Commissaire Lanvin, Tome 1 : Dans l'ombre du crépuscule

Chapitre 1 – LE SOUFFLE DU DIABLE

8 juillet 2009, 16h05. Rome, Piazza Navona.

Il faisait un temps splendide, ce 8 juillet à Rome. Des hirondelles virevoltaient au-dessus de la Place Navona en poussant des petits cris stridents. Le ciel était d’un bleu profond et il faisait déjà très chaud pour un début juillet. L’homme était assis à une table de la terrasse du café Vittorio. Il parcourait rapidement les nouvelles du jour dans « La Stampa » et portait de temps en temps un verre de soda à ses lèvres pour se rafraîchir. Les pieds allongés sous la petite table carrée, le dos bien calé contre le dossier de sa chaise, il donnait l’impression d’être totalement à l’aise et détendu. Mais les coups d’œil fréquents qu’il jetait par-dessus son journal trahissaient son état d’alerte : il dévisageait chaque personne et suivait du regard chaque voiture, moto ou vespa qui passait à proximité de la terrasse. Malgré sa surveillance attentive, il se laissa distraire un instant par le garçon de café qui faisait du gringue aux jolies Romaines de la table d’à côté. Avec tout cela, impossible de se concentrer sur son journal… Mais il s’en foutait, il ne lisait pas l’italien. Son allure, son visage et la manière dont il se tenait trahissaient sa nationalité pour qui était un tant soit peu observateur. D’ailleurs, le garçon ne s’y était pas trompé : il s’était adressé à lui en français pour lui demander ce qu’il désirait boire. Ces Romains sont tellement habitués à voir des touristes qu’ils peuvent deviner leur nationalité au premier coup d’œil.

Il se remit à balayer la place du regard, quand il s’arrêta sur une silhouette mince et élancée qui avançait à grands pas dans sa direction. Celui qui approchait était âgé d’une quarantaine d’années et avait des cheveux gris, très courts. Il portait un costume noir, bien taillé, qui tranchait avec les t-shirts et les shorts colorés des touristes. L’homme marqua une pause à quelques pas de la terrasse, dévisagea les clients à travers ses lunettes de soleil, puis se dirigea droit vers lui :

- Christophe Leduc ? Je vous arrête pour vol, meurtre et piratage informatique. J’espère que vous voudrez bien me suivre sans faire d’histoire. Je suis venu seul, mais je suis armé.

- Allons ! Allons ! Monsieur le commissaire ! Je sais que vous n’avez pas d’arme. Vous n’avez pas le droit d’en porter ici. Détendez-vous ! Vous êtes à Rome ! Asseyez-vous avec moi… Vous prendrez bien une bière fraîche ? Ils n’ont pas de Kriek à la cerise, mais les bières italiennes sont acceptables.

Jules Lanvin fut un peu décontenancé par la désinvolture de Leduc et, accessoirement, par le fait qu’il connaisse sa bière préférée. Que savait-il d’autre sur lui ? Christophe Leduc, le nez levé vers le commissaire, souriait de toutes ses dents et savourait son petit effet. Jules tira une chaise de la table d’à côté et s’assit en face de lui.

- Comment savez-vous que j’aime la Kriek à la cerise ?

- Un homme droit et inflexible, comme vous, a forcément une petite faiblesse. La bière à la cerise… c’est assez étonnant ! J’aurais imaginé quelque chose de plus… viril. Enfin, c’est votre petite douceur dans ce monde de brutes.

- Cela vous amuse, n’est-ce pas ?

- Oui, je l’avoue. Quand on connaît le personnage, c’est plutôt… décalé !

- Que savez-vous d’autre sur moi ?

- Oh… plein de choses, Monsieur le Commissaire ! Mais nous ne sommes pas là pour parler de vous, ou de vos goûts. Si vous voulez retrouver votre femme et arrêter la Secte, je vous conseille de me laisser en liberté et de vous joindre à moi. Je vous serai bien plus utile libre, qu’en prison… ou même livré pieds et poings liés au Crépuscule en échange de votre femme ! (Christophe rit) Avouez que l’idée vous a traversé l’esprit, n’est-ce pas ? Oh ! Vous ! L’homme intègre par excellence… vous n’avez pas honte ?

- Je vous trouve bien détendu pour quelqu’un recherché par la Secte et par Interpol ! Vous avez tué un homme, piraté des serveurs informatiques, usurpé des identités, volé une ambulance pour vous enfuir d’un hôpital… la liste de vos méfaits est longue… Vous allez croupir en prison, pour quelques années !

- Peut-être, commissaire, peut-être… mais pas tout de suite. Parce que le mandat d’arrêt international que vous avez dans votre poche intérieure gauche n’est plus valable depuis ce midi… et parce que vous avez vraiment besoin de moi pour retrouver Caro… enfin, votre femme.

- Vous avez annulé le mandat ?

- D’après vous ?

- Encore un de vos petits tours de passe-passe informatiques ? Vous alourdissez vos charges !

- Les Carabinieri ne vous permettront pas de m’arrêter et de me faire sortir du territoire sans ce mandat. Alors, travaillez avec moi !

Le garçon s’approcha de la table et s’adressa au commissaire :

- Qué voulez-vous Signore ?

- Une bière s’il vous plaît.

- Una Moretti, Peroni, Heineken ?

Jules regarda Leduc qui était hilare.

- Euh… une Moretti, s’il vous plaît.

- Si, subito !

Ils regardèrent le garçon s’éloigner. Christophe Leduc reprit :

- Vous savez, avec quelques connaissances informatiques, des serveurs stratégiquement infiltrés qui servent de « camp de base » et un peu de chance, on peut s’introduire partout et tout effacer ou modifier. Vous n’imaginez pas le nombre de mots de passe système qui sont faciles à trouver ! Et puis, n’oubliez pas que j’ai bossé sur le protocole UGTP. Ce truc est génial : c’est le « Sésame » qui ouvre les portes de la plupart des machines ! C’est grâce à ces « tours de passe-passe informatiques » que je suis resté en vie jusqu’à présent. Mais ce rendez-vous, ici, me fait prendre d’énormes risques. Vous en avez conscience ? J’espère que vous n’avez pas été suivi ?

- C’est le monde à l’envers ! Vous êtes un…

Jules ne termina pas sa phrase, estomaqué par la décontraction et l’impertinence de Leduc.

- Dans ce cas… pourquoi ce rendez-vous ?

- Parce que votre enquête tournait en rond à Paris et qu’il fallait que je vous donne un coup de pouce ! Vous avez besoin de moi pour retrouver Caroline. Et moi, j’ai besoin de vous pour stopper Rigaud, le Guru de la Secte, et délivrer Claudia.

- Pourquoi à Rome ?

- Parce qu’elles sont retenues ici, toutes les deux.

- Et vous pensez réellement que je vais coopérer avec vous ?

- Oui. Parce que je suis le seul qui puisse vous aider.

- Vous oubliez un petit détail : je suis un flic et vous un criminel. Il n’y a pas d’association possible entre nous.

- Ah non ? Je croyais que la police avait des indics parmi les malfrats !

- Oui, mais pas parmi les meurtriers !

- Soit ! Ça sera une première alors !

- Dites-moi ce que vous savez et je ferai intervenir la police italienne, au travers d’Europol.

- Et comme ça, votre femme et ma copine seront mortes dans l’heure qui suit ! Ils surveillent tout. Ils seront très vite au courant… Non… Nous devons agir discrètement, rien que vous et moi.

- Nous deux contre toute cette secte ? Vous rigolez !

Le garçon revint avec un demi et le déposa sur la table devant le commissaire. Il se retira en glissant le ticket sous un cendrier. Jules se cala au fond de son siège et savoura sa bière. Cet interlude lui permettait de réfléchir quelques instants. Sans le document qu’avait laissé Leduc à son intention, au fond de son ordinateur, il n’aurait aucune idée de ce qui s’était passé et de ce qui était en jeu. Ce type l’avait aidé depuis le départ, il l’avait mis sur la bonne piste et avait totalement disparu. Vu comment il savait effacer ses traces, il ne l’aurait probablement jamais retrouvé… malgré tout, il lui avait donné rendez-vous ici, en sachant qu’il se ferait sûrement arrêter. Pourquoi ? Pour l’aider à sauver Caroline ? Il avait dit aussi « délivrer Claudia », elle était donc prisonnière ? Pourtant, il semblait qu’elle œuvrait volontairement pour la secte. Quelque chose avait changé ? Ou est-ce que Leduc se faisait encore des illusions à son propos ?

Jules l’observa en silence. Son visage correspondait parfaitement au portrait-robot que ses hommes avaient fait, mais il paraissait dix ans de plus : ses traits étaient tirés, sa barbe avait poussé et il avait l'air épuisé. Les cernes autour des yeux trahissaient certainement de nombreuses nuits blanches et une traque sans répit de la Secte, mais son regard était allumé par un brûlant désir de vengeance et une volonté inexpugnable d’écraser cette maudite Secte et son Guru. Jules trouva là un point commun avec lui. Mais l’idée de s’associer avec un criminel lui répugnait. Il refusait toute compromission.

À quelques rues de là, un homme vêtu d’une combinaison noire termina une conversation sur son portable et enfila son casque de moto. Il enfourcha sa Guzzi V7 et démarra doucement. À plusieurs reprises, ses pneus glissèrent sur les pavés romains, ce qui le fit transpirer à grosses gouttes, sous son casque, et regarder avec inquiétude le colis qu’il tenait serré entre ses cuisses et le réservoir de la moto. La moindre chute serait fatale. Arrivé aux abords de la Place Navona, il stoppa. Il ouvrit le paquet et farfouilla dedans un moment. Puis il le referma délicatement. Le cœur battant, il redémarra doucement et passa à petite vitesse devant la terrasse du café Vittorio. Sans s’arrêter, il lança son colis au milieu des consommateurs puis accéléra d’un coup et s’enfuit à toute allure. Il sentit derrière lui la chaleur et le souffle de l’explosion, juste avant que sa moto ne glisse sur la chaussée et qu’il se cogne la tête contre le trottoir. La « tempo » était trop courte. Il perdit connaissance.