Un moulin en héritage

Doris arrive chez elle en roulant au pas, passablement éméchée.

Elle sort de sa vieille auto et se dirige, frigorifiée, vers la porte d’entrée. Un filet de lumière trahit la présence de quelqu’un. Est-ce son frère qui est passé à l’improviste ?

Ça lui ressemble bien, ça se voit que c’est pas lui qui paye l’électricité ! marmonne-t-elle tandis qu’elle introduit à tâtons la clef dans la serrure.

Lorsqu’elle pénètre dans la pièce principale le froid la saisit.

Et merde, le poêle s’est éteint ! Quelle guigne ! Et je n’ai pas rentré de petits bois avant de partir !

« Christophe, t’es là? »

Aucune réponse.

Ce n’est quand même pas moi qui ai oublié d’éteindre en partant ! J’en rate pas une, ce soir ! bougonne-t-elle, désespérée

à la vue du bazar qui règne dans la pièce. Pouah ! Il va falloir ranger !

L’immense table en bois centrale est encombrée d’objets hétéroclites: pots dégoulinant de peinture acrylique, noix en vrac, miche de pain entamée et deux verres sales. Doris pousse du pied la porte qui claque et suspend son petit sac à dos au clou derrière la porte.

Elle souffle dans ses mains dans l’espoir de se réchauffer mais la réalité s’impose à elle. Disposée ou pas, elle va devoir récupérer du bois si elle ne veut pas mourir de froid cette nuit. Elle repense au confort de ses voisins et un sentiment d’injustice la traverse :

Y a des gens qui sont vernis tout de même sur c’te terre !

maugrée-t-elle, in petto. Bon, quand faut y aller, faut y aller, ça ne va pas venir tout seul.

Elle enroule une grosse écharpe en laine autour de son cou et ressort dans la nuit glaciale. Elle contourne la bâtisse de pierre afin de rejoindre l’abri bois, le volumétrique s’allumant quand elle dépose le nécessaire dans un panier en vue d’une nouvelle flambée.

Malgré le froid elle lève la tête et contemple la pureté du ciel,

émue de voir Orion parmi les autres étoiles dont elle ignore le nom.

Puis, rattrapée par la froidure, elle file en direction de la maison.

Avant d’allumer le poêle elle met à chauffer de l’eau, décidée à

savourer un thé noir avant de se coucher. La jeune femme sifflote joyeusement, s’accroupissant au pied du fourneau. Elle rassemble papier journal, pommes de pin ramassées dans les sous-bois et petites brindilles sèches. Dès qu’elle craque l’allumette, une délicieuse odeur s’élève dans la salle principale dissipant son humeur chagrine :

Bon Diou, que c’est bon ! reconnaît-elle, la mine réjouie.

Elle bourre le foyer de bûches et ouvre le tirage au maximum dans l’espoir que la chaleur s’installe au plus vite et chasse l’humidité ambiante. Puis elle jette le thé en vrac dans la théière, verse l’eau fumante et tire une chaise, heureuse de se poser à

proximité du poêle. Enfin elle se déshabille, jetant négligemment blouson, écharpe et gants sur la table, sans trop se soucier du capharnaüm. Elle se brûle les lèvres et décide d’attendre que la boisson tiédisse. Elle se relève et s’approche d’une commode datant d’une autre époque. Elle saisit un paquet de tabac à rouler, des filtres et quelques feuilles d’herbes planquées dans l’un des tiroirs. Son frère lui en a rapporté lors de sa dernière visite.

Il est minuit passé, elle n’a plus sommeil. Elle goûte au bonheur d’être à nouveau seule, dans son univers précaire mais qu’elle n’échangerait pour rien au monde. Elle se fout de dormir sur un futon sous des édredons ayant appartenu à sa grand-mère paternelle, dans un coin de la pièce séparé uniquement d’une tenture couleur lie de vin. Elle se fout de ne pas posséder de vaisselles raffinées, d’argenterie et de mobiliers modernes. Elle veut conserver son entière liberté d’action, ne pas dépendre d’un homme tout juste bon

à lui donner une raclée si elle n’obtempère pas à ses desiderata, ivre la plupart des fins de semaine et avare comme Harpagon. Doris ricane à l’évocation d’un tel portrait masculin.

Avant d’allumer son pétard, elle branche sa vieille chaîne stéréo et sélectionne le titre Seven days de Sting et, ravie, elle monte le son au maximum. Prenant une voix grave, elle se met à chanter à

tue-tête les paroles qu’elle connaît par cœur:

Seven Days was all she wrote

A kind of ultimatum note

She gave to me, she gave to me

When I thought the field had cleared

It seems another suit appeared

To challenge me, woe is me.

Sa cigarette aux lèvres elle se met à danser, les bras écartés, en tournant sur elle-même comme un derviche. L’espace de quelques minutes, elle oublie le handicap de sa main gantée qui lui prend les tripes depuis toujours. Elle est seule, en pleine nature, éloignée de la civilisation; elle n’a pas peur. Elle saurait se défendre comme une bête sauvage qui sauverait sa peau en cas d’attaque.

D’ailleurs, que pourrait-elle subir de pire que ce qu’elle a connu tout au long de son enfance ?

Des cris, des coups, des insultes et des humiliations… Doris a connu son lot, et elle a survécu.

Que lui réserve sa putain d’existence ?