Défi à l'amour

Ses affaires d’amour alimentaient largement la chronique des journaux à scandales et autres gazettes libertines des salons! Il avait commis une faute grave en choisissant, cette fois, de devenir l’amant de Clémentine Talmadge, une beauté sur qui tout le monde avait les yeux et qui n’avait pas une réputation usurpée. Il aurait dû penser au risque auquel il s’était exposé d'attirer sur sa tête les foudres de la reine, dont la jeunesse austère et puritaine était facilement choquée.

Aussi clairement que la décence le lui permettait. Sa Majesté venait de lui signifier qu’elle ne saurait tolérer que sa vie privée fût le sujet des ragots de la Cour s’il briguait la succession de lord Palmerston aux Affaires étrangères. Ses liens intimes avec une femme mariée n’étaient que trop connus. Donc, avant de reparaître au Palais, il lui fallait avoir déniché une épouse acceptable, digne d’être la femme du ministre des Affaires étrangères de la reine d'Angleterre.

La calme insolence d’une telle objurgation lui avait coupé le souffle, mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer cette reine dont les façons étaient toujours franches et directes.

Dans le passé, il s’était souvent moqué de l'air déconfit de ceux qui avaient osé s’opposer à elle, et de l’humilité qu’ils avaient montrée ensuite. Aujourd'hui que c’était son tour, il trouvait la chose beaucoup moins drôle.

Il était devant la porte du White's Club et il posait le pied sur la première marche lorsqu’une tempête de rires lui parvint. Il ignorait évidemment les causes de cette hilarité bruyante mais il pensa immédiatement que c’était lui qui en faisait les frais. Ses amis étaient arrivés avant lui en voiture, et ils s'étaient sans doute déjà fait part de leurs réflexions au sujet de l'incident dont il était le héros.

Il sortit sa montre de son gousset : elle marquait dix heures. Brusquement, il sut ce qu’il lui fallait faire : voir Clémentine au plus tôt et l’informer de cette affaire. Il était impensable de laisser un tiers l’en aviser avant lui.

Les Talmadge étaient encore à la campagne où ils avaient passé l’été. Renonçant à pénétrer au club, sir Rupert revint sur ses pas avec une certaine précipitation ; après tout, il était fatigué de Londres et des Londoniens. Le grand air lui ferait du bien à lui aussi. Il traversa Piccadilly en direction de Berkeley Square.

Sur son chemin, quelques mendiants et plusieurs filles tentèrent de retenir son attention, mais il passa outre sans ralentir. C’est à peine s’il les vit, tout entier plongé dans ses réflexions qui consistaient à trouver une parade. Après ce qui venait de se passer au Palais, il devrait se montrer très prudent. S’il revoyait Clémentine ouvertement, il donnerait des armes à ceux qui n'attendaient que cette occasion pour faire leur rapport à la reine. Par délicatesse, il évitait autant que possible d’aller chez lord et lady Talmadge, et on ne l’y voyait que très rarement lorsqu’ils étaient à Londres. Clémentine et lui se rencontraient en ville, sous des noms d'emprunt et déguisés en petits bourgeois, précautions qui lui avaient paru jusqu’ici suffisantes et efficaces. Si les Talmadge étaient à la campagne et sir Rupert Wroth à sa propriété de Wroth, ils se retrouvaient dans les bois où ils étaient à peu près certains que personne ne pouvait les espionner.

Néanmoins, ils devaient avoir tort puisqu’on les avait surpris. Dans l’avenir, il leur faudrait se montrer encore plus circonspects.

Il décida pourtant de se rendre à Wroth sur— le— champ. La mitoyenneté de son domaine avec celui des Talmadge ne pouvait tout de même pas lui interdire de se rendre sur ses terres! Une fois là— bas, il devrait trouver un moyen habile et sûr de voir Clémentine au plus tôt. En partant sans tarder, il pourrait être à Wroth pour le petit déjeuner, et même avant.