Extraits

Petit comme il était et avec ses grosses joues (ah, comme il était mignon alors, et il avait aussi un délicieux petit cheveu sur la langue !), il se planta devant tante Glenda et cria : « Tu sais ce que Mr Grizzle vient de me dire, tante Glenda ? Il a dit que tu n'es qu'une méchante sorcière frubée ! » Naturellement, Mr Grizzle n'aurait jamais sorti cela (il était bien trop poli pour ça et tante Glenda était une trop bonne cliente), mais, la veille au soir, Mum avait déclaré à peu près la même chose. Tante Glenda avait pincé les lèvres et elle était partie dignement en tenant Charlotte par la main. À la maison, il y avait eu ensuite du grabuge avec ma mère (Mum était furieuse que nous ayons dû retrouver tout seuls le chemin de la maison et tante Glenda avait clairement conclu que ce terme de « sorcière frubée »

venait de la bouche de sa sœur), et, pour finir, nous n'avions plus eu le droit d'accompagner tante Glenda. En tout cas, nous aimons encore utiliser ce terme de « frubé ».

Il prit une voix grinçante et pleurnicharde pour m'imiter, malheureusement à la perfection.

- Et puis il a dit je ne sais pas de quoi tu parles, et alors j'ai dit oui ou non, et là-dessus, il m'a dit oui, mais je t'en prie, arrête de pleurer...

Sans oublier que si je n'avais pas hérité de ce maudit don, je n'aurais jamais connu Gideon. Ce qui signifierait que mon cœur - en pâte d'amandes ou non - serait encore entier. Ce sale type était lui aussi l'un des douze voyageurs dans le temps. L'un des rares qui vivaient encore. On ne pouvait rencontrer les autres que dans le passé.

De nature, je ne suis pas trop du genre à me plaindre ; mais c'était le premier chagrin d'amour de ma vie. Un vrai, je veux dire. Un de ceux qui font vraiment mal. Du coup, tout le reste passait à l'arrière-plan.

Même le fait de survivre. En vérité, je caressais presque la pensée de mourir. Finalement, je ne serais pas la première à périr d'un cœur brisé, je me trouvais en très bonne compagnie : la Petite Sirène, Juliette, Pocahontas, la Dame aux camélias, Mme Butterfly... et maintenant, moi, Gwendolyn Shepherd. Le bon côté, c'était que je pouvais m'épargner le numéro (dramatique) du poignard, car dans l'état misérable où je me trouvais, j'étais déjà atteinte de phtisie depuis longtemps et on en mourait de façon beaucoup plus pittoresque. Pâle et belle comme Blanche-Neige, je serais allongée sur mon lit, les cheveux étalés sur l'oreiller. Agenouillé auprès de moi, Gideon regretterait amèrement ce qu'il avait fait, à l'instant où je prononcerais mes dernières paroles...

Je suis tombé amoureux de toi. Gideon avait déclaré ça tout à fait sérieusement en me regardant dans les yeux. Je lui avais renvoyé son regard et j'avais cru chacun de ses mots ! Mes pleurs reprirent de plus belle et j'entendis encore à peine ce que Leslie me disait.

- Il a d'assez beaux yeux.

- C'est sûr.

Il avait vraiment de beaux yeux, ce qui me rappela que Gideon avait exactement les mêmes : verts et ombrés par d'épais cils noirs.

- Non pas que ça m'impressionne... c'est juste une constatation...

En ce cas, Gideon a croqué un morceau de mon cœur ! Et il a aussi grignoté tout le chocolat autour. Si tu avais vu son regard quand...

- En pierre, rectifiai-je en sanglotant. Mon cœur est une pierre précieuse que Gideon a brisée en mille morceaux, comme dans la vision de tante Maddy.

Étrange, d'ailleurs, qu'un cœur brisé puisse encore battre.

- On dirait qu'il n'est plus constitué que d'éclats acérés qui me déchirent jusqu'au sang! avais-je tenté d'expliquer à Leslie. (D'accord, c'est au moins aussi pathétique que la description de ce type à la voix râlante dont j'avais rêvé, mais parfois la vérité a quelque chose de...

kitsch.)

Oui, et comment réagit une femme amoureuse en apprenant qu'on lui a menti et qu'on l'a manipulée ? Exact : elle téléphone pendant des heures à sa meilleure amie pour rester ensuite assise dans le noir et se demander pourquoi diable elle s'est fait avoir par ce type, tout en pleurant toutes les larmes de son corps... en fait, facile à prévoir.