Trente ans deja

"Matthew! cria ma mère dans l'escalier, téléphone pour toi!

- OK, OK, j'arrive! répondis-je sur le même ton depuis le sanctuaire de ma chambre. Qui c'est?

- Gershwin!

- Qu'est-ce qu'il veut?

- Aucune idée! Mais si tu ne ramènes pas tes fesses ici en vitesse, tu ne le sauras jamais parce que je vais raccrocher!"

On était le lundi qui suivait notre virée à Londres et je traînais au lit, soignant un reste de gueule de bois et les courbatures induites par le Sofa d'Enfer de l'hôtel. Malgré cela, j'avais tout à fait l'intention d'aller répondre au téléphone; si je prolongeais cette conversation hurlée à distance avec ma mère, c'était simplement que je savais , après de multiples expériences remontant à ma jeunesse, qu'avoir des conversations hurlées avec le fruit de ses entrailles était la chose qu'elle détestait par-dessus tout.

Au risque de passer pour un ingrat et un égoïste, j'ajouterai même que la mère méritait pleinement ce traitement. Je sais que cela peut paraître un peu dur, mais réfléchissez un peu. Vous aimez tendrement vos parents, eux qui vous ont mis au monde, qui vous ont donné tout ce font vous aviez besoin, qui sont en général bons et généreux envers vous.

Et pourtant ces mêmes personnes, celle qui vous ont fait cadeau de toutes ces choses merveilles, sont persuadées que leurs bienfaits passés leur valent d'user inconditionnellement de certains pouvoirs : celui de vous taper sur les nerfs comme personne d'autre au monde ; celui de repérer le moindre point sensible que vous vous efforcez de maintenir secret ; celui d'appuyer sur celui-ci et tous les autres de manière à ce que vous deveniez enragé à cause de choses apparemment insignifiantes. Les parents savent exactement ce qu'ils font. Pour eux, c'est un véritable sport, un exercice auquel se livrer quand ils s'ennuient. Et le jour où casser les pieds à ses enfants jusqu'à les rendre fous furieux sera déclaré discipline olympique sera celui où ma mère montera sur la plus haute marche du podium pour recevoir sa médaille d'or au son de l'hymne national.

Voilà pourquoi j'essayais de la faire enrager.

Vengeance.

Mesquine, la vengeance, je saisi. Mais je considérais qu'il s'agissait d'autodéfense, sans compter que mon père l'avait avoué que ma mère avait fait exactement comme ça avec ma grand-mère, quand celle-ci vivait encore.

Tout avait commencé par de discrètes allusions à mon aspect dans l'ensemble négligé; mais, au fur et à mesure que le temps passait, les allusions se mirent à devenir de moins en moins discrètes jusqu'au jour où elle piqua sa crise et me siffla : " pas questions que tu sortes tant que tu ne te seras pas arrangé et que tu n'auras pas mis de l'ordre dans ta chambres!" Je n'en croyais pas mes oreilles. Ma chambre était impeccable. Je ne sais comment, du fait des circonstances qui m'avaient échappé, ma vie s'était transformée en un retour à l'adolescence - le film passant à l'envers.

Certes, elle m'aimait, ce dont je ne doutais pas; mais je crois que le fait d'avoir son fils de vingt-neuf ans à la maison commençait à lui taper sur le système. Quelque part au fond de sa tête, elle devait craindre sérieusement que je me sente tellement bien que je ne reparte jamais...

Comme si...

Ce n'était pourtant pas pour toujours.

En réalité, il n'y en avait plus que pour six semaines. Mais à la manière dont les choses se présentaient...

J'avais le sentiment...

Que les prochaines six semaines...

Allaient être les plus longues de ma vie...

Et telle était la raison pour laquelle javais pris tout e temps pour aller répondre à Gershwin.