Fleur d'écailles

Dans cette chaumière en bois, froide et humide, plongée dans une vallée abandonnée, elle-même perdue dans une chaîne de montagnes majestueuses, un couple inconnu attendait la venue de leur premier enfant. Ce soir-là était froid, car l’hiver tardait à laisser sa place au printemps, et ses griffes lacéraient encore cette région du monde. Pourtant, malgré celles-ci, ce fut ce soir-là que leur enfant décida de venir au monde.

L’heureux évènement avait pris le couple au dépourvu et la femme se voyait déjà à moitié étendue sur leur table moisie. Elle déchira ses cordes vocales enraillées face à son mari, qui l’encourageait à pousser, serra les dents lorsqu’il lui fallut supporter les contractions que lui faisait subir son accouchement, et coupa sa respiration au moment de pousser, afin que leur nouveau-né puisse prendre son premier souffle.

Le sang vif et poisseux se mêla à la sueur de la mère, puis, sous l’éclat vacillant de leur bougie, une tête se dessina dans l’entre-jambe. Bientôt, un corps entier se présenta au couple. Un corps fier et vigoureux, que le père ne manqua pas de saisir fermement. Toutefois, si la joie aurait, en de telles circonstances, déjà dû être le maître mot après ces éternelles minutes de souffrance et de travail acharné, ce fut plutôt la douleur, la honte et le mépris qui, ce soir-là, s’éprirent d’eux.

Ils observèrent leur progéniture mais ne virent rien d’autres qu’une abomination, un être tout à fait hors du commun que les terrifiants pouvoirs de ce monde avaient invoqué ici-même, dans cette chaumière froide et humide. Ce nourrisson sans nom, aimé de personne, pas même reconnu de ses propres parents, avait eu le malheur de naître avec des cornes.

Celles-ci, tout arrondies en leur sommet, mignonnes sous leurs traits ivoirins, rappelant les bois d’un animal immature et innocent, étaient installées sur le haut du front du nourrisson. Elles n’avaient pas même l’épaisseur d’une moitié de prune, mais leur apparence chétive était déjà de trop pour le couple. Ces atouts abjects et monstrueux n’avaient rien à faire sur le crâne imberbe de leur enfant. Alors, si cette créature était née ainsi, c’est qu’elle n’était en aucun cas leur descendance.