La Légende de Rekk (Intégrale)

Mahlin n’aurait jamais dû rencontrer Deria.

Ce n’était pas à lui de monter la garde devant la porte ouest du palais en ce crépuscule du septième jour de l’hiver. Les mains tendues vers le brasero, à peine protégé de la pluie, il maudissait son goût du jeu qui l’avait poussé à parier ses tours de garde avec Luklan.

Tout le monde savait que le soudard au sourire trop large avait une chance insolente aux dés, mais Mahlin s’était senti en veine. Il avait besoin d’argent, la mise était tentante. Lorsque l’autre avait lancé un « quatre » sur ses deux dés, le jeune homme avait senti la victoire à portée de main. Il avait prié, fermé les yeux, obtenu un « trois ».

Luklan dormait à présent tranquillement, emmitouflé sous ses couvertures, et Mahlin subissait l’orage.

Il pleuvait sans discontinuer depuis trois heures. L’humidité oppressante pénétrait ses vêtements, trempait ses os et lui glaçait la peau malgré toutes ses précautions. Son épaisse cuirasse n’arrangeait pas les choses. La grande porte du palais ne le protégeait pas contre le vent de face. Le feu timide du brasero lui procurait un peu de chaleur, mais Mahlin ne pouvait trop s’en approcher. Selon le sergent, les flammes risquaient d’affecter sa vision nocturne et sa vigilance. Comme s’il y avait quelque chose à surveiller à son poste.

Les visiteurs habituels du palais, nobles en quête d’une audience, messagers au pas pressé, diplomates venus de terres lointaines ou prêtres au crâne rasé, passaient tous par les portes principales. Les colonnes dressées jusqu’à près de dix toises, le fronton richement gravé de scènes de chasse et de guerre, les innombrables sculptures reproduisant les victoires de l’Empereur accompagnaient la progression de ces importants personnages. Dix gardes en livrée bleu et or contribuaient à prêter à l’endroit sérieux et dignité. Mahlin aurait aimé travailler là-bas.

Surveiller la porte nord lui aurait plu aussi. C’était par là que rentraient les innombrables serviteurs, serfs, domestiques, gratte-papier et petites mains. Un flot continuel sans lequel le palais ne saurait fonctionner. Si l’entrée principale lui donnait de la dignité, la porte nord lui donnait la vie. Là-bas, Mahlin aurait pu contrôler les entrées, nouer des amitiés avec des jeunes de son âge, prendre un air important, peut-être sourire à quelques servantes aux seins durcis par la fraîcheur de l’hiver.

Mais non, il fallait qu’il se retrouve sur le flanc ouest. Une poterne à vrai dire, rien d’exceptionnel, l’entrée des soldats. Pas de jolie servante, pas de diplomate exotique, simplement ses compagnons d’infortune qui cherchaient à se faufiler dehors pour la nuit ou à rentrer discrètement le matin et le mettaient chaque fois dans une position délicate. Il ne voulait pas se brouiller avec les autres guerriers – d’autant plus qu’il éprouvait la même frustration et le même besoin de liberté sitôt qu’il se trouvait confiné derrière les hauts murs du palais – mais il risquait sa place en fermant les yeux sur leurs écarts. Les gardes plus retors, comme Luklan, tiraient parti de la situation pour entretenir un réseau de faveurs ou améliorer leur ordinaire. À vingt ans à peine, Mahlin n’y songeait même pas.

Il souffla dans ses mains pour les réchauffer puis plissa les yeux contre le rideau de pluie. Un cavalier avançait dans sa direction, le choc des sabots sur le sol pavé à moitié étouffé par les bruits de l’orage. Ce n’était pas normal ; l’écurie se trouvait en amont du palais et personne ne devait venir jusqu’ici à cheval. Hâtivement, il battit le briquet pour allumer la lanterne posée à ses pieds. L’huile était chère, et il ne devait s’en servir qu’en cas d’urgence. Quelque chose lui murmurait que cela pouvait bien en être une. Il se redressa de toute sa taille.

— Halte ! lança-t-il lorsque le cheval arriva à portée.

Le cavalier stoppa complaisamment sa monture et sauta à terre. Mahlin pencha la pointe de sa lance en avant ; personne ne serait assez fou pour poser un problème devant le palais impérial, avec tant d’autres soldats à portée de cris. Mais c’était une de ces nuits où la pluie tombait, le tonnerre grondait et les peurs d’enfance prenaient corps – le contact de la hampe sous ses doigts gourds le réconfortait.

Il leva la lampe. Ses deux mains occupées, il ne pouvait plus tenir sa cape contre lui et le vent lui fouetta le visage.

L’inconnu ne portait ni manteau, ni capuchon, ses traits délicatement ciselés sous la lumière de la lanterne. Une jeune fille, de son âge, peut-être plus jeune.

— Je m’appelle Deria Froideval. Je suis ici pour voir l’Empereur Marcus.

Elle parlait d’une voix ferme et mesurée, une voix habituée à commander. Mahlin se rendit compte qu’il avait la bouche ouverte et la referma avec un claquement sec. Il n’avait jamais su parler aux filles – sauf à Shani, bien entendu, mais cela ne comptait pas. C’était une servante, et elle n’était pas très attirante.

L’inconnue qui lui faisait face était magnifique.

— Pardon ? parvint-il enfin à articuler.

Elle avait cette beauté froide que l’on admire de loin sans jamais oser la toucher, les longs cheveux blonds rendus attendrissants par la pluie. L’eau dégoulinait sur son front, mouillant ses yeux d’un bleu profond puis caressant un nez parfait avant de mourir sur ses lèvres pleines. Un léger sourire atténuait les lignes dures de son visage.

— L’Empereur. Marcus. On m’a dit qu’il vivait au palais. C’est bien le palais, non ?

Elle se tenait parfaitement à son aise sous la pluie battante, comme si le froid et le givre n’avaient aucune prise sur elle. Sa main alla se poser sur l’épée qu’elle portait au côté, et ses doigts pianotèrent impatiemment sur le pommeau. Mahlin fronça les sourcils. Il n’avait même pas remarqué qu’elle était armée ! Un intrus devant sa poterne, et il ne songeait qu’aux courbes de son visage. Le beau garde qu’il faisait.

Il se força à la regarder de nouveau, plus calmement. Ses habits de voyage amples, taillés à la garçonne, ne parvenaient pas à dissimuler complètement l’éclat terne de l’acier. Les bottes de cavalier remontaient jusqu’aux genoux et se perdaient sous un haubert de mailles qui n’avait rien de féminin. Mahlin grimaça.

— Oui, c’est bien le palais. Mais je pense que vous vous êtes trompée de porte.

— Trompée de porte ?

— Vous êtes ici à la herse ouest. Seuls les gardes l’utilisent. Si vous voulez vraiment entrer au palais, vous devriez vous présenter à l’entrée principale, là-bas.

Il agita vaguement la main dans la bonne direction mais la fille ne suivit pas son geste. Ses yeux le jaugeaient sans ciller.

— Il faut croire que je me suis perdue, sous cette pluie. Ce n’est pas grave, une entrée en vaut une autre. Tu peux me laisser passer ?

Mahlin soupira et posa sa lanterne.

— Ne rendez pas les choses difficiles, ma dame, et faites demi-tour. Vous ne devriez même pas être là à cheval. D’ailleurs comment êtes-vous passée ? Personne ne vous a arrêtée ?