Voyage en amoureux

1880

— Bonjour, Majesté, dit le Premier ministre en s’inclinant respectueusement devant la reine Victoria.

Cette dernière lui adressa un sourire.

— Dites-moi ce qui vous amène d’aussi bon matin, monsieur Disraeli.

Ce dernier ouvrit un dossier et, en grand détail, fit part à la souveraine des derniers débats au Parlement. Il en vint ensuite aux nouvelles en provenance de l’étranger. Sa Majesté, qui tenait à être au courant de tout ce qui se passait dans le monde, l’écoutait avec beaucoup d’attention. De temps en temps, elle posait une question, toujours fort pertinente.

Benjamin Disraeli, récemment fait premier comte de Beaconsfield, soupira lorsqu’il en arriva aux deux derniers feuillets.

— J’ai laissé ceci pour la fin, Majesté.

— Un problème ?

— Hélas, Majesté !

Et il examina les papiers en fronçant les sourcils.

— Eh bien, je vous écoute, fit la reine avec une pointe d’impatience.

— Hier soir, Majesté, j’ai reçu un envoyé du prince Lintz de Rasgradie.

La reine leva les yeux au ciel. Déjà, elle avait deviné quel était le problème en question.

— Oh, non ! Ne me dites pas qu’il souhaite, lui aussi, épouser une princesse britannique !

Disraeli esquissa un léger sourire.

— On ne peut rien vous cacher, Majesté.

— Ces souverains des Balkans s’imaginent donc que je possède un réservoir inépuisable de princesses de sang royal ?

— Pour eux, le fait de planter notre Union Jack à côté du drapeau de leur pays représente parfois la seule manière d’échapper à la menace russe.

— Je le sais, hélas !

— Majesté, depuis que vous avez eu la brillante idée de donner Son Altesse la princesse Phyllis en mariage au roi de Balvénie, les chefs d’État de la plupart des pays des Balkans rêvent de trouver eux aussi leur princesse anglaise, et d’obtenir ainsi la protection de l’Empire britannique.

Apreś une brève pause, il ajouta : — Bien entendu, Majesté, je parle des chefs d’État encore célibataires.

— Je m’en doute, Disraeli, coupa la souveraine. Et voilà que le prince de Rasgradie s’inscrit lui aussi sur les rangs !

— Il s’y est senti obligé. Les espions russes qui ont infiltré son pays prêchent la révolte. Le peuple est prêt à se soulever. Et une fois que les émeutes commencent…

— Nous savons comment cela finit, termina la reine à sa place. Sous prétexte de rétablir l’ordre, l’armée russe entre dans le pays et prend le pouvoir.

— Tant, tant de petites principautés des Balkans sont ainsi passées sous la domination de leur puissant voisin ! C’est, malheureusement, ce qui arrivera à la Rasgradie si nous ne venons pas au secours de Son Altesse le prince Lintz.

Sa Majesté ouvrit les mains dans un signe d’impuissance.

— Si j’avais quelqu’un à lui proposer, je n’hésiterais pas. Mais la dernière princesse de sang royal en âge de se marier, Son Altesse Angélique – ma nièce – , a épousé en grande pompe, il y a six mois, le prince… le prince…— Le prince de Nagysvar, Majesté.

— Nagysvar, oui, c’est bien cela. Si la Rasgradie tombait aux mains des Russes…

— Ce serait dramatique.

— Mais que puis-je faire ? s’exclama la souveraine. Vous connaissez la situation tout comme moi. Je n’ai plus une seule nièce, plus une seule cousine, a fortiori plus une seule petite-fille à donner en mariage au prince Lintz.

Benjamin Disraeli sourit.

— Croyez-vous, Majesté ?

Elle lui adressa un regard étonné.

— Comment cela ? Aurais-je oublié quelqu’un ?

— Il semblerait, Majesté.

— Qui donc ?

— Votre filleule, la fille du duc de Templeton : lady Frederika-Alicia-Victoria.