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Commentaires de livres faits par Cecicye

Extraits de livres par Cecicye

Commentaires de livres appréciés par Cecicye

Extraits de livres appréciés par Cecicye

NTRODUCTION
Chère lectrice, cher lecteur,

Jusqu’à présent, vous avez peut-être cru que vos problèmes se résoudraient lorsque vous serez plus riche, beau, mince, dans une relation de couple épanouie, avec un job de rêve, un appartement digne d’un catalogue d’architecture, des enfants qui vont se coucher à 19 h 30 de leur propre chef dans la joie et la bonne humeur, le tout en buvant des smoothies détox à la coriandre tous les matins.

C’est un programme chargé, mais vous avez les épaules pour relever ces défis. À vrai dire, vous n’avez pas vraiment le choix, puisque chaque publicité dans la rue, chaque publication sur les réseaux sociaux, chaque livre de développement personnel vous prouvent à quel point vous avez raison de combattre votre instinct naturel pour devenir une personne encore meilleure que celle que vous étiez hier. Et c’est une idée très séduisante. Mais dites moi pourquoi tous vos soucis sont encore présents aujourd’hui, alors que vous avez justement suivi des routines matinales infernales à base d’étirements, de jus de carotte, d’écoute de podcasts bienveillants ? Pourquoi avez-vous le sentiment d’être encore plus perdu, proche d’un burn-out existentiel alors que vous avez tout bien fait ?

Bienvenue dans le seul livre qui vous autorise explicitement à ne pas le lire en entier. Oui, vous et moi allons partager un moment que je souhaite plaisant et qui vous est entièrement dédié. Aussi, je vous invite à réellement envisager cette lecture comme une parenthèse où vous ne penserez qu’à votre vie et à ce qui vous fait du bien. Si vous souhaitez dès à présent lire l’avant-dernier chapitre, je vous encourage à le faire. Parce que la vie est trop courte pour ne pas vous écouter, et que vous avez probablement besoin d’un peu de rébellion dans votre existence où vous souhaitez faire plaisir à tout le monde sans même inclure la plus importante des personnes dans cette entreprise bienveillante : vous-même. Puisqu’il y en a marre de tous ces remèdes miracles et astuces bien-être, je vous propose un anti-guide de développement personnel. Ici, vous n’apprendrez certainement pas comment faire les choses ou comment envisager votre vie en étant la meilleure version de vous-même.

Vous êtes la seule personne au monde avec qui vous passerez votre vie entière. Vous méritez de vous respecter vraiment et de prendre du recul sur votre existence. Prenez donc ce temps pour vous, il est fondamental. Personne ne le fera à votre place, alors libre à vous d’aligner les étoiles pour que votre vie soit la plus fidèle possible à vous-même. Croyez-moi, vous n’avez besoin de rien de plus et encore moins d’une idée de meilleure version de vous pour vous sentir bien dans votre vie. Vous êtes vous-même, c’est déjà bien suffisant.
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Laura se retourna vers la sinistre façade du
château de Dunvegan. Le fief de la famille Mac Leod
dressait sa masse imposante et ses tours crénelées
vers le ciel noir. Il se détachait à peine du manteau
de la nuit et semblait, à lui seul, jeter un défi à la mer
toute proche. La veille, la neige s’était mise à tomber
à larges flocons, recouvrant les paysages alentour
d’une mince pellicule blanche qui s’accrochait obstinément
au sol des Highlands.
Laura détourna les yeux de cette vision fantomatique.
La tête lui tournait et, dans sa bouche, le
velouté du whisky avait pris une saveur amère.
Devant elle, les silhouettes d’Angela et de Tracy
avançaient comme dans un film projeté au ralenti.
Leurs voix et leurs rires se perdaient dans le silence
minéral qui paraissait sourdre des vieilles pierres.
À travers une bourre de coton, Laura entendit
pourtant Angela qui grasseyait :
— Eh !… T’as vu l’heure mon chat ? 10 heures…
Même une poule trouverait qu’il est trop tôt pour
aller se pieuter !
Laura trébucha sur le sol durci, sentit des cailloux
rouler sous ses pieds, juste au-dessous de la neige.
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date : 10-08-2017
Lee Kinney sortit du petit pavillon où, malgré
son âge, il vivait encore avec sa mère, et contempla
la grand-rue sous son manteau de neige. Il tira un
paquet de clopes de la poche de son pantalon de
survêtement, et en alluma une. Il avait neigé tout
le week-end et ça tombait encore. La neige fraîche
recouvrait d’une couche pure le désordre des
empreintes de pas et des traces de pneus. Au
pied de la colline, pas un bruit ne montait de la
gare de Forest Hill. Les banlieusards du lundi
matin qui, d’habitude, déferlaient devant lui pour
rejoindre les bureaux du centre de Londres,
étaient probablement pelotonnés au chaud dans
leurs lits, à profiter de cette grasse matinée inespérée
avec leur moitié.
« Une chance de cocu. »
Depuis qu’il avait quitté l’école, six ans plus tôt,
Lee était sans emploi. Seulement voilà, l’époque
des bons vieux jours passés à flemmarder en
attendant que les allocations tombent toutes
cuites était révolue. Désormais, le nouveau
gouvernement conservateur prenait des mesures
fermes contre les chômeurs au long cours, et Lee
devait travailler à plein temps s’il voulait toucher
son chômage. Cela dit, on lui avait trouvé une
place vraiment peinarde comme jardinier au
Horniman Museum, juste à dix minutes de marche
de chez lui. Ce matin, il aurait bien coincé la bulle
comme tout le monde mais le Jobcentre Plus1 ne
s’était pas manifesté pour annuler la journée de
travail. Sans compter que ç’avait chauffé entre sa
mère et lui ; elle lui avait affirmé que, s’il ne
montrait pas son nez au boulot, on lui couperait
le chômage. Et alors, plus question qu’il vive ici,
il faudrait qu’il se trouve une autre piaule.
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Le garçon disparu depuis dix ans s’avance dans la
lumière.
Je ne suis pas du genre hystérique ni même enclin
au sentiment qu’on nomme communément la stupéfaction.
Durant mes quarante et quelques années
d’existence, j’en ai vu de toutes les couleurs. J’ai failli
être tué… et j’ai tué. J’ai été confronté à une perversité
que beaucoup trouveraient difficile à imaginer,
voire inconcevable. D’aucuns argueraient que j’en
ai fait autant. J’ai appris au fil des ans à contrôler
mes émotions et, qui plus est, mes réactions dans des
situations stressantes ou explosives. Je peux frapper
vite et violemment, mais je n’agis jamais sur un coup
de tête ni de manière irréfléchie.
Disons que ces qualités m’ont sauvé, moi et ceux
qui me sont chers, à plus d’une occasion.
J’avoue cependant que, en voyant ce garçon – du
reste, c’est un adolescent maintenant –, je sens mon
pouls s’accélérer. Mes oreilles se mettent à bourdonner.
Inconsciemment, je serre les poings.
Dix ans – et une cinquantaine de mètres – me
séparent du garçon porté disparu.
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Ma maladie a été découverte grâce à ma grande
soeur quand j’avais trois ans. Notre mère d’accueil
la surprit les ciseaux à la main, en face de moi qui
tendais docilement mes bras nus ; du sang dégoulinait
de mes poignets sur l’épaisse moquette vert
olive.
Ma soeur, six ans, dit : « Regarde, ça ne lui fait rien
du tout. » Et elle me tailla l’avant-bras d’un coup de
lame. Du sang frais monta.
Notre mère d’accueil poussa un grand cri et
perdit connaissance.
Alors je la regardai, allongée par terre, sans
comprendre.
Après cet épisode, ma soeur s’en alla et on me
conduisit à l’hôpital. Là-bas, les médecins passèrent
des semaines à pratiquer divers examens qui
auraient dû être plus douloureux que les soins
acérés prodigués par ma soeur, mais on s’aperçut
que c’était justement le problème : en raison d’une
mutation extrêmement rare du gène SCN9A, je ne
sens pas la douleur. Je suis sensible à la pression
(celle des ciseaux sur ma peau), à la texture (le poli
des lames fraîchement aiguisées), mais la sensation
précise de la peau qui s’ouvre, du sang qui perle…
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« Bien sûr, je suis passé de bagnard1 illettré au rang d'écrivain à succès et de propriétaire terrien, songea encore Jean. Un nanti, comme le répétait ma sœur Blanche. Rien ne manquait à mon bonheur, et j'ai tout fichu en l'air. Mais je n'ai pas pu résister. Angéla est si séduisante, si gaie. J'ai oublié que c'était ma fille adoptive. Je l'ai déshonorée. Je suis devenu le pire des salauds, je ne me le pardonnerai jamais2 »
Il ferma les yeux quelques secondes. Tout de suite, le visage délicat et spirituel de sa maîtresse se dessina, souriant, comme sublimé par l'éclat de ses petites dents très blanches. Il crut sentir le parfum troublant de sa chair douce et nacrée. Elle avait un corps élancé et doré qui le rendait fou. Sans cesse il la revoyait sur le port, à Québec, quand il allait embarquer. Angéla sanglotait, vulnérable et pathétique, son fin visage au teint mat ravagé par le chagrin. Elle l'avait supplié de rester ou de l'emmener, mais il avait dû refuser.
Son voyage en solitaire avait été un enfer. Jean souffrait de l'absence d'Angéla tout en étant torturé par le remords. De nature jalouse, il s'inquiétait de ses futures fréquentations, sans toutefois projeter un instant de quitter Claire, sa femme, qu'il aimait profondément. De cela, il ne doutait pas et n'en douterait jamais.
— Monsieur Dumont, le train vient de s'arrêter, déclara Pierre-Gaspard Fondrat. Nous sommes à Poitiers.
— Je descends à Angoulême, dit Jean.
Le professeur prit sa valise et coiffa son canotier.
— Je suis enchanté d'avoir fait votre connaissance, dit-il avec un peu d'emphase. Et même flatté. Je vous souhaite une bonne fin de voyage. Et j'espère que le retour dans votre foyer ne sera pas trop pénible.
Fondrat sortit du compartiment. Resté seul, Jean alluma une cigarette. Angéla aussi fumait.
« Elle savait que je n'appréciais guère ça d'une jeune fille. Elle me narguait. »
Il fallut une bonne vingtaine de minutes à Jean pour remarquer que le train ne repartait pas. Il descendit sur le quai et chercha un contrôleur. On l'informa qu'une panne de motrice leur imposerait une attente d'environ deux heures.
« Eh bien, autant en profiter et manger quelque chose au buffet ! » conclut-il.
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« Vous avez entendu ? Ces maudites bêtes se rapprochent... »
Hortense, l'épouse de Colin Roy, maître papetier, se signa. Sa fille Claire et sa nièce Bertille, attablées l'une en face de l'autre, s'immobilisèrent pour guetter le hurlement des loups. Un même frisson les parcourut. Ce n'était pas à cause du courant d'air glacé qui se glissait au ras de la porte... Les appels répétés que lançait la meute tapie dans la nuit les inquiétaient.
« C'est ce froid, aussi ! jura la grande femme debout près de la cheminée. Il gèle depuis deux semaines. Le vent du nord attire ces sales bêtes et les fait sortir des bois. »
Claire jeta un coup d'œil perplexe à sa mère. Hortense Roy, qui ne bougeait pas. Une ride profonde marquait son front. Cela faisait des années qu'un masque d'austérité attristait un visage qui avait dû être joli. Même son regard clair, d'un gris bleuté, laissait percer une mystérieuse amertume... Sa toilette impeccable, sa coiffe blanchie et amidonnée, son foulard de cou rouge, sa lourde jupe en laine verte, protégée d'un large tablier de toile écrue, accentuaient terriblement ses traits affaissés et son teint blafard.
« Maman, ne te tracasse pas ! Nous n'avons pas de moutons, nous ! dit Claire d'une voix douce. Mes trois chèvres sont bien enfermées, et les murs sont solides, non ? Tes maudits loups n'entreront pas chez nous. »
Hortense fit la moue sans même s'apercevoir du ton moqueur de sa fille. Elle se décida à saisir la grosse soupière qu'elle avait maintenue au chaud, sur le coin d'une monumentale cuisinière en fonte. Un délicieux fumet d'ail chaud et de graisse d'oie s'en dégageait. Bertille Roy s'agita dans son fauteuil.
« Non, ma tante, ne servez pas. Nous pouvons encore attendre pour dîner. Oncle Colin ne va pas tarder. Il aime tant votre ragoût de haricots, je n'aurais pas le cœur d'en manger sans lui.
– Oh ! Écoutez ! s'écria Claire bondissant du banc. Des coups de fusil...
– C'est la battue... chuchota Hortense. Il ne manquerait plus qu'il y ait un accident. Quelle idée a eue monsieur Giraud, aussi ! Celui-là, il lui manque deux brebis, et tous les hommes de la vallée doivent partir à la chasse. Un samedi soir en plus. Colin n'a jamais manié une arme, il n'avait pas besoin de suivre ses ouvriers ! »
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Victoria arpentait le grand hall de Summerset Abbey en frissonnant d'impatience. À Londres, le courrier arrivait chaque jour à la même heure, avec une régularité infaillible. Mais dans cet immense domaine de campagne qui était maintenant son lieu de résidence, l'arrivée du courrier était d'une imprévisibilité irritante, et dépendait entièrement du bon vouloir de son oncle. Quand celui-ci ne se trouvait pas à Summerset Abbey, la distribution était encore plus fantaisiste, à moins que lady Summerset n'ait un courrier à expédier ou n'attende une invitation importante.
Quand elle arriva au bout du grand hall, Victoria fit brusquement volte-face et repartit en sens inverse au pas de charge, ignorant la lumière qui tombait de l'ouverture circulaire au plafond et se reflétait sur le marbre en illuminant les deux rangées de colonnes de part et d'autre de la salle. Les splendides fresques représentant des anges au-dessus de scènes de batailles qui recouvraient le dôme et capturaient son regard chaque fois qu'elle pénétrait dans le hall monumental demeurèrent pour une fois en marge de son attention. Tout cela à cause d'une distribution du courrier totalement inefficace et digne des heures les plus sombres du Moyen Âge ! Elle aurait attendu dans la grande allée du parc si elle n'avait pas craint les soupçons que cela ne manquerait pas d'éveiller. Surtout maintenant qu'elle savait que rien de ce qui se passait à Summerset n'échappait à tante Charlotte, c'est-à-dire lady Summerset Huxley Buxton.
Du moins, presque rien, songea Victoria en souriant. Sa tante ignorait par exemple qu'elle se rendait régulièrement, en secret, dans une chambre de la partie inutilisée du manoir afin de s'exercer à la dactylographie et à la sténo, d'étudier la botanique, ou encore d'écrire des articles sur les plantes et leurs utilisations traditionnelles. Elle ne savait pas non plus que sa propre fille, Elaine, faisait de formidables cocktails à base de gin ni que Rowena, la sœur aînée de Victoria, était montée en avion et avait embrassé un pilote. En fin de compte, la sévère tante Charlotte n'était pas aussi infaillible qu'on le croyait.
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date : 28-05-2014
Chaque matin, quand j'ouvre les yeux sur ce que l'on appelle un « nouveau jour », j'ai envie de les refermer et de ne pas me lever. Pourtant il le faut.
J'ai un mari merveilleux, éperdument amoureux de moi, patron d'un respectable fonds d'investissement, qui tous les ans – à son grand déplaisir – figure sur la liste des trois cents personnes les plus riches de Suisse, d'après le magazine Bilan.
J'ai deux fils qui sont ma « raison de vivre » (comme disent mes amies). Très tôt je dois leur servir le petit déjeuner et les emmener à l'école – à cinq minutes à pied de la maison – où ils étudient à plein temps, ce qui me permet de travailler et de vaquer à mes occupations le reste de la journée. Après la classe, une nounou philippine les garde jusqu'à ce que mon mari et moi rentrions chez nous.
J'aime bien mon job. Je suis une journaliste réputée dans un journal sérieux que l'on peut trouver à presque tous les coins de rue de Genève, où nous habitons.
Une fois par an, je pars en vacances avec toute la famille, en général dans des endroits paradisiaques avec des plages merveilleuses, dans des villes « exotiques » dont la population pauvre nous fait nous sentir encore plus privilégiés et reconnaissants pour les bénédictions que la vie nous a accordées.
Je ne me suis pas encore présentée. Enchantée, je m'appelle Linda. J'ai 31 ans, mesure 1,75 mètre pour 68 kilos, et je porte les plus beaux vêtements que l'argent puisse acheter (grâce à la générosité sans limites de mon mari). J'éveille le désir des hommes et l'envie des femmes.
Pourtant, chaque matin, quand j'ouvre les yeux sur ce monde idéal dont tout le monde rêve et que peu de gens parviennent à conquérir, je sais que la journée sera un désastre. Jusqu'au début de cette année, je ne me posais aucune question. Ma vie suivait son cours, même si de temps en temps je me sentais coupable d'avoir plus que je ne méritais. Et puis un beau jour, tandis que je préparais le petit déjeuner pour tous (je me souviens que c'était le printemps et que les fleurs commençaient à éclore dans notre jardin), je me suis demandé : « Alors, c'est ça ? »
Je n'aurais pas dû poser cette question. Mais la faute en revenait à un écrivain que j'avais interviewé la veille et qui, à un certain moment, m'avait dit :
« Je m'en moque totalement d'être heureux. Je préfère être toujours amoureux, ce qui est dangereux, parce qu'on ne sait jamais ce qu'on va trouver au-delà. »
Alors j'ai pensé : le pauvre. Il n'est jamais satisfait. Il va mourir triste et amer.
Le lendemain, je me suis rendu compte que je ne prenais jamais aucun risque.
Je sais ce que je vais trouver au-delà : un autre jour exactement semblable au précédent. Amoureuse ? Oui, j'aime mon mari, et comme je ne vis pas avec lui uniquement pour l'argent, pour les enfants ou pour les apparences, je n'ai pas de raison de tomber en dépression.
J'habite dans le pays le plus sûr du monde, tout dans ma vie est en ordre, je suis bonne mère et bonne épouse. J'ai reçu une éducation protestante rigide que j'entreprends de transmettre à mes fils. Je ne fais aucun faux pas, car je sais que je pourrais tout abîmer. J'agis avec le maximum d'efficacité et le minimum d'engagement personnel. Plus jeune, j'ai souffert d'amours non réciproques, comme toute personne normalement constituée.
Mais la vérité, c'est que depuis que je me suis mariée, le temps s'est arrêté.
Jusqu'à ce que je sois confrontée à ce maudit écrivain et à sa réponse. En quoi donc la routine et l'ennui sont-ils un problème ?
Pour être sincère, en rien. Seulement...
... seulement il y a cette terreur secrète que tout change d'une heure à l'autre, qui me laisse complètement démunie.
À partir du moment où j'ai eu cette pensée néfaste un matin merveilleux, j'ai commencé à avoir peur. Aurais-je les moyens d'affronter le monde toute seule si mon mari mourait ? Oui, me suis-je répondu, parce qu'il me laisserait en héritage de quoi subvenir aux besoins de plusieurs générations. Et si je mourais, qui prendrait soin de mes fils ? Mon mari adoré. Mais il finirait par se marier avec une autre, parce qu'il est charmant, riche et intelligent. Mes fils seraient-ils dans de bonnes mains ?
Mon premier pas fut de répondre à tous mes doutes. Et plus je répondais, plus les questions surgissaient. Est-ce qu'il se trouvera une maîtresse quand je serai vieille ? Est-ce qu'il a déjà quelqu'un d'autre, parce que nous ne faisons plus l'amour comme autrefois ? Est-ce qu'il pense que j'ai quelqu'un d'autre, parce qu'il ne m'a pas manifesté beaucoup d'intérêt ces trois dernières années ?
Nous ne nous faisons jamais de scènes de jalousie et je trouvais cela formidable jusqu'à ce fameux matin de printemps où j'ai commencé à soupçonner que ce n'était qu'un manque total d'amour de part et d'autre.
J'ai fait mon possible pour ne plus y penser.
Pendant une semaine, chaque fois que je sortais du travail, j'allais acheter un objet dans la rue du Rhône. Rien qui m'intéressât beaucoup, mais du moins sentais-je que – disons – je changeais quelque chose. En ayant besoin d'un article dont je n'avais nul besoin auparavant. En découvrant un appareil ménager que je ne connaissais pas – bien qu'il soit très difficile de voir apparaître une nouveauté au royaume des appareils ménagers. J'évitais d'entrer dans les boutiques pour enfants, pour ne pas gâter les miens avec des cadeaux quotidiens. Je n'allais pas non plus dans les magasins pour hommes, pour que mon mari ne se mette pas à suspecter mon extrême générosité.
Quand j'arrivais chez moi et entrais dans le royaume enchanté de mon univers personnel, tout semblait merveilleux pendant trois ou quatre heures, et puis tout le monde allait dormir. Alors, peu à peu, le cauchemar s'est installé.
J'imagine que la passion est pour les jeunes et que son absence est sans doute normale à mon âge. Ce n'est pas cela qui m'effrayait.
Quelques mois ont passé et je suis aujourd'hui une femme partagée entre la terreur que tout change et la terreur que tout reste pareil jusqu'à la fin de mes jours. Certains disent que nous commençons, à mesure que l'été approche, à avoir des idées un peu bizarres, que nous nous sentons moins importants parce que nous passons plus de temps à l'air libre et que cela nous donne la dimension du monde. L'horizon est plus lointain, au-delà des nuages et des murs de notre maison.
Peut-être. Mais je n'arrive plus à bien dormir et ce n'est pas à cause de la chaleur. Quand arrive la nuit et que je me retrouve dans le noir, tout me terrifie : la vie, la mort ; l'amour et son absence ; le fait que toutes les nouveautés deviennent des habitudes ; la sensation d'être en train de perdre les meilleures années de ma vie dans une routine qui va se répéter jusqu'à ce que je meure ; et la panique d'affronter l'inconnu, aussi excitante que soit l'aventure.
Naturellement, j'essaie de me consoler avec la souffrance d'autrui.
J'allume la télévision, je regarde un journal. Je vois une infinité d'informations parlant d'accidents, de gens sans abris à cause de phénomènes naturels, de réfugiés. Combien de malades y a-t-il dans le monde en ce moment ? Combien souffrent, en silence ou à grands cris, d'injustices et de trahisons ? Combien de pauvres, de chômeurs et de prisonniers ?
Je change de chaîne. Je vois une série ou un film et je me distrais quelques minutes ou quelques heures. Je crève de peur que mon mari ne se réveille et ne demande : « Que se passe-t-il, mon amour ? » Parce qu'il me faudrait répondre que tout va bien. Le pire serait – comme cela est déjà arrivé deux ou trois fois le mois dernier – qu'à peine au lit, il décide de poser la main sur ma cuisse, la remonte tout doucement et commence à me toucher. Je peux feindre l'orgasme – je l'ai déjà fait très souvent – mais je ne peux pas par ma seule volonté décider de mouiller.
Il me faudrait dire que je suis terriblement fatiguée et lui, sans jamais avouer qu'il est agacé, me donnerait un baiser, se tournerait de l'autre côté, regarderait les dernières nouvelles sur sa tablette et attendrait le lendemain. Et alors je souhaiterais ardemment qu'il soit fatigué, très fatigué.
Mais il n'en est pas toujours ainsi. De temps à autre je dois prendre l'initiative. Je ne peux pas le rejeter deux nuits de suite ou bien il finirait par prendre une maîtresse, et je ne veux absolument pas le perdre. Avec un peu de masturbation, je réussis à mouiller avant, et tout redevient normal.
« Tout redevient normal », cela signifie : rien ne sera comme avant, comme à l'époque où nous étions encore un mystère l'un pour l'autre.
Maintenir le même feu après dix ans de mariage me semble une aberration. Et chaque fois que je feins le plaisir dans le sexe, je meurs un peu à l'intérieur. Un peu ? Je crois que je me vide plus vite que je ne le pense.
Mes amies disent que j'ai de la chance – parce que je leur mens en disant que nous faisons l'amour fréquemment, de même qu'elles me mentent en disant qu'elles ne savent pas comment leurs maris parviennent à garder le même intérêt. Elles affirment que le sexe dans le mariage n'est vraiment intéressant que les cinq premières années et que, par la suite, il faut un peu de « fantasme ». Fermer les yeux et imaginer que votre voisin est au-dessus de vous, faisant des choses que votre mari n'oserait jamais faire. Vous imaginer possédée par lui et votre mari en même temps, toutes les perversions possibles et tous les jeux interdits.
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date : 20-05-2014
Monsieur le directeur,

dans la nuit du 12 juillet 2014, vers 2 h 45, en amont du lieu-dit de la Valleuse d'Etigues, trois kilomètres à l'ouest de la commune d'Yport, un pan de falaise d'environ 45 000 mètres cubes s'est effondré. Ce type d'éboulement n'est pas rare sur notre côte. Les secours parvenus sur place à peine une heure plus tard ont pu établir avec certitude que l'accident n'a fait aucune victime.
Cependant, et c'est ce qui motive ce courrier, si aucun corps de promeneur n'a été trouvé dans les décombres, les secouristes ont été confrontés à une étrange découverte. Les os de trois squelettes gisaient parmi les blocs de craie dispersés sur la plage.
Les forces de gendarmerie dépêchées sur les lieux n'ont retrouvé aucun vêtement à proximité de ces ossements, ni aucun autre effet personnel permettant de les identifier. On peut faire l'hypothèse qu'il s'agit de spéléologues piégés dans la falaise, le relief karstique de ces côtes crayeuses étant un terrain de jeu fréquent pour les amateurs de randonnée souterraine. Cependant, aucune disparition de spéléologues ne nous a été signalée ces derniers mois, ni même ces dernières années. Les squelettes sont peut-être plus anciens encore, mais autant qu'on puisse les analyser sans matériel adéquat, ils ne le paraissent pas.
Je tiens dès à présent à vous préciser que les os ont été dispersés sur environ quarante mètres de plage lors de l'effondrement. La Brigade Départementale de Renseignement et d'Investigations Judiciaires, mandatée par le colonel Bredin, a procédé au relevé des différentes parties des squelettes. Leur première analyse confirme la nôtre : tous les os ne paraissent pas avoir atteint le même niveau de décomposition, comme si, aussi surprenant que cela puisse paraître, les individus avaient trouvé la mort dans cette cavité de la falaise à des dates différentes, sans doute à plusieurs années d'écart. La cause de leur décès nous est tout autant inconnue : l'observation des os et des crânes ne révèle aucun coup mortel ayant pu entraîner leur mort.
Sans le moindre indice probant ni point de départ pour orienter l'enquête, il nous est impossible de nous lancer sur une quelconque piste d'identification ante ou post mortem. Les questions demeurent donc ouvertes : qui sont ces trois individus ? Quand sont-ils morts ? Quelle est la cause de leur décès ?
Il va sans dire que cette découverte excite beaucoup la curiosité des habitants de la région, déjà touchée ces derniers mois par une actualité macabre, cependant a priori sans rapport avec l'exhumation de ces trois corps inconnus.
C'est pourquoi, monsieur le directeur, même si je suis conscient du volume d'affaires plus urgentes dont vous avez la responsabilité et de la peine des familles qui attendent l'identification formelle de proches récemment décédés, je me permets d'insister auprès de vous pour qu'à titre exceptionnel vos services puissent traiter ce dossier de façon prioritaire afin de procéder avec la plus grande diligence à l'identification de ces trois squelettes.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l'expression de mes salutations les plus distinguées.

Lieutenant Bertrand Donnadieu,
Brigade Territoriale de Proximité d'Etretat.
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Prudence Tate s'arrêta sur le seuil de la porte voûtée pour laisser à Victoria le temps de se ressaisir. Les dizaines de chapeaux à plumes noires devant elle donnaient l'impression qu'un vol de corbeaux avait envahi l'église. Dans l'air flottaient un parfum d'encens vieilli et de fleurs fatiguées, des prières d'autrefois. Mais c'était tout juste si Prudence y faisait attention.
À côté d'elle, Victoria, si frêle, tremblait de chagrin et d'épuisement.
— Suis-je vraiment obligée… ? demanda-t-elle dans un souffle à peine audible.
Née prématurée d'une mère mourante, Victoria avait toujours été fragile. Cependant, sa force de caractère compensait largement son manque de vigueur et de santé. Il avait fallu le décès de son père pour atténuer, ces jours-ci, l'éclat audacieux de ses yeux bleu de Chine.
— Oui, lui assura Prudence en lui passant un bras protecteur autour des épaules. Il le faut.
Les larmes qui coulaient sur les joues de Victoria lui firent craindre qu'elle ne s'effondre complètement avant même d'être arrivée au bout de l'allée centrale.
Les obsèques étant réglées par un protocole aussi strict que celui des couronnements, même l'ordre de la procession de la famille était fixé. La sœur aînée de Victoria, Rowena, était entrée avant elles au bras de son oncle et devait déjà attendre sur le banc de la famille. Les plus proches parents de sir Philip Buxton, tous des hommes, en manteau de deuil noir, attendaient leur tour derrière elles. Ils s'agitaient et jetaient des coups d'œil de droite et de gauche en évitant soigneusement de les regarder, Victoria et elle.
Selon le protocole, toujours, Prudence, qui n'était que la fille de la préceptrice, aurait dû fermer le cortège avec les domestiques. Sauf que la maison de sir Philip était assez bohème et que l'on s'y moquait pas mal de l'étiquette.
Prudence regarda encore Victoria et son cœur se serra. Les épreuves de ces dernières semaines l'avaient tellement affaiblie que sa robe de deuil en laine bordée de crêpe pendait, comme vide, alors qu'elle venait d'être faite sur mesure. Victoria n'était pas d'une beauté classique. Elle avait sans doute les traits trop fins et les yeux trop grands. Cependant, malgré la faiblesse de ses poumons, elle se distinguait dans n'importe quelle assemblée par sa vitalité. Sauf aujourd'hui. Aujourd'hui, elle avait perdu presque tout son éclat et de gros cernes lui ombraient les yeux.
Prudence lui saisit fermement la main.
— Viens, lui enjoignit-elle. On nous attend.
Victoria lui adressa un sourire vacillant en guise de réponse et elles s'avancèrent dans l'allée centrale au bout de laquelle elles allaient retrouver Rowena et l'oncle des deux filles, le comte de Summerset.
Quand elles arrivèrent au banc de la famille, le comte écrasa Prudence d'un regard si méprisant qu'elle en chancela. Devant sa moue de dégoût, elle eut l'impression de n'être guère plus qu'une paysanne irlandaise avec encore du fumier collé à ses semelles.
Avant de mourir, sa mère l'avait pourtant mise en garde. Même si elle avait été élevée avec les filles de sir Philip, l'avait-elle prévenue, beaucoup ne la verraient que comme une domestique effrontée et présomptueuse. À l'évidence, lord Summerset était de ceux-là.
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- Ils vont nous tuer ! dit-elle. Ils sont nombreux et armés. Ils vont nous tuer.
- Non, ils ne vont pas nous tuer. Mon premier plan est tombé à l'eau, c'est tout.
- Oh non. C'était quoi, le plan?
- Partir en courant et tuer tous ceux qui se trouvent sur notre chemin. Mais c'est impossible maintenant."

" Alors qu'est-ce qu'on fait maintenant?
- Plan B.
- C'est quoi, le plan B?
- On va sortir lentement et je vais tuer tout le monde."
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Elle sombrait dans les abysses. Au plus ténébreux des profondeurs de la mer, elle ondoyait sur un voile de soie animé d'une légère oscillation. Une sorte de muraille s'étirait devant ses yeux comme si elle s'enfonçait dans la béance vertigineuse d'un puits.
« Ah ! sauvez-moi ! »
Le cri de Chong ne sortit point de sa gorge. Il n'avait retenti que dans sa tête. Tout à coup, elle eut le sentiment de percuter, dans un bruit assourdissant, le fond glacé du gouffre. Presque aussitôt, ce même voile de soie qui l'entraînait la repoussa vers le haut. Elle prit son essor, doucement, en direction de l'ouverture ; le mur de pierre glissait désormais en sens inverse. Les reins courbés en arc, la tête renversée, c'est du menton qu'elle toucha en premier le ciel. Propulsée soudain hors du puits, elle atterrit brutalement dans un recoin.
Les paupières entrouvertes, elle discerna un minuscule cabanon de planches. Tâtonnant des deux mains, elle ne fut pas longue à se découvrir gisant sur une natte grossière de bambou. Le sol s'inclina, Chong bascula et vint heurter la paroi opposée. Une porte lui apparut juste en face, avec, dans sa partie haute, un grillage rectangulaire qui laissait passer l'air. En prenant appui contre le mur incliné, elle parvint à s'en approcher et put s'agripper à la poignée ; celle-ci, solidement fixée, était en bois, de forme arrondie. Chong poussa la porte qui ne céda que de quelques centimètres ; un cadenas devait la fermer de l'extérieur. Lorsque le cabanon s'inclina dans l'autre sens, elle se cramponna à la poignée et, de l'autre main, s'accrocha au grillage.
Par cette ouverture, elle put enfin distinguer l'avant du bateau. Elle vit la vague se briser contre son bord et l'écume s'abattre sur le pont. Il faisait sombre. Dans le ciel couvert de nuages noirs, elle remarqua quelques taches plus claires. Était-ce le petit matin, la tombée de la nuit ? Comme sa prison donnait directement sur une coursive desservant le pont, elle voyait d'un côté le bord et de l'autre une paroi de bois, mais nul humain. Les vagues qui se brisaient sur les planches ruisselaient en traînées écumeuses jusqu'à la porte.
Deux silhouettes apparurent au bout de la coursive. Elles avançaient d'un pas malaisé en prenant appui contre les rambardes. Chong lâcha la grille et la poignée de la porte, elle se laissa glisser au sol et se réfugia dans un coin. Elle s'y tenait accroupie quand la porte s'ouvrit dans un claquement sonore. Le vent marin s'engouffra dans l'étroit cabanon. L'un des hommes tendit une lampe à hauteur de sa tête, puis il s'adressa à son compagnon dans une langue incompréhensible. Tous deux pénétrèrent dans la cabine ; ils repoussèrent la porte derrière eux et s'accroupirent. L'un portait un chapeau rond et une veste bleue à col ouvert, l'autre, les cheveux en chignon, avait le front ceint d'une serviette de coton blanche. Ce dernier demanda tout bas à Chong :
— Tu as repris tes esprits ?
Chong restait silencieuse, pelotonnée dans son coin.
— Tu ne me reconnais pas ? C'est moi qui t'ai amenée ici.
Elle scruta son visage dans la lumière de la lampe. C'était, en effet, le marchand coréen qu'elle avait aperçu au marché de Hwangju. Comme le Chinois à la veste bleue lui chuchotait quelque chose, le marchand reprit :
— Tu es trempée. Tiens, mets ça.
Il jeta un paquet de vêtements à ses pieds avant d'ajouter :
— On sort un moment, pendant ce temps, change-toi.
Les deux hommes s'esquivèrent après avoir suspendu la lampe à la poignée. Chong porta alors les yeux sur son corps : elle était tout de blanc vêtue, on aurait dit un habit de deuil ; son accoutrement était encore tout mouillé. Elle défit les nœuds de la courte veste puis de la jupe. En jupon, elle remonta ses genoux sous son menton pour dissimuler sa poitrine, puis elle défit le paquet. Elle enfila le pantalon noir qui ressemblait à un sous-vêtement coréen et le noua à la taille ; puis une ample veste de soie à boutons de tissu dont le col lui montait jusqu'aux oreilles. Le haut du visage du Coréen se carra derrière la grille :
— Qu'est-ce que tu fous ? Allez, grouille-toi...
Elle plia avec soin la veste et la jupe coréennes qu'elle venait de quitter. Elle s'appliquait à les assembler en un carré parfait quand la porte s'ouvrit de nouveau. Le Chinois se baissa, s'empara du paquet d'un geste vif. Avant de la laisser sortir, le Coréen lui demanda :
— Comment t'appelles-tu déjà ?
— Chong, répondit-elle d'une voix à peine audible.
— Et ton nom de famille ?
— Shim.
— Tu as quel âge ?
— Quinze ans.
— Rappelle-toi bien que, désormais, tu n'es plus Shim Chong. Elle se garda de demander qui elle était censée être. Le marchand examina la jeune fille silencieuse :
— Finis de t'habiller, ensuite tu suivras ce monsieur.
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L’homme était tapi derrière une épaisse haie de buis, tel un fauve traquant sa proie. Depuis pas mal de temps déjà, toute son intelligence, son ingéniosité lui servaient à mettre au point des plans d’attaque. Il se voulait foudroyant, implacable, et surtout insaisissable.
Il n’avait que mépris pour la gent féminine. Après de longs jours de prudence, d’attente impatiente, il venait de repartir en chasse.
Le souffle court, il guettait. Le soleil du matin le gênait un peu. Il préférait les brumes de son pays ou l’isolement qu’offre un jour de pluie drue. Il n’aimait pas la lumière et les chants d’oiseaux. Ni les fleurs ni l’odeur des cuisines, mélange de graisse chaude, de café, de pâtisseries. Son regard se porta sur les toits de l’hôtel, sur le muret entourant la terrasse. L’élégant établissement abritait les derniers touristes de la saison estivale. Il eut un geste d’agacement.
Au même instant, une cliente attablée sous la treille couverte de rosiers grimpants releva la tête. Il crut qu’elle avait perçu sa présence. Mais non, elle reprit la lente dégustation de son thé. Il haussa les épaules, se désintéressant de cette femme entre deux âges.
Enfin, il la vit : une jeune serveuse blonde qui semblait danser d’une table à l’autre. La jupe noire qu’elle portait moulait ses cuisses, le corsage blanc mettait en valeur une poitrine provocante. Ce corps de femme l’agressait ! Il serra les poings. Il l’épiait depuis plusieurs jours. Elle terminerait bientôt son service. Il le savait. Il recula lentement. Son sang cognait à ses tempes. Il avait chaud. Très chaud. L’instant exaltant de l’exécution approchait.
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« Il faudra que tu me passes sur le corps ! Tu entends ? Il faudra que tu me passes sur le corps pour prendre le Palmers, espèce de petite intrigante vénale et… »
À bout de souffle, Trey Palmer ne put finir sa phrase, mais Honor, sa fille aînée, en avait saisi l'essentiel. Si la maladie d'Alzheimer avait cruellement altéré les facultés mentales de son père, et l'âge attaqué un physique autrefois enviable, son amertume se faisait plus tranchante que jamais.
« Monsieur Palmer, je vous en prie, ne vous énervez pas », intervint l'avocat. Sam Brannagan n'en était pas à sa première dispute familiale. Combien en avait-il vu éclater dans son cabinet ? Avec ses boiseries de chêne, son beau mobilier et son air bostonien chic, c'était finalement le cadre idéal pour les querelles intestines.
Pourtant, en observant le vieil homme qui se débattait avec son masque à oxygène tout en foudroyant du regard sa malheureuse fille, Sam eut l'impression de n'avoir jamais vu tant de haine non dissimulée. Il étudia les visages empressés et avides tournés vers lui et se sentit soudain profondément déprimé.
Honor Palmer, qui avait organisé la réunion, était la seule personne bien de l'assemblée. Pour autant, elle n'était pas franchement chaleureuse ni douce. Avec ses cheveux coupés à la garçonne, ses traits aquilins et son corps d'athlète malgré sa petite taille, la jeune diplômée en droit de Harvard était d'une beauté quelque peu sévère. Tout, chez elle, de ses Louboutin aux talons de dix centimètres à sa voix grave et autoritaire en passant par son tailleur-pantalon Prada noir et strict et par son impressionnante connaissance des questions juridiques compliquées qui figuraient à l'ordre du jour de la réunion, trahissait une inflexibilité étonnante chez quelqu'un d'aussi jeune. Surtout chez une femme.
Quant aux autres, ceux qui se pressaient autour du vieillard malade comme des requins autour d'un animal blessé, ils dégoûtaient l'avocat.
Il y avait Tina, la cadette de Honor, qui avait l'air de s'ennuyer ferme et regardait avec ostentation sa montre sertie de diamants. Elle était belle aussi, mais d'une beauté aux antipodes de celle de sa sœur. Blonde, pulpeuse et débraillée – c'étaient les mots qui venaient à l'esprit de Sam pour la décrire. Même pour une réunion aussi importante que celle-ci, la Paris Hilton de Boston arborait une minijupe en jean à franges qui couvrait à peine l'essentiel, et une chemise d'homme rose nouée sous la poitrine et ouverte sur un décolleté vertigineux. Son air écœuré devant la toux chargée de son père suffisait à témoigner du peu d'affection qu'elle lui portait. Et elle ne semblait pas s'intéresser davantage aux efforts de sa sœur pour les sauver tous de la ruine.
Les Foster étaient plus transparents encore. Jacob, un cousin éloigné qui venait d'Omaha, et sa femme avaient entendu parler dans les médias de la maladie d'Alzheimer de Trey et de la menace qu'elle représentait pour son empire. Ils avaient surgi de nulle part dans l'espoir de gratter quelque chose. Tous deux portaient ostensiblement une croix autour du cou et se déclaraient bruyamment évangélistes. Malgré cela, la moindre évocation des comptes en banque bloqués de Trey les faisait saliver comme des chiens affamés. Ils avaient passé la majeure partie de la réunion à lancer des regards aussi noirs que réprobateurs à Lise, la jeune épouse de Trey, une bimbo qu'ils considéraient comme leur plus grande rivale dans la chasse à l'héritage.
Lise était certes habillée comme une traînée, mais elle possédait un avantage de taille sur les Foster : son mari la reconnaissait. En revanche, Sam se rendait parfaitement compte que ni Trey ni ses filles n'avaient jamais vu le cousin Sam de leur vie.
À la réflexion, il n'était pas très surprenant qu'ils aient tous débarqué aujourd'hui. Depuis plusieurs générations, les Palmer étaient l'une des familles les plus riches et les plus en vue de Boston. Déjà aisé quand il était arrivé d'Angleterre, l'arrière-grand-père de Trey avait multiplié la fortune familiale par cinq en devenant l'un des principaux hôteliers américains. Son premier établissement, le Cranley, situé dans la très chic Newbury Street, avait rapporté tant d'argent en dix ans qu'il avait pu en ouvrir deux supplémentaires : le King James Hotel à Manhattan et le désormais légendaire Palmers à East Hampton. Quand le père de Trey, Tertius Palmer, avait hérité de l'empire, la famille pesait au bas mot dix millions de dollars. Dans les années cinquante.
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Golfe du Saint-Laurent, nuit du 11 au 12 mai 1942
— Vous n'êtes pas trop ému de partir pour l'Europe ? demanda en français le capitaine, un rude gaillard dont la haute taille imposait le respect.
— Non, capitaine, j'attends ce moment depuis deux ans, répondit Armand Marois.
Il venait de rejoindre sur le pont le capitaine du cargo hollandais qui faisait route vers le Royaume-Uni. Natif du pays du Lac-Saint-Jean, le jeune homme était encore vêtu de sa tenue de cuisinier. Une main sur le bastingage, il observait d'un regard mélancolique les lumières d'une localité de la rive sud du Saint-Laurent qui s'éloignaient dans la nuit noire, à tribord. Il ne connaissait pas la Gaspésie, mais cette terre qui disparaissait petit à petit appartenait quand même à son pays natal.
— Mais en m'engageant dans la marine royale, continua Armand, je ne pensais pas finir aux fourneaux d'un bateau. Tout ça parce qu'à l'armée ils m'ont trouvé un problème d'audition ! Seulement, comme disaient mes parents, je suis débrouillard. La preuve ! Je suis quand même à bord. La mer, ça me plaît tellement ! J'ai envie de voyager et de me rendre utile. J'ai grandi dans un village ouvrier qui est maintenant à l'abandon, Val-Jalbert ! Il ne s'y passe plus rien.
Le capitaine approuva distraitement, un vague sourire de politesse sur les lèvres. Il se dirigea vers la passerelle du poste de commandement, d'où son second lui faisait signe.
— Je redescends, leur cria Armand. En bas, tout le monde est déjà couché.
Il serait volontiers resté au grand air. Le fils cadet de Joseph et d'Élisabeth Marois n'avait guère changé depuis qu'il avait quitté sa famille. Mince, le teint hâlé, les cheveux courts d'un blond doré, il se savait beau garçon et il attirait facilement la sympathie. De nature, il était assez content de lui. Et les circonstances présentes lui donnaient tout lieu de se féliciter, puisqu'il avait pu prendre place dans ce cargo grâce à un poste de commis de cuisine qui se libérait. Ce bâtiment faisait partie d'un groupe de six navires marchands. Il se tourna encore une fois vers la côte.
« Je laisse qui, derrière moi ? se demanda-t-il. Ma mère est morte sans que je l'aie revue, sans même que j'aie pu l'embrasser. Les filles ? Je les fréquente pour me distraire. La seule qui m'intéresse vraiment se moque bien de moi. »
Dans un accès de nostalgie, il revit le doux visage de Betty, sa mère, aux bouclettes couleur de miel, et il crut sentir le velouté de ses joues quand il y déposait un léger baiser. Il pensa à Charlotte et revit ses cheveux bruns soyeux, ses yeux sombres et sa bouche si rose. Elle n'était plus fiancée à Simon, son frère aîné, mais elle s'entêtait à demeurer célibataire.
« Elle n'a pas répondu à ma plus récente lettre, se dit encore Armand. Si elle avait accepté de me revoir à Québec, je ne me serais pas embarqué. J'aurais tenté ma chance. »
Il respira une dernière fois le vent frais. Soudain, une violente explosion retentit dans la nuit, un bruit épouvantable assorti d'une clarté fulgurante.
— Des torpilles ! hurla le capitaine. Le premier navire est touché !
La peur au ventre, Armand dévala l'escalier métallique et se rua sur l'entrepont. La terrible menace dont les Québécois parlaient depuis des mois prenait tout son sens. Les U-Boot allemands poursuivaient leur chasse diabolique, pareils à une meute de loups rôdant dans les profondeurs marines du Saint-Laurent. En embarquant, il savait très bien que ces bateaux-là ne seraient pas protégés par des corvettes.
« Qu'est-ce que ça changerait ? pensa Armand en courant vers les cabines des matelots. Tout va si vite ! »
L'écho de la déflagration le hantait. Naïvement, il espérait avoir le temps de mettre toutes ses affaires dans son sac, au cas où il faudrait embarquer dans les canots de sauvetage.
— Debout, les gars ! brailla-t-il, Wake up1 ! Wake up ! Les U-Boot attaquent !
Il fallait parler anglais à défaut du hollandais. Peter, un soldat, se dressa sur sa couchette, hébété. Au même instant, l'enfer se déchaîna. La masse entière du navire, touché à son tour en plein centre, fut ébranlée. Une torpille avait percé la coque et pénétré dans les bouilloires. Des clameurs horrifiées s'élevèrent, couvertes par des grondements effrayants et des sifflements de vapeur que l'on aurait dit poussés par un serpent monstrueux.
Armand fut d'abord projeté au sol. Son cœur battait à tout rompre.
« Mon Dieu, c'est la fin ! Maman ! Maman ! implora-t-il. Je ne veux pas mourir ! »
Des hurlements d'agonie lui glaçaient le sang. Il comprit que des hommes, non loin de là, étaient brûlés vifs. Ensuite, le chaos qui régna l'empêcha de réfléchir. Les matelots se ruèrent vers le pont. Armand suivit le mouvement. Le second du capitaine fit mettre une chaloupe à la mer, mais elle ne put contenir qu'une vingtaine de passagers.
— Le cargo va couler ! s'égosilla un matelot.
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Val-Jalbert, 26 décembre 1932
Hermine ouvrit ses larges yeux bleus, encore envahie par l'intense peur ressentie dans son rêve.
— Quelle horreur ! s'exclama-t-elle, encore toute tremblante.
La jeune femme s'éveilla tout à fait et passa ses mains dans la masse opulente de ses cheveux d'un blond lumineux. Elle essaya de chasser de son esprit la vision cauchemardesque qui l'obsédait. Une frêle silhouette se débattait contre le blizzard, poursuivie par des ombres menaçantes, des sortes de créatures mi-humaines mi-bêtes féroces. Hermine savait en son for intérieur qu'il s'agissait d'une fillette.
Son regard se posa sur le petit Mukki, couché au milieu du lit. Le bébé, âgé de deux mois et dix jours, dormait paisiblement. Mais la place de Toshan était vide. Cette constatation l'attrista. Son mari aurait su la consoler et même lui expliquer la signification de son rêve. Né d'une Indienne montagnaise et d'un chercheur d'or de souche irlandaise, Clément Toshan Delbeau jonglait avec les deux cultures qui avaient contribué à son éducation. Il était catholique et baptisé, mais fortement imprégné par la spiritualité de ses ancêtres montagnais. Ainsi, pour lui, les songes avaient une grande importance.
— Il est déjà levé ! soupira Hermine. Mais quelle heure est-il donc ?
Des exclamations lui parvinrent, montant du rez-de-chaussée de la grande maison. Après des mois passés dans des conditions de vie bien plus rudes, son confort l'enchantait. Elle reconnut les intonations de sa chère Mireille, la gouvernante. Elle l'aimait beaucoup avec sa voix forte et son franc-parler. Elle crut même sentir l'arôme du café brûlant.
« C'est vrai qu'en cette saison, la nuit n'en finit pas ! se dit-elle. Toshan a dû sortir prendre l'air, il n'est pas habitué à la chaleur du chauffage central ni aux édredons moelleux. Mais je suis sûre que maman n'est pas encore descendue ! »
Hermine s'étira. Elle dévora de nouveau son fils du regard. Jocelyn Delbeau, surnommé Mukki par sa grand-mère Tala¹, avait une peau dorée et des cheveux noirs. Solide nourrisson, il jouissait d'un caractère calme et avait déjà gratifié ses parents de gracieux sourires angéliques.
« Que je suis heureuse ! se dit la jeune femme. Toshan m'a fait un merveilleux cadeau de Noël en me ramenant dans mon village, à Val-Jalbert, là où les eaux tourbillonnent. Nous avons été si bien accueillis. Je n'oublierai jamais la joie de maman et surtout comme elle m'a serrée fort dans ses bras ! »
Depuis leur mariage clandestin à l'ermitage de Lac-Bouchette, le couple habitait une cabane de belle taille, au bord de la rivière Péribonka, bien plus au nord. Les fourrures et les provisions ne manquaient pas, mais l'humble construction ne pouvait se comparer à la superbe demeure édifiée par le surintendant Lapointe à l'époque de l'âge d'or de Val-Jalbert, celui où la pulperie faisait travailler des centaines d'ouvriers qualifiés².
Il leur avait fallu plusieurs jours d'une course rapide pour arriver chez Laura Chardin, la mère d'Hermine, juste avant Noël. Cette expédition dans le grand vent et la neige, que l'ardeur et l'endurance des chiens de traîneau avaient rendue possible, n'avait pas été sans channe.
Hermine ferma les yeux, somnolente. Elle n'avait aucune envie de quitter le refuge douillet de son lit. La journée à venir lui causait une légère appréhension. Une fois passée l'allégresse des retrouvailles et des repas de fête, une conversation avec sa mère s'imposait.
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Village de ValJalbert, 7 janvier 1916
L'homme observait l'imposante bâtisse qui abritait le couvent-école placé sous le patronage de saint Georges. Il fixait d'un air hagard la croix en fer surplombant un clocheton gracile. Sous sa toque de laine brune, l'inconnu semblait indifférent au vent froid, ainsi qu'à la neige lourde et humide qui trempait ses bottes. Plusieurs fois, une silhouette de religieuse, en robe noire et cornette blanche, s'était approchée d'une des fenêtres brillamment éclairées, mais elle ne pouvait pas le voir. Il faisait bien trop sombre sous le couvert des sapins où l'étranger s'était mis à l'abri des regards.
Il n'était pas d'ici, mais il aurait bien aimé appartenir à ce village. Les gens de Val-Jalbert disposaient de maisons confortables. On racontait même qu'ils bénéficiaient d'un chauffage moderne et de l'électricité. La belle structure du couvent ne démentait pas ces rumeurs, ni les lampes qui jetaient des halos jaunes dans la rue Saint-Georges.
« Il y en a, des vitres, de la planche neuve, et le toit, c'est du bon ouvrage, pensa-t-il. Il s'en dépense, des sous, dans le coin. »
De chaudes odeurs de sucre ou de viande rôtie, renforcées par l'air glacé, venaient le torturer. Le ventre creux, il ferma les yeux un court instant. Il imagina de belles tartes brunes, nappées de sirop d'érable, des volailles luisantes de graisse.
« Ce n'est pas pour moi, tout ça ! » se dit-il très bas. Il jeta un regard inquiet vers les maisons alignées plus loin, le long d'une rue interminable changée en une étroite piste glacée, tracée par les nombreux véhicules qui devaient circuler du matin au soir.
De là où il se tenait, l'homme était tout proche du perron du couvent, flanqué de quatre colonnes en beau bois et protégé par l'avancée d'un grand balcon. Maintenant, il se balançait d'un pied sur l'autre, serrant contre lui un ballot encombrant. Cela avait tout l'air d'un paquet de fourrures. Il n'était pas rare de voir passer à Val-Jalbert des trappeurs qui proposaient des peaux de bêtes aux gens.
Mais ces gars-là ne berçaient jamais leur marchandise.
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Bord de la Péribonka, samedi 2 décembre 1939
Depuis le lever du jour, il neigeait à gros flocons. Un profond silence régnait dans l'ancienne cabane de Tala, transformée au fil des années en une confortable maison dont les planches dégageaient encore un léger parfum de résine. Debout devant une des fenêtres, Hermine fixait sans vraiment le voir ce paysage hivernal qu'elle connaissait par cœur. Tout était blanc, uniformément blanc.
Pour la troisième fois, la jeune femme poussa une plainte de bête meurtrie en se cognant le front sur la cloison toute proche. Elle luttait contre le besoin irrésistible de donner un violent coup de tête contre la vitre, pour se blesser, pour souffrir dans son corps et non plus dans son âme.
— Non, non ! Je ne veux pas ! gémit-elle. Mon bébé, mon amour, mon tout-petit...
L'effroyable image qui la tourmentait la majeure partie du temps reprit possession de son esprit. Sans cesse, elle revoyait le berceau où gisait son fils, âgé de trois semaines, un tout petit garçon inerte, figé dans un sommeil éternel.
— Mon Victor, il n'avait rien fait de mal pourtant ! dit-elle encore tout bas avec une expression égarée. Pourquoi Dieu a-t-il puni mon petit ange ? Il n'avait rien fait ! Pourquoi me l'a-t-il repris ? Je ne peux pas accepter ça...
L'enfant était mort le 15 novembre et Hermine ne se remettait pas de cette perte, car elle se jugeait responsable de la tragédie. Ses lourds cheveux blonds épars sur ses épaules, livide et amaigrie, elle se balançait d'avant en arrière et se cognait à nouveau le front contre le bois de la cloison.
« Nous étions trop heureux, voilà ! songea-t-elle pleine de remords. C'est ma faute ! J'ai péché par vanité, j'ai délaissé mon rôle de mère pour courir après la gloire ! Je ne me le pardonnerai jamais. Une femme digne de ce nom se ménage, lorsqu'elle est enceinte, mais moi, j'ai voyagé, j'ai accepté tous les contrats. Toshan m'avait mise en garde, pourtant ! »
La seule pensée de son mari lui arracha un cri d'accablement. Il n'était pas encore de retour et son absence achevait de la torturer. Agitée de frissons nerveux, Hermine se plongea dans une foule de souvenirs qu'elle chérissait jusqu'à présent.
« Oh oui, nous avons eu notre temps de bonheur sur cette terre ! pensa-t-elle. Il y aura bientôt cinq ans, je suis repartie pour Québec après avoir passé quelques jours ici avec Toshan. C'était en janvier 1935. Mon Dieu, quelle aventure ! J'avais réussi à rejoindre mon bien-aimé pour passer Noël avec lui1 ! Les enfants étaient chez maman, à Val-Jalbert. Nous étions tous les deux, loin de tout, loin du monde, seuls et ravis de l'être. Des heures paradisiaques à se réfugier au creux de notre lit, sous les fourrures, comme des Indiens. Nos nuits ont été si belles, à cette époque ! Ensuite, j'ai joué Faust, au Capitole2, et jamais je n'avais aussi bien chanté, riche de cette immense joie partagée. »
Soudain, des rires d'enfants et la voix grondeuse de Madeleine, la nourrice, la tirèrent de sa songerie. La jeune Indienne montagnaise avait fort à faire pour divertir et éduquer les jumelles, Marie et Laurence, qui fêteraient bientôt leurs six ans. Elles étaient de tempérament très différent. Laurence, d'un caractère calme et pondéré, pouvait passer des heures à dessiner ou à peindre. Elle était douce et craintive. Mais il fallait toujours plus de mouvement à l'impétueuse Marie. Aussi préférait-elle, malgré le lien indéfectible qui l'unissait à sa sœur, une bonne bataille de boules de neige à des exercices de coloriage. Malgré ses boucles claires, un sang sauvage courait dans ses veines : le sang montagnais.
Mukki, quant à lui était devenu un beau petit garçon de sept ans qui se montrait souvent espiègle et désobéissant3.
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Jean plongea sa main dans un des cageots de pommes entreposés sous le hangar. Il porta un fruit à sa bouche et croqua un morceau qu'il recracha. La chair était jaunie et âcre.
« Trop tard, ça n'aura servi à rien, tout ce boulot... »
Claire avait tenu à sauver la récolte de l'année, certaine qu'il rentrerait à temps pour relancer la fabrication des « Cidres Dumont ». C'était une belle preuve d'amour.
« Elle pensait me faire plaisir... et moi, j'ai du mal à m'intéresser à tout ça, maintenant. »
Il jeta un coup d'œil désabusé sur le pressoir et les fûts alignés. Travailler ses parcelles de terre, obtenir des vignes et du verger le meilleur rendement, cela l'avait passionné des années. Depuis, il y avait eu la guerre.
« Quelle engeance ! pesta-t-il. Quatre ans loin de sa famille, à se demander si on la reverra un jour. Quatre ans à croire que l'on va mourir le lendemain, et puis non, je suis encore là... »
À l'aube de ses quarante-deux ans, Jean Dumont aurait dû se réjouir d'avoir survécu à l'enfer des tranchées et des champs de bataille. Tant d'autres ne respiraient pas le parfum de la pluie, ne sentaient plus ni le froid ni le chaud. Des camarades d'un soir, des inconnus qui, le temps de leur agonie, lui étaient devenus proches.
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Ce jour-là, il pleuvait à torrents. Claire cousait, assise près de la fenêtre. C'était sa place favorite. De là, elle pouvait observer la cour et voir l'activité du Moulin.
— Quel printemps ! soupira-t-elle, attristée par ce temps gris et sombre qui la rendait mélancolique.
Au même instant, elle aperçut Raymonde. La servante revenait du potager. Elle tenait d'une main un panier rempli de légumes et de l'autre un grand parapluie noir qui la protégeait du déluge. Chaussée de bottes en caoutchouc, marchant dans la gadoue, elle se hâtait, les épaules couvertes d'un châle. Venant du chemin des Falaises, un camion bleu, arrivant à vive allure, amorça un virage brusque pour franchir le portail toujours grand ouvert.
— Attention ! murmura Claire pour elle-même, la gorge soudain serrée d'appréhension.
Il était trop tard. Elle ne devait jamais comprendre ce qui était arrivé. L'accident était survenu avec une telle rapidité ! De toute évidence, il était inévitable, penserait-elle ultérieurement. Le lourd véhicule, chargé de bidons et de caisses, freina dans un bruit aigu, fait de grincements stridents. Cela ne servit à rien. Il dérapa sur les pavés tel un monstre de ferraille pris de folie.
L'aile gauche, flanquée d'un pare-chocs en métal, faucha Raymonde. Elle fut projetée au sol. Une des roues arrière lui passa sur le corps.
Claire s'était levée, laissant tomber son ouvrage par terre. Tétanisée, elle ne parvenait pas à croire à ce qu'elle venait de voir. Il lui semblait difficile de marcher, d'ouvrir la vieille porte cloutée donnant sur le perron et descendre l'escalier en pierre.
— Raymonde ! Oh ! non, ce n'est pas possible, ma pauvre Raymonde ! Quel malheur !
Le camion avait stoppé sa course à un mètre du mur de la grange. Le chauffeur descendit et s'avança vers la formé inerte. L'homme était blême. Des ouvriers accouraient de la salle des piles du Moulin.
Un cri perçant vrilla l'air. Claire avait hurlé. En une seconde, la vision d'horreur s'inscrivit dans son esprit : le parapluie noir qui se balançait sur la pointe, secoué par la bourrasque, le panier broyé, les légumes répandus, et surtout le joli visage de Raymonde d'une pâleur affreuse, du sang coulant à la commissure des lèvres. Les cheveux d'un blond sombre, coupés court, étaient trempés et se plaquaient sur le front et les joues.
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