La croix de Loubrac

Aurélie me manque toujours autant, même après toutes ces années d'absence. Je pense que depuis son décès, mon esprit a idéalisé ce qu'aurait pu être notre bonheur : La jeune femme qu'elle était au moment de sa mort, est devenue à mes yeux une déesse, une sirène intouchable, à laquelle je rêve tous les soirs. Il y a encore tant de choses que j'aimerais lui dire, tant de confidences que j'aimerais lui faire...

Alors je pleure de ne pas être comme grand-mère, de ne pas réussir à croire qu'elle m'entend de là-haut, qu'elle m'écoute, et qu'elle continue à m'aimer. J'ai souvent envie de dire "tu me manques, Aurélie", mais j'ai peur que ce "tu" n'aille s'écraser dans un grand vide où l'âme n'existe pas. J'ai peur que le dieu de grand-mère, que le dieu des hommes, ne soit qu'une invention pour lutter contre la petitesse de nos vies. J'ai peur que ma petite puce ne soit devenue de la poussière, et rien d'autre. Alors, pour tenter de contrer cette souffrance que mon esprit m'impose, je m'invente un monde imaginaire, situé au plus profond de mes rêves ; un univers qui commence à s'éveiller lorsque la nuit descend sur mes pensées. Je m'invente un enfant, celui d'Aurélie, que nous n'avons pas eu le temps de procréer, et que je n'aurai donc jamais. Je me crée un bonheur, en modelant des formes de graphite qui dessinent une absence sur un simple papier blanc. Ton absence, Aurélie. Et j'expose mon oeuvre au vent, pour qu'un infime souffle fasse bouger les longs cheveux que j'ai dessinés, et te rende ainsi vivante. Je suis souvent surpris de constater que, dans mes rêves, cette alchimie fonctionne et me permet de te toucher, de te sentir, de te parler, l'espace de quelques minutes. Puis, au petit matin, lorsque je m'éveille doucement, la réalité se fait assassine en me montrant l'oreiller vide à mes cotés : Il n'est jamais froissé, je n'y découvre jamais les longs cheveux qui devraient pourtant s'y trouver, témoignage attendrissant de ta visite nocturne. Alors, souvent, j'enfouis mon visage dans la taie colorée, et j'essaie d'y découvrir ton odeur, ton parfum, mais là non plus je n'y arrive pas : La réalité a tout effacé. Comme toujours. Comme chaque jour. De même que chaque jour, cette réalité rappelle à mon souvenir la présence de grand-mère et le bruit des bulldozers qui, petit à petit, se rapprochent de la croix de Loubrac...