Les Fantômes armés

Je ne peux pas parler d'autre chose, je ne peux pas écrire autre chose, je ne peux penser à rien d'autre. Je ne me fais pas entendre, puisque personne ne me répond; je fais de grands gestes que personne ne semble voir. Il n'y a de l'épouvante sur le visage de personne, c'est donc personne ne voit, ni n'entend. Il s'agit de l'absence de tout le monde. Personne. Une folle écrit une lettre d'amour, quatre pages de: « Je vous aime », calligraphiées. Suis-je folle, pour avoir l'envie de couvrir des pages du mot: personne! Chacun s'agite dans son coin. Pour qui s'agite-t-on? Pour personne. Pour qui est-ce que je m'agite? Qui sont ceux que je veux forcer d'être heureux? Est-ce utile de verser le bonheur de force, comme de l'huile de ricin dans la bouche d'un enfant? A quoi arrive- t-on ainsi? À son malheur. J'ai retrouvé ma famille après cinq ans de séparation: moi en France, eux aux colonies. J'ai retrouvé mes enfants, mon mari, mon foyer, pour mieux les perdre. Mon mari, François, sort de prison. Notre maison dans l'île est vide. On m'assure que tous les meubles ont été enlevés il y a deux mois, au moment de l'arrestation de François; on me raconte qu'ils ont été vendus il y a quatre ans pour dettes; la vieille bonne indigène me dit qu'ils sont chez Michèle, la maîtresse de François. En sortant de prison, il est allé directement chez Michèle; je n'ai eu avec lui qu'une seule entrevue.