Attraction, Tome 3 : Égarements

Marylou regagna la maison le 2 janvier. Quelle étrange date pour sortir de l’hôpital! Des complications l’avaient maintenue alitée durant les fêtes de fin d’année. C’était un mal pour un bien, car aucun de nous n’avait le cœur à célébrer. Les souvenirs à vifs nous rendaient tous à l’affût des mauvais présages. Pour ma part, je me disais pour m’encourager que l’année à venir ne pourrait pas être pire que la précédente.

Le retour de Marylou fut différent de ce que j’avais envisagé. Astiquée de fond en comble, la maison reluisait. Un bouquet de fleurs ici et une pile de livres neufs ajoutaient de la chaleur à l’endroit malgré l’obligation de déplacer des meubles susceptibles d’entraver sa démarche encore incertaine. Tout un assortiment de médicaments contre la douleur et de somnifères garnissait l’armoire à pharmacie. Les médecins affirmaient que Marylou mettrait encore plusieurs semaines à se remettre complètement de ses blessures. Si l’adverbe « complètement » m’avait dans un premier temps empli d’espoir, j’avais vite compris que c’était un leurre. Dans son cas, il ne serait jamais question de guérison « complète ». Son corps reprendrait des forces, ses os se ressouderaient mais son âme resterait meurtrie.

Plus que toute autre chose, le regard de Marylou reflétait cette nouvelle réalité. Il demeurait vide, anonyme, désincarné. La femme que j’aidai à franchir le seuil, le jour de son retour, était une étrangère. Aucune de ses réactions ne correspondait à mes attentes ou à mes anticipations. Saurais-je m’adapter à cette deuxième femme? Je souhaitai ardemment que oui. Mais plus le temps passait, plus j’en doutais.

Notre relation subit une transformation insidieuse. Si subtile que moi-même, je ne m’en aperçus que trop tard. Était-ce de l’inattention? De l’aveuglement ou du déni? Impossible à savoir. Peut-être tout simplement un mélange des trois. Il y avait moins de risques à ignorer les obstacles, à croire qu’ils n’existaient pas, qu’à les affronter. Et cela, même si les signes de son mal-être profond abondaient.

Il y eut d’abord sa nervosité extrême. Marylou sursautait sans arrêt et avait peur de tout. Ma seule présence auprès d’elle générait des états de panique incontrôlables. Dès que je me retrouvais dans la même pièce qu’elle, la tension augmentait jusqu’à devenir si dense qu’on aurait pu la couper au couteau. Mes premiers gestes de rapprochement, très prudents et légers, devinrent rapidement proscrits. Le moindre contact la faisait frémir et était à mille lieues de générer du désir.

La nuit, alors que nous étions allongés côte à côte, si par mégarde je l’effleurais, elle hurlait de terreur. Elle ne supportait plus le noir. La lampe de chevet avait trouvé une nouvelle vocation : celle de veilleuse de nuit. Il n’y avait jamais suffisamment de lumière. Ainsi, je vis apparaître dans chaque recoin de la maison, une quinzaine de nouvelles lampes, achetées à mon insu. Malgré la lumière qu’elles diffusaient, les ombres perduraient, mouvantes et effrayantes pour elle. Mon impuissance comme ma culpabilité me détruisaient à petit feu.

Quinze jours après son retour à la maison, je lui avais suggéré que nous fassions chambre à part ; prétextant que la clarté me gênait et qu’il fallait avant tout qu’elle puisse se reposer. Mes affaires furent aussitôt rapatriées dans la chambre d’amis. En lui proposant cette solution temporaire, jamais je n’aurais cru qu’elle perdurerait six mois plus tard. Le dégoût que je lui inspirais me maintenait loin d’elle.

Nous ne parlions jamais de tous ces malaises. Une routine étrange et silencieuse s’était instaurée entre nous, basée sur deux principes essentiels : ne poser aucune question et s’éviter mutuellement. Nous n’étions plus amants, nous n’étions plus amis, à peine des colocataires obligés de partager le même espace.

Ignorer Marylou était pourtant impossible. Dès qu’elle avait le dos tourné, perdue beaucoup trop loin dans ses pensées pour que mes regards puissent l’agresser, je me régalais de sa présence à son insu. Il fallait faire vite, saisir la moindre distraction pour se rappeler ce qui nourrissait mon amour pour elle. Quant à ce qui avait jadis existé entre nous, le moindre souvenir heureux couvait en moi comme une braise sous la cendre. Avec le temps, les regards aussi devinrent interdits. À croire qu’elle était dotée d’un sixième sens qui les détectait à distance. J’en vins à douter de la couleur de ses yeux ou de ce que j’avais pu autrefois y lire. Le vide abyssal se prélassait sur ses traits. Marylou se fondait maintenant aux ombres de la maison. Elle déambulait tel un fantôme parmi tous ceux qui me hantaient déjà. Son corps survivait, elle semblait pourtant à moitié morte.

Les mois passèrent. Janvier, février, mars, avril, mai, juin. Juillet annonçait ses beaux jours lorsque je compris que nous n’étions qu’à un battement de cœur du point de non-retour. Nous nous engagions en douce sur le chemin qui mènerait à une séparation.

Quitter Marylou. L’inenvisageable devenait la seule solution au mal qui me rongeait. La perdre. Une vie sans elle. Allongé sur mon lit, le regard fixé sur le jet de lumière qui filtrait sous la porte, je me préparais avec douleur à l’issue que j'appréhendais plus que tout.

À certains moments comme celui-ci, j’ignorais ce qui me retenait d’aller vers elle, de la saisir contre moi et de poser ma bouche assoiffée sur la sienne. J’aurais tellement voulu la secouer jusqu’à ce qu’elle reprenne conscience de la réalité. Qu'elle pose à nouveau ses yeux sur moi et me revienne.

La lumière qui se mélangeait aux ténèbres de ma chambre provenait sans doute de la nouvelle lampe halogène installée la veille et placée à quelques centimètres de mes nouveaux appartements. Je m’étais longuement interrogé sur les ombres qu’elle était censée vaincre, sans réellement les capter.

Ce soir-là, Marylou s’était affairée dans la cuisine jusqu’à 22 heures, remuant casseroles et vaisselle. Puis, le silence était revenu. Que faisait-elle? À quoi pensait-elle? Je l’imaginais étendue sur son lit, ses deux bras figés de chaque côté de son corps sur la couverture soigneusement rabattue, sans le moindre pli, le regard vide, fixé sur un point invisible du mur. À nouveau, l’envie de me lever et d’aller la rejoindre me tarauda. Dans quelques jours, je lui dirais adieu, alors qu’importe maintenant qu’elle me repousse. Le contact de ses mains sur moi, même pour m’éloigner d’elle serait toujours plus apaisant que cette froideur. Penser à elle était devenue une agonie contre laquelle je ne pouvais me défendre. Contre toute attente, la nouvelle Marylou était aussi obsédante que l’ancienne. Et les chaînes qui me retenaient à mon lit, malheureusement étaient usées.

L’horloge sonna 23 heures lorsqu’un vacarme assourdissant en provenance de sa chambre me fit bondir. En moins de temps qu’il en fallait pour le dire, la distance qui me séparait de mon ancienne chambre était franchie. Sans prendre la peine de frapper, je poussai la porte et pénétrai dans la pièce.