La Caste de l'Oublié

Sacrifiées, elles sustenteront mon corps et veilleront à sa pérennité.

L’ultime Grâce sera mandée,

Déléguée toute entière à cette précieuse Clé,

Retenez l’Aspect, lui par qui tout doit s’initier…

GENESI

Le climat hivernal épargnait les habitants de cette petite île de la Méditerranée contrairement au reste du Continent pourtant tout juste éloigné de quelques dizaines de kilomètres. La vie, y paraissait hors du temps et pour cause, peu osaient vivre à proximité d’un volcan dont la dernière éruption remontait tout juste à cinquante cinq ans. L’île, au cœur d’un petit archipel, se situait en plein cœur des Cyclades. Les cinq îles le composant portaient encore le deuil du cratère ayant sombré des siècles auparavant, bien avant la naissance de celui que les Chrétiens nommaient Jésus Christ.

Les touristes, nombreux durant les beaux jours, ne raffolaient pas de l’île en hiver, la saison n’amoindrissait pourtant pas le splendide panorama visible du sommet de la falaise d’où l’on pouvait s’émouvoir d’une vue imparable sur l'excavation endormie.

La péninsule possédait encore bien d’autres richesses, de nombreuses églises et monastères ayant été bâtis près des maisons et veillaient sur ces dernières comme la coutume le prétendait. Enfin, de multiples vestiges, remontant aux temps des invasions vénitiennes, s’ouvraient de plus en plus aux visiteurs. D’autres, en revanche, nécessitaient encore des travaux de réhabilitation, mais l’investissement en valait bien la peine.

On accédait à l'endroit par navettes uniquement, elles pouvaient contenir une soixantaine de passagers qui, en cette période de l’année, laissaient à désirer. Malgré cela, les canots continuaient d’accomplir leur tâche quotidiennement.

Riche de tous ces trésors, l’îlot conservait en son sein quelque chose de bien plus mystérieux. Une grotte placée au cœur même de ruines rarement approchées abritait un secret vieux de plus de cinq cent ans.

Personne n’imaginait que sous les débris d’un site interdit d’accès se terrait l’auteur d’une Prophétie.

Cette dernière annonçait son réveil et s’avérait attendue comme l’événement majeur pour les héritiers de son savoir et de sa mémoire. De sa résurrection découleraient d’autres conséquences hélas absconses, plusieurs versions ayant été rédigées de la main de l’endormi.

Six individus veillaient nuit et jour au repos de ce dernier, invisibles aux yeux des hommes, ils parvenaient à l’aide d’un cercle magique à grimer l’entrée de la grotte portant le nom de l'Hesperos. Eux croyaient sincèrement à l’accomplissement de la Prophétie qui, selon leur interprétation, libérerait le monde de l’Impur. Cette foi inébranlable leur permettait de ne point ressentir comme un fardeau une existence faite de devoir et d’abnégation. De fait, peu de Prophètes jouissaient d’un tel privilège, veiller sur le sommeil de Merkoul représentait l’œuvre d’une vie, un sacerdoce.

Face à l’entrée, les six gardiens se recueillaient en silence, assis comme des Bouddhas sur la terre zain qui, pour une raison mystérieuse, n’entachait point les habits immaculés ne permettant pas de distinguer grand chose des fervents. Les pans de leurs capuches se rejoignaient presque et ne laissaient que peu de chair apparaître, s'ils avaient craint le froid l'épaisseur du tissu les en aurait grandement soulagé.

Chacun psalmodiait mentalement, et ce sans interruption. Cela suffisait à maintenir le cercle protecteur qui, jusqu’ici, n’avait jamais autorisé autre que celles que l’on appelait les Grâces. Ces femmes, toutes descendantes de Merkoul, lui offraient leur vie, convaincues d’œuvrer à son éveil.

Le dernier arrivé dans le sextuor se prénommait Théo, âgé de dix sept ans, il fut préparé depuis l’enfance à endosser ce rôle béni et comme ses frères ne regrettait absolument pas sa décision.

Tous appartenaient à l’Ordre de la Lignée d'Argent, Prophètes œuvrant pour le bien de l’Humanité en souvenir de l’être qu’ils protégeaient. Cet Ordre comptait en ses rangs de vaillants guerriers qui affrontaient avec opiniâtreté ceux que Merkoul désignait sous le terme d’Impurs : les homoncules et leurs partisans. Le nombre des impies ne cessait de croître tandis que celui de la Lignée d'Argent connaissait une réduction inquiétante depuis quelques années. Beaucoup cédaient aux promesses et autres avantages offerts par leurs anciens frères, les membres de l’Ombra qui, non seulement perpétuaient le mal en toute connaissance de cause, mais en retiraient éhontément bénéfice…

Que restait-il des idéaux de ces hommes ayant prêté serment d’honorer la mémoire de Merkoul ? Ils l’oubliaient dès l’instant où l’Eau Eternea s’écoulait entre leurs lèvres, inconscients du fait qu’ils devenaient ainsi pareils à ceux qu’ils pensaient dominer.

La Lignée de l’Argent pouvait encore compter sur les Lumières, ceux qui combattaient sans faillir, ces derniers, durement préparés, utilisaient avec efficience l’art de la magie et du combat, l’alliance des deux étant absolument nécessaire pour tenir tête à l’ennemi.

Théo, comme ses pairs, souhaitait que la Prophétie s’accomplisse, mais il ne se doutait pas qu’elle fut si proche. Pour devenir l’un des six gardiens, il dut, comme ses pairs, offrir ses yeux améthyste en gage de loyauté. Il les avait cédés sans remords, conscient que ce geste délicat lui conférerait une vision plus élevée.

La pierre que tout Prophète portait au cou s’harmonisait parfaitement à ses cheveux noirs, il aimait en sentir le contact sur sa peau nue lorsque, suite à un léger mouvement, elle repassait sous la longue tunique blanche. L’obsidienne représentait bien plus qu’un bijou, tout membre de l’Ordre devait la porter jusqu’à la mort. Symbole de leur appartenance, elle était remise lors des consécrations auxquelles tout Prophète était soumis, une épreuve visant à tester ses capacités et sa foi. Ceux qui échouaient n’étaient pas pour autant mis au ban de la Lignée de l’Argent, on leur confiait le rôle de messager et d’espion. Les derniers s’avéraient fort précieux en ces temps troublés, ils informaient l’actuel Représentant de l’Ordre de ce qui survenait aux quatre coins du monde. On les nommait les Zonules.

Personne n’aurait pu prévoir que le premier signe, celui annoncé par la venue de la Grâce, était à présent imminent.

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Au centre de la grotte, une source pouvant contenir deux hommes tout au plus en largeur, possédait une profondeur trente fois supérieure. Sous cette eau porracée, un être attendait son heure avec patience, enfoui bien en dessous là où aucune main n’aurait pu le déloger. Ses paupières s’ouvrirent lentement, ses yeux azuréens s’adaptant sans le moindre problème à la viscosité des flots. S’il n’avait bu le sang des Grâces, l’eau aurait été d’une couleur rubiconde.

Combien de descendantes de Merkoul s’étaient-elles offertes ? Il ne les comptait plus, au début un siècle en amenait quatre ou cinq, alors que depuis cent ans il n’en avait connu que deux, Illumène, la dernière en date, fut celle qui, vingt six ans auparavant, lui conféra enfin la possibilité de recouvrer sa force.

Il ressentait les ondulations sur sa peau, de fraîches caresses qui, se mêlant à sa longue chevelure, taquinaient sa peau blanche et désormais sensible. Qu’il était bon d’être humain, même s’il lui manquait encore l’essentiel.

Le moment tant attendu arrivait enfin, l’heure d’annoncer que la Prophétie devait s’accomplir. Il se concentra longuement, et pour l'appeler ouvrit grand ses mains. Elle ne fit pas attendre son maître, remontant des profondeurs de la source pour les agripper, s’y accrochant comme un enfant à un ballon. Une légère pression lui indiqua qu’elle devait procéder à sa mission.

De minuscules ondines coururent à la surface, se développant à mesure qu’elle s'en rapprochait. Un bras jaillit soudainement du bassin, blême comme l’astre lunaire. La chevelure brune émergea rapidement, suivi d’un corps tout en courbes. Nue, elle ne portait aucun vêtement, seules les gouttelettes d’eau s’accrochaient encore à sa peau, y siégeaient comme des particules de diamant. De forme circulaire, les yeux opalins de cette Vénus renfermaient une barre verticale en leur centre et rappelaient ceux d’un reptile. Ses cheveux ondulés atteignaient ses chevilles fines, épousant le dessin parfait de son anatomie.

Sans attendre, elle se dirigea vers la sortie, le peu de temps dont elle bénéficiait lui interdisait toute hésitation. A peine eut-elle fait le premier pas hors de l’Hesperos que déjà les Iridescents interrompirent leurs litanies mentales, il ne pouvait s’agir que du signe !

Un sourire enchanté illumina ces visages mornes pour la première fois, aucun d’eux n’imaginait le regard méprisant que la femme leur adressait. Elle les reconnaissait, eux qui avaient assisté à la procession la conduisant à la grotte. Un seul lui était inconnu, et, contrairement aux autres, il ne souriait pas. Sa figure cachectique semblait à l’affût du moindre son, de plus, une forme de résignation se lisait sur ses traits fins. Il n’ignorait évidemment pas qu’elle n’en épargnerait qu’un seul.

Le choix d’Illumène fut dès lors arrêté, ce garçon apparaissait parfait car, à l’opposé de ses compagnons, il ne se réjouissait pas béatement et réfléchissait à ce qui survenait, conservant une forme de libre pensée, comme elle aurait aimé le faire de son vivant…

Mécaniquement, elle brisa la nuque du premier Iridescent qui n’opposa aucune résistance, permettant consciemment à cette main glacée de lui broyer les os. Les autres réagirent de la même manière lorsque vint leur tour. Elle procédait rapidement, n’éprouvant plaisir à infliger d’interminables souffrances, même si elle eut été en droit de le faire.

Une fois sa première tâche accomplie, elle se rapprocha du rescapé, puis commanda avec fermeté :

- Décline ton identité, Prophète !

Ce dernier ouvrit la bouche, et répondit aussitôt d’une voix cassée qui ne résultait nullement des événements présents, il la possédait depuis toujours :

- Théo.

- Prends soin de mémoriser l’Aspect, Théo... quadrature en T, la base ici se trouve, l’apex révélera la Clé !

Le jeune aveugle répéta mentalement ces précieuses informations, faisant totalement fi du baiser qu’elle déposa sur son front. Elle recula lentement, satisfaite, et s’évanouit dans la nuit comme la buée s’évapore des carreaux d’une vitre.

Le Prophète savait ce qu’il lui incombait de faire. L’aspect communiqué leur indiquait la position de la Clé, en informer Alistair Mogoff, le Responsable de l’Ordre devenait sa priorité.

Il recueillit le long bâton qu’on avait laissé à l’attention du survivant, et s’en aida pour se mettre debout.

Le compte à rebours venait de commencer, ils avaient précisément quatre vingt seize heures pour accomplir la Prophétie…