Leçon pour un play-boy

** Extrait offert par Lucy Monroe **

1.

– C’est une blague ?

Neo Stamos fixait le certificat orné d’une médaille au nom de l’association caritative.

Oui, c’était forcément une plaisanterie… Son meilleur ami, son compagnon de toujours – son frère, pour ainsi dire, mais aussi son associé ! – était en train de se moquer de lui. Zephyr Nikos ne pouvait pas avoir acquis ce lot pour lui, lors du gala au bénéfice de l’association ! Ce cadeau était destiné à quelqu’un d’autre. Zephyr le faisait marcher…

– Pas du tout, filos mou ! Joyeux trente-cinquième anniversaire ! s’exclama Zephyr, le regard pétillant de malice.

Neo ignora cette marque d’affection dans leur langue maternelle, qu’ils pratiquaient de temps à autre pour ne pas tout à fait l’oublier.

Il fronça les sourcils et répliqua d’un ton méfiant :

– Quelqu’un qui se prétend mon ami ne me ferait pas ce genre de cadeau.

– Au contraire. Seul un véritable ami sait ce dont tu as réellement besoin, et combien ceci te sera bénéfique.

– Des leçons de piano ?

Pour un an ! Une année entière de leçons particulières ! C’était grotesque. Et hors de question.

– La réponse est non, précisa Neo.

Visiblement peu surpris par sa réaction, Zephyr se pencha sur le long bureau d’acajou.

– Et moi, je crois que tu ne peux pas dire non, assura-t–il. N’oublie pas que tu as perdu ton pari, l’autre jour. Le rachat des terrains australiens nous a rapporté cinq fois plus que ce que nous attendions. Et l’enjeu était clair : tu accepterais un cadeau de ma part, quel qu’il soit…

Neo poussa un profond soupir. Inutile d’argumenter, de tergiverser… L’un comme l’autre, ils avaient adopté cette règle d’or dès leur enfance : un pari est un pari.

– Tu n’as qu’à voir la chose sous un autre angle, suggéra soudain Zephyr. Dis-toi que c’est une prescription.

Agacé, Neo haussa les épaules.

– Une prescription ? Pour quoi ? Perdre une heure chaque semaine ? Je n’ai même pas trente minutes à gaspiller !

Il poussa un profond soupir. S’il se payait les services d’un asssistant pour faire tailler ses costumes italiens au lieu de les acheter lui-même en magasin, ce n’était pas par amour du luxe, et encore moins pour faire valoir son statut de milliardaire ! Il n’avait pas une minute à lui. Ni pour le shopping, ni pour quoi que ce soit d’autre.

– A moins que l’un de nos contrats ne soit tombé à l’eau et que je ne sois le dernier à l’apprendre, je ne vois vraiment pas où je trouverais la place de ranger des leçons de piano dans mon agenda, conclut-il.

Pari ou pas, c’était un fait : jamais il n’avait été aussi accaparé par leurs affaires.

– Il y a quelque chose que tu ignores, en effet, Neo, lança Zephyr en plongeant son regard dans le sien. Et cela n’a rien à voir avec nos contrats, justement. C’est quelque chose qu’on appelle la vie et qui est en train de te passer sous le nez pendant que tu restes le nez dans nos affaires.

– La vie ? Stamos & Nikos Entreprises, voilà ma vie !

Son ami lui jeta un coup d’œil plein de compassion, comme s’il n’avait pas consacré la même énergie que lui à bâtir l’empire qu’ils dirigeaient désormais.

– Cette société était censée être un moyen d’accéder à une nouvelle vie, et non la seule chose pour laquelle nous devons vivre, observa-t–il. Enfin, Neo, tu ne te rappelles pas l’objectif qui était le nôtre ? Nous devions devenir millionnaires à trente ans !

– Et nous avons réussi, conclut Neo.

Moins de trois ans après avoir touché le sol américain, ils avaient amassé leur premier million. Quelques années plus tard, ils étaient multimillionnaires, et milliardaires le jour où Neo fêtait son trentième anniversaire. Aujourd’hui propriétaires de l’entreprise à succès qui associait fièrement leurs deux noms, ils n’avaient pas à regretter tous ces efforts, même si ces derniers leur avaient coûté bien des nuits de sommeil.

– Mais enfin… Tu voulais acheter une grande maison et avoir une famille ! Tu t’en souviens ? insista Zephyr.

– Les gens changent, opposa-t–il.

Certains rêves d’enfant ne méritaient pas d’être poursuivis et se trouvaient à leur place au placard.

– Mon appartement me convient parfaitement, ajouta-t–il.

– Ce n’est pas la question, répliqua Zephyr.

– Mais alors, quelle est la question ? Tu crois que ce dont j’ai besoin par-dessus tout, c’est de leçons de piano ?

– Parfaitement. Même si ton médecin ne t’avait pas donné un avertissement solennel, je n’hésiterais pas à affirmer que tu as besoin d’autre chose dans la vie. Un avis médical est d’ailleurs superflu : n’importe qui peut constater que le stress que tu t’infliges risque de te causer une crise cardiaque.

– Je fais de l’exercice six jours sur sept ! protesta Neo. Tous mes repas sont contrôlés par un nutritionnisteet ma cuisinière me les prépare en suivant scrupuleusement le régime indiqué. Mon corps est en pleine forme.

– Tu dors moins de six heures par nuit et tout ce que tu fais durant la journée ajoute au stress que tu accumules depuis des années, contra Zephyr.

– Je viens de te dire que je m’entraînais régulièrement à…

– Ton entraînement physique n’a rien d’une séance de détente et ne fait que confirmer ton goût pour la compétition, coupa son ami. Tu es toujours en train de pousser tes propres limites pour aller plus loin.

Neo réprima un soupir. Zephyr était un expert, dans le domaine de la compétition. N’était-il pas précisément en train de le lui démontrer, en ce moment ?

Certes, il y avait environ deux ans que son vieil ami avait décidé de partir un peu plus tôt du bureau, chaque jour. Et à la vérité, il s’intéressait désormais à d’autres sujets que l’immobilier ou l’investissement à court et moyen terme. Mais cela ne signifiait pas que sa vie était plus agréable que celle de Neo. Leurs existences étaient devenues un peu différentes, voilà tout.

– Je ne vois rien de mal à se dépenser sans compter pour réussir, objecta Neo.

– Quand on a la sagesse de respecter certaines limites, c’est sans doute vrai… Mais tu n’as plus de vie, mon ami. Je ne connais personne au monde qui déborde d’une telle énergie, mais tu as oublié d’équilibrer ces forces avec des ingrédients qui donnent du sens à la vie.

– Et tu penses que des leçons de piano donneraient du sens à ma vie ? demanda Neo, une pointe de sarcasme dans la voix.

– Je crois que ces leçons te permettraient surtout d’être Neo Stamos au moins une heure par semaine. De laisser un moment de côté le milliardaire grec qui peut vendre et acheter toutes les sociétés qu’il convoite parcequ’il y travaille d’arrache-pied du matin au soir, sept jours sur sept. Nous n’arrêtons jamais de faire grandir cette entreprise… Quand donc seras-tu satisfait ?

– Et toi, depuis quand es-tu si différent de moi ? opposa Neo d’un ton de défi.

Zephyr haussa négligemment les épaules.

– Il ne s’agit pas de moi, se défendit-il en croisant les bras, avant de planter son regard dans celui de son ami pour demander d’un ton grave : Neo, depuis quand n’as-tu pas fait l’amour avec une femme ?