Les Moutons de Jean-Baptiste

Le 16 septembre 1851, alors que le soleil lui annonçait environ onze heures, Antoine Monge laissa glisser son gros sac sur le bord du talus. Le filet d'eau qui courait le long du chemin lui parut un don du ciel. Il retira ses grosses chaussures de marche et ses chaussettes de laine qui lui montaient jusqu'aux genoux quelle que soit la saison. S'asseyant avec soulagement, il laissa le modeste ruisseau caresser ses pieds en feu. Sans qu'ils eussent besoin d'en recevoir l'ordre, ses deux chiens, Pilou et Margot, se portèrent en tête du troupeau pour immobiliser les moutons. Pilou était un briard plus noir que le charbon, aux manières énergiques avec les bêtes qu'il était chargé de surveiller ; Margot, une bâtarde venue de nulle part, qui s'était trouvée un beau jour au milieu de la cour de la ferme, et qui n'avait plus cherché à en partir. En observant le chien de la maison, elle avait vite acquis les rudiments du métier. À deux ils n'étaient pas de trop pour maîtriser un troupeau qui descendait rarement en dessous de la centaine de têtes.

Comme chaque année à la mi-septembre, Antoine Monge ramenait ses brebis de la transhumance. Transhumance était un bien grand mot pour un dépaysement qui ne durait qu'un peu plus de deux mois. «Deux mois par an, je deviens un gavouot», s'amusait-il à dire. Le versant nord de la montagne au-dessus des Coulayes où il partait séjourner n'atteignait pas tout à fait l'altitude de mille mètres. Ce qui ne représentait guère que cinq cents mètres de dénivellement par rapport à sa ferme d'Entrevennes. Et de plus, même l'été, l'herbe était suffisamment abondante chez lui pour qu'il n'eût pas vraiment besoin de déplacer le troupeau. Au demeurant, d'autres éleveurs d'Entrevennes et des environs ne jugeaient pas utile de bouger. Mais, pour Monge, la transhumance était comme une sorte de coquetterie, une manière de faire voir à ses concurrents, aux troupeaux moins fournis, qui il était. Un véritable éleveur se livrant à toutes les obligations relevant d'un accomplissement sérieux de la pratique. Les autres n'étaient pour lui que des éleveurs de raccroc, des gagne-petit sans ambition. Au-delà de ces considérations, il aimait ses bêtes, et il avait le sentiment de leur faire un cadeau en les emmenant paître là où l'herbe était plus grasse. Aucun obstacle n'aurait pu lui interdire de partir en montagne le moment venu.

Il tirait du mouton tout ce qu'il était possible. Il vendait la laine, bien sûr, réservait des bêtes pour abattage à un boucher de Château-Arnoux, après avoir utilisé le lait des brebis pour faire des fromages. Puis il récupérait les peaux des moutons abattus pour les livrer dans le Var, aux tanneries de Barjols. Grâce à ce dynamisme, il vivait bien à l'aise. Dans les conversations au village, il se plaisait à faire remarquer que lui exploitait tout ce qu'il pouvait dans le mouton, alors que d'autres se contentaient de n'en tirer qu'une seule source de revenus. Son apparente forfanterie en agaçait quelques-uns qui, de plus, jalousaient ce que l'on croyait être sa fortune.

Quand il quittait sa ferme, Antoine Monge pouvait compter sur la fidélité de ses deux ouvriers qui veillaient sur les tâches agricoles. Car l'élevage ne suffisait pas à Monge, qui menait en même temps une activité de maraîcher. «Tous ses sous, il ne les emmènera pas au cimetière», disaient les jaloux. Et il laissait parler, indifférent à la critique.