Farenheim, Tome 2 : Le Deuxième Frère

Les hommes marchaient à travers bois en silence, le souffle court. Un léger filet de fumée blanche s’échappait à chacune de leurs respirations et s’évaporait aussitôt dans l’air, camouflant à peine les crépitements de leurs pas sur la pellicule de givre qui recouvrait le sol. Tous scrutaient l’obscurité d’un regard vif et nerveux et, bien que le temps se fût refroidi, les fronts perlaient à grosses gouttes et témoignaient de la tension palpable qui animait les rangs.

Equipés de torches et de sifflets, les traqueurs pistaient la bête depuis maintenant plus d’une heure. Avançant côte à côte, ils formaient une ligne horizontale qui s’étirait sur plusieurs centaines de pieds et couvrait une superficie substantielle.

Des chiens de sang allaient et venaient autour d’eux, reniflant machinalement la moindre odeur suspecte. Certains émettaient parfois un glapissement rauque, convaincus qu’ils avaient retrouvé la trace de la créature. Ils s’aventuraient alors entre les troncs, avant de ressurgir quelques instants plus tard, bredouilles. Tous restaient néanmoins sur leurs gardes, conscients qu’une menace rôdait parmi les arbres.

La bête ne pouvait être loin. Bien qu’elle se déplaçât rapidement, la région était une zone de chasse importante pour le lander et les guetteurs ne manquaient pas, surtout la nuit. Perché à la cime des nombreux miradors qui clairsemaient la forêt, il était certain que l’un d’entre eux apercevrait la créature. Le fait que nul n’ait encore sonné du cor indiquait que celle-ci se terrait probablement quelque part et attendait son heure pour frapper.

Tu ne perds rien pour attendre, pensa Ford alors qu’il observait les alentours du haut d’une crête terreuse surplombant un espace relativement dégagé.

Accompagné de plusieurs archers d’élite, le chancelier espérait que la traque située dans la direction opposée à la leur parviendrait à débusquer la bête et la forcerait à se dévoiler devant les carreaux et les flèches. Bien sûr, il était conscient que l’entreprise était risquée. Des hommes mourraient assurément. Les chiens aussi, bien qu’il fut relativement imperméable à cette dernière éventualité. Mais l’occasion était trop belle que pour la laisser passer. Il ne pouvait à la fois mener une guerre d’état et protéger le peuple de l’Ederbach du démon. La terreur prendrait donc fin cette nuit, ou continuerait jusqu’à ce que la bête finisse par disparaitre.

Ils patientèrent ainsi durant ce qui parut être une éternité. Immobiles dans le froid mordant, les hommes ne tardèrent pas à sentir leurs membres se raidir. Certains soufflaient sur leurs doigts pour chasser les picotements alors que d’autres se trémoussaient pour se dégourdir les jambes. Quant à Ford, il profita de ce moment d’accalmie pour réfléchir à ce qu’il ferait une fois la bête neutralisée.

Il était clair que les royalistes perdraient la guerre si celle-ci venait à se prolonger. Les forces ennemies les surpassaient en nombre et le coup décisif serait bientôt porté près du siège-état d’Aaring, là où se tenait le front. Ford avait prévu de s’y rendre après le bal de Wirmar afin de prendre part au combat de la dernière chance. Il savait que nombre de ses généraux questionnaient sa décision d’assister à ces mondanités alors que la guerre ravageait le royaume. Mais le bal était une tradition qui avait lieu depuis des siècles et faisait partie intégrante du patrimoine culturel koternois. Renoncer à ce patrimoine serait un aveu de faiblesse et reviendrait à concéder la victoire aux séparatistes avant même d’avoir déposé les armes.

Il était essentiel à ses yeux de dégager une image forte pour l’Ederbach et de ne laisser planer aucun doute quant à l’issue du conflit. Le doute faisait partie de son quotidien et il vivait avec. Mais les soldats ne pouvaient se permettre d’hésiter au moment de prendre l’épée et le bouclier. Ils devaient frapper avec la conviction que ce pour quoi ils se battaient depuis des mois était juste et voué au succès.

Beaucoup étaient déjà tombés au combat. Les veuves seraient bientôt plus nombreuses que les hommes encore vivants. En temps ordinaire, Ford leur aurait délivré un message de condoléances tout en soulignant le sacrifice honorable des fils, des époux et des pères. Mais ces temps n’avaient rien d'ordinaire. Les corps des défunts disparaissaient sans laisser de trace et la bête n’y était pour rien, de cela le chancelier en était convaincu. Le problème s’était de nouveau présenté avec la garnison tombée quelques jours plus tôt lorsque les charrettes envoyées sur place pour ramasser les cadavres étaient revenues désespérément vides. Les familles commençaient à poser des questions et c’était légitime. Mais Ford, ignorant lui-même la raison de ces disparitions, n’avait aucune réponse à leur donner pour apaiser leur chagrin. Il était toutefois persuadé que cela ne présageait rien de bon.

Une animation soudaine le tira des songes. Des aboiements sauvages retentirent dans l’obscurité. Quelqu’un sonna du cor à plusieurs reprises. Des coups de sifflet hystériques transpercèrent l’air. Enfin, un hurlement sinistre résonna dans la forêt. Les traqueurs avaient retrouvé la trace de la bête.

Animés par leur instinct militaire, les archers s’accroupirent au sol et bandèrent leur arc, prêts à tirer. Toujours debout, Ford scrutait les ombres à la recherche du moindre signe de la créature. Il pouvait sentir les battements de son cœur s’accélérer. Un léger frisson lui parcourut la nuque, mais il ne pouvait s’agir de la peur, car Ford ignorait tout de ce sentiment qu’il attribuait aux résignés. Il était simplement euphorique à l’idée de tuer le monstre qui avait fait couler le sang de sa patrie.

Les aboiements se rapprochèrent rapidement. Tel qu’il l’avait escompté, les chiens redirigeaient le démon vers lui et ses hommes. Le piège se refermait, tout du moins le pensa-t-il un instant. Les aboiements se muèrent rapidement en jappements plaintifs. Les cris des hommes rebondirent sur les arbres, avant de se perdre dans ce qui ressemblait à des gargarismes funèbres. Les coups de sifflet cessèrent. Durant plusieurs secondes, un silence angoissant s’installa sur les lieux. Enfin, Ford entendit des craquements.

Plusieurs silhouettes jaillirent d’entre les troncs et gagnèrent le dégagement forestier au-dessus duquel le chancelier et ses hommes se tenaient. D’après leur apparence, il s’agissait des traqueurs qui formaient la ligne de chasse. Tous couraient comme des dératés et jetaient régulièrement des coups d’œil furtifs dans leur dos. L’un d’eux s’étala soudain au sol de tout son long. En proie à une panique sourde, l’homme tenta de se relever maladroitement, incapable de synchroniser ses mouvements.

Témoins directs de la scène, les archers échangèrent des regards confus.

— Que fait-on, Monsieur ?! demanda le chef d’unité.

Ford ne réagit pas immédiatement. La situation était délicate ; s’il venait en aide aux traqueurs, il perdrait l’avantage du terrain. Par ailleurs, il lui fallait déterminer où se trouvait la bête pour adopter une nouvelle stratégie. Bien malgré lui, le bougre étalé au sol pouvait lui donner cette information.

— Restez en position, répondit-il d’un ton étonnamment calme.

L’attention se porta alors sur une forme translucide qui apparut à son tour dans le dégagement. Sans prendre la peine d’observer les alentours, la bête se rua sur le traqueur dans un hurlement sinistre. Devant elle, l’homme se débattait comme un poisson échoué et poussait des petits cris porcins. Il avait beau supplier qu’on lui vienne en aide, nul ne bougeait.

Arrivée à quelques pieds de sa victime, la bête bondit avec une agilité surprenante et s’éleva dans les airs. Elle amorça alors une attaque en piqué, les jambes tendues droit devant elle. Un craquement repoussant émana du corps du traqueur au moment où les talons en pointe l’empalèrent de la tête au bassin. Déchirées en deux parties symétriques, ses moitiés organiques s’écrasèrent au sol dans un basculement flasque et s’enfoncèrent légèrement dans la terre givrée. La pellicule cristalline vira rapidement au pourpre, engorgée d’une mare de sang à l’odeur métallique.

Nullement ébranlé par ce spectacle épouvantable, Ford profita de cette ouverture pour lancer l’assaut. D’un geste vif et ferme, il abaissa son bras et pointa un doigt accusateur vers le démon.

— Pour l’Ederbach, tirez ! ordonna-t-il aux archers d’une voix puissante.

Les flèches sifflèrent dans le froid. Malgré l’obscurité, les pointes en fer scintillaient comme l’eau à la lueur des étoiles. Durant une fraction de seconde, les projectiles semblèrent atteindre leur but. Mais, à la stupeur générale, aucune pointe ne pénétra la chair translucide de la bête. Au contraire, toutes glissèrent sur ses membres dans un fracas étouffé et se figèrent dans le sol sanguinolent.

Ford réalisa alors l’erreur magistrale qu’il avait commise en cherchant une confrontation directe avec la créature. Son arrogance avait peut-être condamné ses hommes à une mort imminente. À cet instant, il ne songea toutefois pas à sa propre vie ni à la leur. Il se demanda simplement ce qu’il allait advenir du Kotern si lui, Ansel Ford, venait à périr dans ces bois.

Son regard croisa alors celui de la bête. Elle avait des yeux jaunes perçants et assassins, dans lesquels brûlait un esprit sauvage et imprévisible. Il trembla. Pour la première fois de sa vie, Ford savait qu’il ne pourrait remporter le combat à venir.

Solidement ancré sur ses jambes, le chancelier dégaina son épée, prêt à faire face. Il hurla pour se donner du courage et pour le transmettre à ses hommes. Du reste, ils n’en eurent guère besoin. Contre toute attente, le démon n’attaqua pas. Son attention semblait désormais se porter vers un tout autre point, perdu quelque part dans la forêt. La bête hurla soudain de son timbre strident. Sans demander son reste, elle s’élança à toute vitesse entre les arbres et disparut dans l’obscurité.

Aussi surpris que ses hommes par ce revirement soudain, Ford ne mit toutefois qu’une seconde à réaliser la cause de ce changement brutal de comportement.

Il ignorait comment, mais Saga Leign était passé à l’action.