoires d'une nuit, même à l'époque où elles étaient à la mode et à coup sûr sans risque, et pour qui coucher était plus affaire de sentiments que de sensations, la décision de fuir avec une inconnue avait paru étonnamment juste.
Il n'avait dit à personne où il allait, ni pour combien de temps — il ne le savait pas lui-même. Il avait appelé Papa et Maman pour leur dire de ne pas s'inquiéter (autant leur demander de se laisser pousser des branchies et de respirer sous l'eau). Il avait envoyé un fax à Esperanza lui donnant tous pouvoirs sur MB Sports, l'agence sportive dans laquelle ils étaient à présent associés. Il n'avait pas prévenu Win.
Terese l'observait.
— Tu sais qui c'est.
Myron ne dit rien. Il avait de plus en plus mal au ventre.
Le yacht était maintenant tout proche. Une porte sur le pont s'ouvrit et, comme Myron le craignait, Win apparut. La panique lui coupa le souffle. Win n'était pas du genre à passer dire bonjour. S'il était là, c'est que quelque chose allait vraiment mal.
Myron se leva et lui adressa un signe de la main. Win hocha à peine la tête.
— Attends, fit Terese. C'est pas ce type dont la famille possède Lock-Horne Securities ?
— Si.
— Je l'ai interviewé une fois. Le marché avait plongé. Il a un nom à rallonge, assez pompeux.
— Windsor Home Lockwood, troisième du nom.
— C'est ça. Un peu bizarre, comme mec.
Si seulement elle savait.
— Plutôt beau gosse, poursuivit Terese, dans le genre vieille famille, pourri de fric, né avec un club de golf en argent dans la main.
Comme s'il avait entendu, Win passa la main dans sa blonde chevelure et sourit.
— Vous avez un truc en commun, lui et toi, dit Myron.
— Lequel ?
— Vous le trouvez tous les deux beau gosse.
Terese le scruta.
— Tu vas repartir.
Il y avait une pointe d'appréhension dans sa voix.
Myron hocha la tête.
— Win ne serait pas là, sinon.
Elle lui prit la main. En trois semaines, c'était le premier geste de tendresse entre eux. Ça pouvait paraître bizarre : deux amants seuls sur une île, tringlant en permanence mais qui n'avaient pas échangé le moindre doux baiser, le moindre murmure affectueux. Sauf que, pour eux, il n'était question que d'oubli et de survie : deux rescapés paumés dans les décombres et qui, pas une seconde, n'envisagent de reconstruire quoi que ce soit.
Terese passait l'essentiel de ses journées à marcher seule ; lui traînait sur la plage à faire de l'exercice ou à lire. Ils se retrouvaient pour manger, dormir et baiser. En dehors de ça, ils se laissaient tranquilles pour, à défaut de guérir, au moins éviter les flots de sang. Elle aussi avait été fracassée, ça se voyait. La tragédie était récente et l'avait démolie jusqu'aux os. Mais il ne lui avait rien demandé. Et elle ne l'avait jamais interrogé non plus.
Une des règles implicites de leur petite folie.
Le yacht s'immobilisa et jeta l'ancre. Win se glissa dans un dinghy motorisé. Myron attendait. Ses orteils fouillaient le sable. Il se préparait. Quand le canot fut assez proche de la plage, Win coupa le moteur.
— Mes parents ? lança Myron.
— Ils vont bien.
— Esperanza ?
Infime hésitation.
— Elle a besoin de toi.
Win posa une semelle incertaine sur l'eau, un peu comme s'il s'attendait qu'elle supporte son poids. Il portait une chemise Oxford à boutons blancs et un bermuda Lilly Pulitzer aux couleurs assez criardes pour effrayer un banc de requins. Le yuppie du yacht. Il était mince mais la peau de ses avant-bras avait du mal à contenir des serpents d'acier.
Terese se leva tandis que Win approchait. Ce dernier admira la vue sans avoir l'air de la reluquer. Selon Myron, il était un des rares membres de la gent masculine capables d'un tel exploit. L'éducation, sans doute. Il prit la main de Terese et sourit. Ils échangèrent des plaisanteries. Qui donnèrent lieu à quelques sourires complaisants. Myron, figé, ne les écoutait pas. Terese s'excusa et retourna à la maison.
Prudent, Win la regarda s'éloigner avant de commenter :
— Élégant derrière.
— C'est à moi que tu fais allusion ? s'enquit Myron.
Win garda les yeux braqués sur... sa cible.
— À la télévision, elle est toujours assise derrière une table. Comment deviner qu'elle possède un postérieur d'une telle qualité ?
Il secoua la tête.
— C'est fort dommage.
— Tu pourrais lui suggérer de se lever une ou deux fois pendant son journal, tourner sur elle-même, se pencher en avant, quelque chose comme ça.
— Excellente idée, fit Win avant de risquer un coup d'œil vers son ami. Tu n'aurais pas pris quelques clichés en pleine action ou, mieux, un enregistrement vidéo ?
— Non, ça, c'est plutôt ton genre ou le genre rock star dépravée.
— C'est fort dommage, en vérité.
— ça va, j'ai compris, c'est dommage.
Élégant derrière ?
— Bon, qu'est-ce qui se passe avec Esperanza ?
Terese avait enfin disparu derrière la porte. Après avoir laissé échapper un infime soupir, Win se décida à faire face à Myron.
— Il va falloir une demi-heure pour refaire le plein du yacht. Nous partirons après. Tu permets que je m'assoie ?
— Qu'est-ce qui se passe, Win ?
Il ne répondit pas, préférant bien s'installer sur la chaise longue, mains derrière la tête, chevilles croisées.
— Je dois le reconnaître : quand tu décides de dérailler, c'est avec un certain style.
— Hmm.
Win détourna les yeux et, soudain, Myron comprit quelque chose : il l'avait blessé. Bizarre mais sans doute vrai. Win avait beau être un aristocrate, ou plus exactement un inadapté social au sang bleu, il n'en restait pas moins relativement humain. Les deux hommes étaient inséparables depuis la fac, et Myron s'était barré sans rien lui dire. Dans la catégorie amis, Win n'avait que lui.
— Je voulais t'appeler, dit Myron, cherchant sa voix.
Win ne fit aucun commentaire.
— Mais je savais que, s'il y avait le moindre problème, tu me retrouverais.
C'était vrai. Win était capable de retrouver un compte offshore dans l'organigramme d'une multinationale.
Il agita vaguement la main.
— Peu importe.
— Alors, quel est le problème avec Esperanza ?
— Clu Haid.
Le premier client de Myron, un lanceur droitier au crépuscule de sa carrière.
— Mais encore ?
— Il est mort, dit Win.
Myron sentit ses jambes mollir. Ses fesses trouvèrent l'autre chaise.
— Trois balles dans la peau à domicile.
— Je croyais qu'il s'était racheté une conduite, fit Myron.
Win ne dit rien.
— Quel rapport avec Esperanza ?
Win consulta sa montre.
— À l'heure où nous parlons, dit-il, elle a dû être arrêtée pour meurtre.
— Quoi ?
Encore une fois, Win ne dit rien. Il détestait se répéter.
— La police croit qu'elle l'a tué ?
— Ravi de constater que tes vacances n'ont en rien affecté tes formidables capacités de déduction.
Win offrit son visage au soleil.
— Qu'est-ce qu'ils ont contre elle ?
— L'arme du crime, pour commencer. Des taches de sang et quelques fibres. Tu as de la crème solaire ?
— Mais comment... ?
Myron s'interrompit pour scruter le visage de son ami. Comme d'habitude, cela ne lui apprit pas grand-chose.
— Tu penses qu'elle l'a tué ? se décida-t-il enfin à demander.
— Je n'en ai aucune idée.
— Tu lui as demandé ?
— Esperanza ne souhaite pas me parler.
— Quoi ?
— Et elle ne souhaite pas te parler non plus.
— Quoi ? répéta Myron. C'est ridicule. Esperanza ne tuerait jamais personne.
— Tu veux dire que, pour toi, c'est une certitude absolue, c'est ça ?
Myron encaissa. Avec difficulté. Il avait cru que sa récente expérience l'aiderait à mieux comprendre Win. Win avait tué. Souvent, même. Maintenant que Myron en avait fait autant, il s'était dit que cela créerait une sorte de lien entre eux. Mais ce n'était pas le cas. Au contraire. Leur expérience commune avait ouvert un nouveau gouffre.
Win regarda à nouveau sa montre.
— Pourquoi ne vas-tu pas faire tes bagages ?
— Je n'ai pas de bagages.
Win fit un signe vers la maison. Terese se tenait là, les regardant en silence.
— Alors, dis au revoir au Derrière et rentrons
Avez vous apprécié cet extrait ? +2

MERCREDI 21 OCTOBRE 1981
— Alors, qu'est-ce que c'est, à votre avis ?
Gunnar Holmberg, commissaire de police de Vällingby, leur montrait un petit sachet de plastique rempli de poudre blanche.
Peut-être de l'héroïne, mais personne n'osait la ramener. Ils ne voulaient pas qu'on les suspecte de s'y connaître en la matière. Surtout pour ceux qui avaient un frère ou l'ami d'un frère qui s'y connaissait, lui. Une dose d'héro pour un fixe. Même les nanas la bouclaient. Le policier agita le sac.
— De la levure, d'après vous ? De la farine ?
Un concert de protestations étouffées. Il ne fallait pas que le policier pense que la classe 5B n'était qu'un ramassis de crétins. Même s'il était impossible de déterminer avec certitude ce que le sachet contenait, ce cours était quand même consacré aux drogues, alors on pouvait en tirer certaines conclusions. Le policier se tourna vers l'enseignante.
— Qu'est-ce vous leur apprenez en cours d'éducation manuelle, de nos jours ?
Le professeur sourit et haussa les épaules. La classe éclata de rire ; le flic était cool. Certains des mecs avaient même eu le droit de toucher son flingue avant le cours. Bon, d'accord, il n'était pas chargé, mais quand même.
Oskar avait l'impression que sa poitrine allait exploser. Il connaissait la réponse à la question, et ça lui faisait mal de ne pas le dire alors qu'il savait. Il voulait que le policier le regarde. Le regarde et lui dise quelque chose lorsqu'il donnerait la bonne réponse. C'était stupide de faire ça, il le savait, mais il leva tout de même la main.
— Oui ?
— C'est de l'héroïne, non ?
— Oui, en effet. (Le policier le regarda avec gentillesse.) Comment tu l'as deviné ?
Les têtes se tournèrent vers lui ; ils étaient tous curieux de voir ce qu'il allait répondre.
— Euh... ben, c'est-à-dire que j'ai lu pas mal de trucs.
Le policier acquiesça.
— Ça, c'est une bonne chose. La lecture. (Il agita le petit sachet.) Mais on n'en a pas vraiment le loisir si on se met à ce genre de trucs. Selon toi, combien peut valoir ce petit sachet ?
Oskar n'éprouvait pas le besoin d'en dire plus. On l'avait regardé et on lui avait parlé. Il avait même réussi à dire au flic qu'il lisait beaucoup. C'était plus qu'il n'en avait espéré.
Il s'évada dans l'une de ses rêveries : le policier venait le voir après le cours, s'intéressait à lui et s'asseyait à côté de lui. Alors il lui racontait tout. Et le policier comprenait. Il lui caressait les cheveux et lui disait que c'était un brave petit gars. Il le soulevait, le serrait contre lui et lui disait...
— Espèce de sale fayot.
Jonny Forsberg lui planta un doigt dans les côtes. Le frère de Jonny appartenait à la clique des toxicos, et Jonny connaissait des tas de mots que les autres mecs de la classe s'empressaient de s'approprier. Jonny connaissait sans doute la valeur exacte du sachet mais il ne moufta pas. Il ne bavassait pas avec les flics, lui.
C'était la récré, et Oskar s'attardait à proximité des portemanteaux, sans savoir quoi faire. Jonny lui voulait du mal ; quel était le meilleur moyen de lui échapper ? En restant ici dans le hall ou en sortant ? Jonny et le reste de la classe se ruèrent sur les portes pour sortir dans la cour de l'école.
C'est vrai... le policier allait garer sa voiture dans la cour et tous ceux que ça intéressait pourraient y jeter un œil. Jonny n'oserait pas s'en prendre à lui si le policier était là.
Oskar s'avança jusqu'aux doubles portes et regarda par la vitre. C'était bien ce qu'il pensait : toute la classe était agglutinée autour de la voiture de patrouille. Oskar aussi aurait voulu y aller mais ce n'était pas une bonne idée. Policier ou pas policier, quelqu'un lui décocherait un coup de genou et un autre tirerait sur son caleçon pour qu'il lui rentre dans la raie des fesses.
Au moins, il serait tranquille pour cette récré. Il sortit dans la cour et se faufila jusqu'aux toilettes, à l'arrière du bâtiment.
Une fois là, il tendit l'oreille et s'éclaircit la gorge. Le son résonna entre les cloisons. Il enfonça sa main dans son caleçon et en sortit rapidement la boule à pisse, un morceau de mousse à peu près de la taille d'une clémentine qu'il avait découpé dans un vieux matelas et dans laquelle il avait évidé un trou pour y fourrer sa quéquette. Il la renifla.
Ben voyons, il s'était encore une fois pissé quelques gouttes dessus ! Putain ! Il la rinça sous le robinet et la pressa pour en faire ressortir le plus d'eau possible.
De l'incontinence. Voilà comment ça s'appelait. Il l'avait lu dans une brochure qu'il avait chipée en douce à la pharmacie. Un truc qui arrivait surtout aux vieilles.
Et à moi.
D'après la brochure, on pouvait acheter des médicaments mais il n'avait pas l'intention d'utiliser son argent de poche pour faire la queue à la pharmacie et se ridiculiser par la même occasion. Et encore moins d'en parler à sa mère ! Elle serait tellement désolée pour lui qu'il en aurait envie de gerber.
Il avait la boule à pisse, et ça suffirait aussi longtemps que ça ne s'aggraverait pas.
Des bruits de pas à l'extérieur, des voix. La boule à pisse serrée dans sa main, il s'enfuit dans les toilettes les plus proches et verrouilla à l'instant même où on ouvrait la porte extérieure. Il monta sans bruit sur le siège des toilettes et se recroquevilla sur lui-même pour qu'on ne voie pas ses pieds en regardant par-dessous. Il essaya de ne pas respirer.
— Co-cho-nou ?
Jonny, évidemment.
— Eh, Cochonou, t'es où ?
Micke était avec lui. Les deux pires de la bande. Non, Tomas était encore plus diabolique mais il n'était quasiment jamais de la partie lorsqu'il s'agissait de trucs impliquant des coups et des égratignures. Trop futé pour ça. Il devait être en train de lécher les pompes du policier. Si la boule à pisse était découverte, c'était Tomas qui s'en servirait vraiment pour le blesser et l'humilier pendant longtemps. Jonny et Micke, eux, allaient juste se contenter de la découper en morceaux, et ça lui convenait. Dans un certain sens, il avait quand même de la chance...
— Cochonou ? On sait que t'es là.
Ils tripotèrent la porte. Secouèrent la porte. Martelèrent la porte. Oskar noua ses bras autour de ses jambes de toutes ses forces et serra les dents pour ne pas crier.
Allez-vous-en ! Foutez-moi la paix ! Pourquoi est-ce que vous ne me foutez pas la paix ?
Jonny parlait d'une voix douce, à présent.
— Cochonou, si tu sors pas maintenant, il va falloir qu'on te chope après l'école. C'est ça que tu veux ?
Le calme régna pendant un moment. Oskar expira avec précaution.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0

LA SCÈNE
Blackeberg.
Synonyme de bouchées à la noix de coco pour certains, de drogue pour d'autres. « Une vie respectable. » On pense station de métro, banlieue. Et on ne pense sans doute pas à grand-chose d'autre. Il doit bien y avoir des gens qui y vivent, comme ailleurs. C'est pour cette raison que ça a été bâti, après tout, pour que les gens aient un endroit où vivre.
Ce n'était pas un site qui s'était développé de manière naturelle, non. Ici, tout avait été découpé en unités dès le départ. Les gens avaient aménagé des bâtiments préexistants. Des immeubles couleur terre, disséminés dans des espaces verts.
Au moment où cette histoire débute, la banlieue de Blackeberg existe depuis trente ans. On pourrait imaginer qu'il y règne un esprit pionnier. Mayflower ; une terre inconnue. Oui. On peut imaginer tous ces bâtiments vides attendant leurs occupants.
Et les voici !
Traversant le pont de Traneberg, le soleil et des visions d'avenir plein les yeux. Nous sommes en 1952. Des mères portent leurs petits dans leurs bras, les poussent dans des landaus ou les tiennent par la main. Des pères transportent, non pas des pelles et des pioches, mais des appareils électroménagers et du mobilier fonctionnel. Ils chantent probablement quelque chose. « L'Internationale », peut-être. Ou « Voyez, nous allons à Jérusalem », selon leur préférence.
C'est grand. C'est nouveau. C'est moderne.
Ce n'est, toutefois, pas comme ça que ça s'est passé.
Ils sont arrivés par le métro. Ou en voiture ou en camionnette. Un par un. Se sont faufilés dans les appartements achevés avec leurs affaires. Ont rangé leurs biens dans les compartiments et les étagères prévus à cet effet, ont disposé leur mobilier sur le sol en liège. Ont acheté de nouveaux objets pour combler les vides.
Une fois installés, ils ont levé les yeux pour considérer cette terre qui leur avait été donnée. Sont sortis de chez eux et ont découvert que chaque parcelle de terre était déjà occupée. Qu'il ne restait plus qu'à s'adapter à ce qui existait déjà.
Il y avait un centre-ville. Des aires de jeux dignes de ce nom pour les enfants. De grands espaces verts dans les coins. Beaucoup de sentiers exclusivement réservés aux piétons.
Un bon endroit. Voilà ce que se disaient les gens autour de la table de cuisine un mois environ après avoir emménagé.
— Nous voici arrivés à un endroit où il fait bon vivre. Une seule chose manquait. Un passé. À l'école, on ne demandait pas aux enfants de devoirs particuliers consacrés au passé de Blackeberg parce qu'il n'y en avait pas. Enfin, il y avait bien quelque chose au sujet d'un vieux moulin. Un roi du tabac. De vieux bâtiments étranges en contrebas, au bord de l'eau. Mais cela datait d'une époque reculée et sans lien avec le présent.
À l'endroit où se dressaient les bâtiments de trois étages, il n'y avait avant que la forêt.
Vous vous situiez hors d'atteinte des mystères du passé ; il n'y avait même pas d'église. Neuf mille habitants et pas d'église.
Ça vous en dit long sur la modernité de l'endroit, sa rationalité. Ça vous en dit long sur le détachement de ses habitants des fantômes de l'histoire et de la terreur.
Cela explique en partie pourquoi ils étaient si mal préparés.

Personne ne les vit emménager.
En décembre, lorsque la police parvint finalement à localiser le conducteur du camion, il n'avait pas grand-chose à raconter. Dans ses archives, il avait seulement noté « 18 octobre : Norrköping-Blackeberg (Stockholm) ». Il se souvenait qu'il s'agissait d'un père et de sa fille, mignonne, la gamine, d'ailleurs.
— Oh, et autre chose : ils n'avaient quasiment pas de meubles. Un canapé, un fauteuil, peut-être un lit. Un boulot facile, vraiment. Et puis... oui, ils voulaient que ça se fasse de nuit. Je leur ai dit que ce serait plus cher, vous savez, avec le tarif heures supplémentaires et ce genre de choses. Mais ce n'était pas un problème. Il fallait juste que ce soit fait de nuit. Ça semblait vraiment important. Est-ce que quelque chose est arrivé ?
On informa le chauffeur des événements et de l'identité de ceux qu'il avait transportés dans son camion. Il écarquilla les yeux et regarda de nouveau les lettres sur la page.
— Eh ben merde alors...
Il fit une grimace comme s'il éprouvait une soudaine répulsion à l'égard de sa propre écriture.
18 octobre : Norrköping-Blackeberg (Stockholm).
C'était lui qui les avait déménagés. L'homme et sa fille.
Il n'avait pas l'intention de le raconter à qui que ce soit. Jamais.





PREMIÈRE PARTIE

HEUREUX CELUI QUI A UN TEL AMI




« Les considérations amoureuses
vous causent bien du souci
mes amis ! »


Siw Malmkvist,
Les Considérations amoureuses.


« I never wanted to kill,
I am not naturally evil
Such things I do
Just to make myself
More attractive to you
Have I failed ? »


Morrissey,
The Last of the Famous International Playboys.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0
date : 25-09-2011
— Réveille-toi… réveille-toi, mon chéri…

Le vieil homme qui dormait près d'elle ouvrit péniblement les yeux.

— Mmm… qu'est-ce qu'il y a, Libling ?

— C'est l'heure de se lever… C'est aujourd'hui, tu te souviens ? Viens, je vais préparer le petit déjeuner.

La femme déplaça les couvertures pour se lever. Lorsqu'elle eut posé la plante de ses pieds sur le carrelage, elle se souleva sur un coude. Elle était vieille et fatiguée, et la manœuvre pour parvenir à se lever le matin exigeait d'elle de plus en plus d'énergie.

Elle resta assise quelques secondes, le temps que sa tête cesse de tourner et que son cœur se remette à battre normalement. Dans son dos, son mari était allongé, inerte, les yeux grands ouverts. Il attendait que coule, quelque part dans son corps, l'énergie nécessaire pour s'extraire du lit.

Elle compta mentalement « un… deux… trois… ». À dix, elle serait debout. Inexplicablement, elle se sentit traversée par une sensation d'apaisement. Elle s'en étonna, puis comprit : prendre son temps pour se lever était un luxe qu'elle n'avait pu se permettre pendant toute une partie de sa vie.

« Dix… » Elle prit une grande inspiration et se mit debout. Elle eut un bref vertige, mais put finalement faire un premier pas. Trois ou quatre autres, et elle s'appuya sur le rebord de la fenêtre. Derrière la vitre, elle pouvait contempler la rue de Brooklyn immergée dans une aube blafarde. Certes, la vue n'était pas splendide – maisons basses à deux étages, un bureau de tabac à l'angle, une école, là-bas, au fond, rien à voir avec la ligne d'horizon de Manhattan –, pourtant elle aimait ce petit monde, où elle savait que rien ne pouvait la menacer.

Elle se tourna vers le lit. Son mari bataillait avec les draps.

— Attends, je vais t'aider.

Elle fit le tour du lit et se pencha au-dessus de lui. Elle démêla les draps entortillés autour de ses pieds. Elle souleva ses chevilles toutes maigres et l'aida à poser les pieds par terre. Il s'assit et ils se retrouvèrent face à face. Ils se regardèrent dans les yeux et, l'espace d'un instant, elle vit passer cette lueur d'insolence qui l'avait séduite, des années plus tôt.

À présent, l'homme était assis, le dos courbé par l'âge. Sa veste de pyjama écossaise pendait mollement sur ses épaules. Elle se pencha pour le prendre sous les aisselles et l'aider à se lever, mais il la repoussa d'un geste.

— A brokh ! Primo, je ne suis pas aussi décrépit, commença-t-il. Deuzio, le jour où je ne pourrai plus sortir de mon lit, appelle la police, dis que je suis un voyou qui voulait te violer et fais-moi abattre. Tertio, si tu continues à vouloir me porter, nous finirons tous les deux par terre.

La femme sourit en son for intérieur.

Fièrement cramponné à la tête de lit, son mari parvint à se hisser sur ses pieds.

— Je vais aux toilettes, annonça-t-il comme s'il s'agissait d'une déclaration de guerre.

Elle se dirigea vers la cuisine, une petite pièce qui pouvait à peine contenir une personne. Elle alluma le feu sous une casserole préparée la veille. Elle ouvrit une porte peinte en blanc – ils n'avaient pas changé la cuisine depuis les années cinquante – et prit de quoi mettre le couvert. Elle disposa le tout sur un plateau, qu'elle porta jusque dans la salle à manger, la plus belle pièce de l'appartement. Elle avait un plancher et un plafond orné de stucs. Le mur comptait trois fenêtres donnant sur le petit parc du quartier. Au centre était installée une table longue et étroite, digne d'un banquet de mariage, plus adaptée à un restaurant qu'à un appartement.

Traînant les pieds dans ses savates vertes, elle posa au centre de la table le plateau chargé de vaisselle, qu'elle se mit à disposer sur la nappe. C'étaient de vieilles gamelles en fer, oxydées par endroits et cabossées. De vieux reliquats. Elle les plaça l'une après l'autre selon un ordre précis. La première, la deuxième, la troisième… à la fin, elle en avait disposé dix. Elle contempla la table pour vérifier que la symétrie était minutieusement respectée, puis retourna à la cuisine. Elle regarda la casserole sur le feu. Une mixture noirâtre bouillait. La vieille femme la goûta à l'aide d'une cuillère et éteignit la flamme.

Elle ouvrit une petite armoire et en tira un gros sac en papier. Elle en sortit une miche de pain, qu'elle coupa laborieusement avec un couteau à dents : le pain était dur, peu appétissant. Elle le coupa en dix morceaux identiques, s'arrêtant pour contrôler l'épaisseur de chaque tranche. Elle mit le pain dans une corbeille et retourna dans la salle à manger. Elle accomplit de nouveau son périple autour de la table, disposant une part à côté de chaque gamelle. Elle saisit la casserole de café et l'apporta dans la salle, vacillant à cause de son poids. À l'aide d'une vieille louche toute tordue, elle versa une bonne dose dans chacune des gamelles. Lorsqu'elle eut fini, le mari sortit de la salle de bains, propre et rasé, enveloppé dans un peignoir blanc.

— Tu as déjà tout préparé, constata-t-il, déçu de ne pas l'avoir aidée.

— Va t'habiller.

Peu après, l'homme reparut. Il portait un costume brun de laine légère. Son pantalon trop long touchait le sol. Les poignets de sa chemise dépassaient largement des manches de sa veste. Son costume, pourtant de bonne facture, était à présent élimé.

Ils s'installèrent l'un à côté de l'autre. Il était assis en bout de table, elle, à sa gauche.

L'homme coupa un morceau de pain dur et noir et le trempa dans son ersatz de café pour le ramollir. Les dents qui lui restaient n'étaient plus aussi bonnes qu'autrefois, mais il ne pouvait pas se faire à l'idée d'un dentier. Au fond de lui, il avait encore l'impression d'être ce jeune homme miraculeusement rescapé de l'enfer. Il mordit précautionneusement son quignon et l'avala avec difficulté. La femme fit de même.

Le reste de la table était désert. Des huit autres bols soigneusement disposés s'élevait un filet de vapeur, tandis que les huit tranches de pain attendaient d'être dévorées. L'homme avala une autre bouchée et but quelques cuillerées de café tandis qu'elle se contentait de manger des miettes. Ils prirent leur petit déjeuner dans un silence absorbé et sacré qu'ils n'auraient jamais osé briser. Leurs yeux étaient pensifs, traversés par des images lointaines et terribles.

Il s'écoula une dizaine de minutes, mais personne d'autre ne vint s'asseoir et les huit places demeurèrent vides. Plus aucune vapeur ne s'élevait des tasses : le liquide noir refroidissait. La femme contempla les gamelles vides et les miettes éparpillées sur la nappe.

— Tu as fini, hartsenyu ? lui demanda-t-elle.

Le mari opina, puis se leva.

— Tu te prépares ? demanda-t-il.

La femme secoua la tête.

— Ce matin, je suis fatiguée. Vas-y, toi. Dis au rabbi que je n'étais pas bien.

Il hésita, surpris de cette décision.

— Tu es sûre ?

— Vas-y. Je vais ranger un peu, peut-être prendre un bain. Je t'attends pour le déjeuner ?

Il ne fut pas certain qu'un point d'interrogation terminât la phrase, mais il acquiesça tout de même. Il enfila son manteau et son chapeau à larges bords ostensiblement démodé, auquel il était fidèle depuis trente ans.

Sur le seuil, comme chaque jour au cours des cinquante dernières années, ils se donnèrent une caresse réciproque sur la joue. L'homme sortit sans dire un mot.



Par le hublot de l'avion incliné, l'homme au costume bleu aperçut au-dessous de lui l'aéroport Kennedy, dans les moindres détails. L'air était limpide et pur comme rarement à New York. Le moment de l'atterrissage approchait et plus il approchait, plus l'homme – la soixantaine, d'aspect encore jeune, grand, blond, dégarni, des yeux bleus petits et pénétrants – sentait croître son inquiétude. Il avait parcouru plus de huit mille kilomètres. Pourtant, il aurait préféré repartir sans toucher terre. Mais ce n'était pas possible. Il savait qu'il devait poursuivre et conclure ce qu'il avait commencé plus d'un an auparavant.

Il devait… Oui, c'était une résolution plus forte que sa volonté. Il devait. Il devait aller à New York et il devait sonner à cette porte. S'il se dérobait, il savait qu'il n'aurait plus le courage de revenir et ne se le pardonnerait jamais. Il devait résoudre ce problème, qui remontait à plus de cinquante ans. Sans quoi il ne trouverait pas la paix.

Sa vie, un an plus tôt, avait été bouleversée par l'arrivée d'un paquet en provenance d'Allemagne. Jamais il n'aurait imaginé qu'un courrier à l'apparence aussi insignifiante pût provoquer un effet aussi violent. Un petit paquet – une boîte, à peine plus grande qu'un carton à chaussures – avait réussi à faire basculer son existence.

Beaucoup diraient que ce n'était pas sa faute. Qu'il était innocent. Et pourtant, il se sentait responsable, comme quelqu'un qui assiste à un meurtre et n'agit pas pour l'empêcher. D'une manière ou d'une autre, il devait expier et pensait avoir trouvé le bon moyen de le faire. Ce n'était pas sa faute à lui… tout le monde le lui avait répété, en premier lieu sa femme. Il n'y était pour rien, il était innocent. Mais il sentait que c'était faux. Il était qui il était, grâce à son père et à sa mère, en bien et en mal. Il ne pouvait pas prétendre ne posséder qu'un bon côté et occulter le mauvais. Soit on accepte son héritage, actif et passif, soit on le refuse. Lui l'avait accepté, et cela comprenait ce fardeau qui pesait sur sa conscience depuis un an. Il était venu jusqu'ici, à New York, pour essayer de solder une dette vieille de cinquante ans. Il ignorait s'il y parviendrait, mais il l'espérait. L'avion se redressa et plongea vers la piste. Dans quelques minutes, il aurait atterri.
Avez vous apprécié cet extrait ? 0


Nouveau ? Inscrivez-vous, c'est gratuit !


Inscription classique

En cliquant sur "Je m'inscris"
j'accepte les CGU de booknode