Cette nuit-là

Manger, dormir, ne plus parler, voilà tout ce qu’elle désirait. Elle n’avait quasiment rien avalé depuis la veille. En réalité, elle avait passé une bonne partie de la journée à attendre cet appel. Son seul répit avait été une escale au rez-de-chaussée, vers midi, au distributeur installé près des ascenseurs, pour acheter un paquet de gâteaux miniature. Elle avait glissé une pièce dans la fente, appuyé au hasard sur l’une des touches numérotées, puis était remontée aussi sec avec son butin. À l’affût, redoutant ce coup de téléphone, elle avait écouté un collègue deviser sur l’évolution des marchés et le prix des commodities, avait pris des positions, effectué des transactions, paraphé une poignée de documents et jeté régulièrement un œil anxieux à l’horloge de son ordinateur. Elle avait évidemment parlé d’argent. L’argent qu’ils géraient, plaçaient, prêtaient, « fundaient ». Mais l’argent, de là où elle était, à son niveau, celui de son bureau au dernier étage d’une tour dessinée par un architecte dans le vent avec vue sur l’espace arboré, n’avait plus rien à voir avec les hommes. Avec des écrans plasma, peut-être, avec des tableaux Excel indéchiffrables, avec des pronostics, mais plus rien avec le péquin moyen qui cassait son PEL pour s’offrir une voiture, tout comme cet appel, quand il lui était enfin parvenu, quand elle avait enfin entendu la voix de l’infirmière… Il avait simplement suffi qu’elle prononce son nom, « Tania », d’un ton monocorde pour qu’elle comprenne