Le traité de Vinon

Prologue

Une brise légère balaya son visage, la horde d’ennemis se rapprochait de la muraille. L’odeur âcre du sang et la puanteur qui se dégageait des cadavres lui coupèrent un instant le souffle. Qu’allait leur dire leur général ? Allait-il encore parler d’honneur, de liberté pendant que les soldats volaient les habits, les vivres, les armes des cadavres de leurs compagnons d’armes. Allait-il leur parler de justice, de liberté ?

Qu’importe ce qu’il dirait, aujourd’hui serait pareil à hier et sûrement semblable à demain. De toute façon, de là où elle était, elle ne pourrait l’entendre. Ce serait une fois de plus une sombre petite silhouette brandissant son arme.

Noa affûta sa nouvelle épée, elle l’avait trouvée dans le corps d’un ennemi la veille alors que le soleil se couchait. L’équilibre et la longueur étaient parfaits pour elle, enfin. Depuis le début de cette guerre insensée, la jeune femme n’avait eu de cesse de dégoter la lame idéale. Les ennemis semblaient être là pour un moment.

Elle avait commencé les batailles dans les dernières lignes, Rikki lui avait appris à manier les armes. Une femme de ferme ne savait pas comment faire. Noa n’avait pas eu le choix, mais elle avait apprécié les cours du vieux soldat. Même s’il boitait, le militaire était toujours respecté parmi les siens. Il n’était pas monté en grade, essentiellement à cause de son mauvais caractère. Tous ses talents d’épéiste n’avaient pu le sauver de l’éboulement de la tour nord. Noa se souvenait du vieil homme qui bottait le cul à tous ces prétentieux. Elle avait beaucoup apprécié le voir faire.

Le don pour les lames de Noa lui avait permis d’être respectée à son tour par les autres. À présent, ils arrêtaient de se moquer, ils avaient plus facilement peur d’elle.

De ses yeux verts, elle contempla son visage crasseux dans une flaque à côté d’elle. Cela faisait un moment déjà qu’elle ne se reconnaissait plus. Physiquement, peu de chose avait changé. Elle avait un peu maigri à cause du rationnement. Mais tuer l’avait endurci. Noa se souviendrait toujours du premier homme qu’elle avait assassiné. Elle ne le connaissait pas, mais ce n’était pas le problème. Un des deux devait mourir, et elle ne voulait pas que ce soit elle.

Depuis plus d’une année, tous les jours, ils attaquaient la cité. Parfois ils gagnaient du terrain, parfois ils en perdaient. À plusieurs reprises, les assaillis avaient dû se réfugier au niveau supérieur de la ville.

Pourtant, aujourd’hui serait un jour un peu particulier. Les états généraux avaient une stratégie. Il n’y avait plus de choix possible, le rationnement avait servi à survivre quelques semaines de plus, mais il n’y avait plus assez de nourriture. Ils devaient vaincre ou mourir de faim.

***

La clameur des tambours s’éleva dans la plaine. Noa se leva, comme tous ses compagnons d’armes. Elle alla à son poste et attendit.

Du bas de la muraille, elle ne pouvait voir ce qu’il se passait. Mais elle n’était pas curieuse, de toute façon, elle connaissait la mécanique. Le bruit de chocs des premiers affrontements leur parvint, suivis de hurlements de douleur, de rage, de peur. Les derniers râles de certains, les victoires d’autres. Arriva le moment pour son bataillon de se lancer dans la bataille.

Noa était blasée de tout cela. Elle avait peur de mourir, mais ne serait-ce pas la délivrance de cet enfer ? Elle ne voulait pas rejoindre la vision de tous ces corps laissés, pour la plupart à l’abandon, volés et dévorés par les vautours.

Le cri de ces rapaces n’avait pas quitté la cité depuis une année. Au départ, les autorités avaient fait de leur mieux pour donner une sépulture digne aux héros des premières batailles. À présent, ils étaient entassés, loin du camp, pour ne pas attirer les maladies. Au bout d’un moment, quand il n’y avait plus rien à piller et qu’ils avaient le temps, un groupe de soldat y mettait le feu.

Tous se sentaient coupables et honteux, mais la fournaise de leurs anciens compagnons et de leurs ennemis leur avaient permis d’avoir chaud en hiver.

Noa se souvenait de la chaleur réconfortante, accompagnée de la fumée incommodante.

Avant de sortir de la sécurité précaire de la muraille, la jeune femme regarda comme à chaque fois la montagne d’os. Puis, au signal, elle se jeta dans le massacre.

Leur ennemi devait ressentir leur désespoir, le combat sembla plus acharné que jamais.

Noa ne se battait pas avec force, elle utilisait la technique et la rapidité. La jeune femme savait très bien que contre les Gros-Bras d’en face, elle n’avait pas le choix. Rikki l’avait bien formé.

Alors qu’elle évitait de regarder les visages, elle tranchait, esquivait. Quelqu’un lui entailla un peu la cuisse, elle reçut plusieurs coups. Rien ne l’arrêta. Elle savait, elle avait trop vu. Si elle prenait une pause, si elle essayait de se reposer, de reprendre son souffle, la mort la prendrait.

La bataille contre l’ennemi était devenue une fuite face à sa fin.

Soudain il n’y eut plus rien. Juste des cadavres de plus et des regards ébahis. Le son qu’ils attendaient tant, le son de la victoire résonna sur la plaine. Les adversaires encore en vie déposèrent les armes. Certains se firent encore tuer, mais les officiers réussirent à calmer les troupes.

Le chant de la victoire s’éleva, mais Noa resta silencieuse. La jeune femme ne trouvait pas que des montagnes de cadavres soient une raison de se réjouir.

Les prisonniers furent enfermés, cela prit du temps. Fatiguée, Noa joua quand même au geôlier.

Elle regardait les amis fêtaient le fait d’être encore en vie.

La jeune femme regarda son épée. Elle, elle n’avait personne avec qui se réjouir. Ses yeux se posèrent sur les décombres de la tour nord. Non, elle n’avait plus personne.

***

Noa marchait dans les rues en reconstruction. Depuis la guerre, elle n’avait plus peur de se balader la nuit tombée. Elle arborait toujours son épée.

Les travaux avançaient. La jeune femme devait surveiller toute la journée le travail de leurs anciens adversaires. Quand ils auraient achevé celui-ci, ils seraient libérés et renvoyés dans leur pays.

Elle ne reparlait toujours pas. Tous la croyaient muette et personne ne venait la voir. La jeune femme se sentait tellement exclue qu’elle n’avait pas fait l’effort de connaître le nom de ses partenaires.

Avant, elle rêvait de partir à l’aventure, de voir de merveilleux paysages. Son devoir et la peur de l’inconnu l’avaient fait rester. Sa famille était morte, Rikki aussi, pourquoi stagner ici ?

Pour l’instant, son travail était facile. Les prisonniers se tenaient correctement, ils savaient que c’était la seule façon pour qu’ils repartent. Le roi l’avait déclaré : « Tout agitateur sera exécuté sur-le-champ. »

Noa passa devant l’une des nombreuses tavernes de la cité, lorsqu’une affiche retint son attention. Elle était là, papier neuf au milieu de tous les messages abîmés. Il était inscrit :

« Cherche personnes en bonne santé, sans attaches, mal de mer exclut. »

Noa relue une dizaine de fois l’annonce. En bas, il y avait noté le lieu de rendez-vous. Il s’agissait d’un quai de l’autre côté de la cité.

Sans attendre, la jeune femme nota son numéro, elle devait se dépêcher, le rendez-vous était dans cinq heures. Le temps de prendre ses affaires et elle devrait courir… Non, elle n’avait pas le temps, elle devait s’y rendre immédiatement.

Sa main droite sur la poignée de son épée, Noa commença sa course folle pour rejoindre le port. La fermière ne connaissait pas cet endroit et avait trop peur de louper cette occasion en se perdant.