Le Monde de l'Autre

" Lorsqu’un voyageur perdu prend la direction du vieux village et lorsque, au carrefour situé en amont du pont des Suicidés, il fait erreur et s’engage vers le val des Anciens, les villageois des alentours disent de lui qu’il est « vidé » ou encore qu’il a « la croisée mauvaise », en référence à la légende de « La Croisée des Chemins ».

Le val des Anciens est un trou perdu, un vide intersidéral aux relents malsains, nourris par les contes puérils des garnements et l’abjecte croyance populaire qui y règne et résiste à la modernité. La silhouette noueuse des arbres et les herbes luxuriantes y contrastent avec des parcelles en jachère et de multiples champs défrichés. Il y règne une odeur de culture de betterave à sucre et les vilaines langues ont bon train d’en tirer là les causes de bien sombres cauchemars.

Que dire de ce trou perdu où je mets à nouveau les pieds ? Que dire de la clinique Saint-Paul, depuis que j’en suis sorti après neuf années d’emprisonnement ? Le même nombre d’années pendant lequel Bodhidharma est resté face au mur, en zazen et sans discontinuer. La bourgade aux alentours de la clinique Saint-Paul ne figure pas sur le cadastre ni même sur aucune des cartes d’état-major recensées. Un no man’s land où le crime se perpétue en toute impunité, comme dans les goulags de l’époque stalinienne. Une ville maladive aux relents putrides, et dont les habitants semblent affectés aux cohortes de la folie. Des garnements contrefaits dès leur jeune âge et qui répandent de bien tristes histoires…

Le val des Anciens et le pont des Suicidés portent très bien leurs noms. Mes premiers moments passés jadis dans la structure maudite sont à l’image de l’épaisse brume qui encercle les sombres vallées que j’observe aujourd’hui avec désarroi. Un climat de peur règne ici. Les voisins disséminés sont transis. De vieilles légendes viennent fermer les rares volets des fenêtres éclairées et le puritanisme des autorités illégitimes semble les priver plus encore de l’once d’intelligence que l’on peut maladroitement leur soupçonner de posséder. Ici, la nuit effraie : dix heures de râles aliénés mêlés au bruit du vent… "