Les Affranchis

C'EST UNE SOURDE CLAMEUR, celle des hommes qui jouent et se retrouvent aux terrasses de chaque commerce. C'est un mouvement de foule, quotidien, celui des habitants d'origine irlandaise et italienne qui vaquent à leurs occupations dans les ruelles du quartier de Brownsville, à l'est de Brooklyn. C'est une odeur, aussi, faite de mille cuisines, qui sont préparées derrière les fenêtres grandes ouvertes des maisons ouvrières du New York d'après-guerre. En signant Les Affranchis , fils auteur, Nicholas Pileggi, a fixé à jamais la vie de ces quartiers populaires new-yorkais qui abritaient dans une misère de façade les plus grandes familles du crime.

Il faut dire que Pileggi connaît les entrailles du quartier par cœur: il a grandi dans ce melting-pot européen où les légendes des « sages » (littéralement, les «hommes sages») se nouent et se dénouent dans les arrière-salles descharcuteries, des épiceries, des garages et autres bars plus ou moins clandestins de Brooklyn. Un monde parallèle qui a pignon sur rue, derrière le mythe de l'immigrant dur au labeur qui vient de vivre le rêve américain. Les familles du crime, Pileggi les a fréquentées dès son plus jeune âge. Il a appris à en comprendre les codes, les rites, les silences. Tout comme Martin Scorsese, réalisateur qui portera à l'écran l'adaptation de ce livre documentaire, il connaît intimement chaque protagoniste de ces pages. Et, dans cette société qui privilégie uniquement le récit oral, où le storytelling est un art à part entière, il fallait tout le talent de conteur de Pileggi pour ainsi documenter sans le moindre angle mort la mafia new-yorkaise des années 1960 à 1980. Pour Scorsese, justement, dans la préface de l'édition américaine deWiseguys , « Pileggi connaissait la culture italo-américaine comme personne, et il avait compris que l'art de raconter une histoire était fondamentale, aussi bien celle de ceux qui avaient réussi à quitter la pègre que celle de ceux qui s'y épanouissaient. Nick connaissait les deux visages de ce monde interlope, et il ne jugeait jamais quiconque, que ce soit pour ses dires ou pour ses faits. »