Le requiem du Cassandre

Une odeur âcre envahissait la salle du bar ; les travailleurs des usines du secteur industriel s’y retrouvaient après plusieurs heures derrière les chaînes de montage ou de fabrication, pour y boire un verre et tenter de se détendre avant de regagner leurs cahutes ou leurs chambres. Le Torpilleur ressemblait à n’importe quel autre troquet de ce côté-ci du périphérique extérieur, dans le district le plus pauvre de la ville : une rade nauséabonde, brumeuse et obscure, abritant une clientèle bigarrée plutôt discrète en début de soirée, et de plus en plus bruyante au fur et à mesure que les heures de la fin de journée s’étiolaient. Un microcosme hétéroclite s’y rassemblait dans une salle d’à peine soixante mètres carrés.

Aucune fenêtre ne renvoyait la timide lumière de la fin d’après-midi ; des néons rouge pâle éclairaient seuls l’endroit. Le claquement répétitif de l’un d’entre eux, grillé depuis sûrement plusieurs semaines, finissait de rendre le lieu triste à mourir. Les clients ne semblaient pas s’en plaindre, concentrés dans le fond de leur verre ou occupés à discuter en battant les cartes. La plupart d’entre eux portaient encore leur tenue de travail orangée, un pantalon et une veste en grosse toile extrêmement résistante, signe distinctif des salariés des usines environnantes. Les équipages des navettes de dépollution, dont l’astroport bordait le district adjacent au Torpilleur, étaient eux aussi facilement reconnaissables avec leurs blousons beiges, patchés du logo des recycleurs sur la manche gauche.

Le ventripotent patron et barman héla d’une voix fluette, en totale opposition avec sa carrure, un nouveau client qui venait de franchir la porte coulissante automatisée de son établissement.

— Holà, vieille canaille ! Comme d’hab’ ? Un whisky tourbé ! Tu veux que je fasse le ménage à ta table ?

Son interlocuteur hocha la tête en guise de salut : il était grand et longiligne, à la démarche assurée, mais légèrement claudicante. Même dans la pénombre rougeâtre du bar, les énormes cernes sous ses yeux vert-de-gris se percevaient.

— Pas ce soir, Sam ! Un long caf’ plutôt, on décolle dans quelques heures. Merci, vieux !

Il se dirigea de manière instinctive vers un angle de la pièce, près d’une table occupée par trois ouvriers en tenue orange. À la vue du nouvel arrivant, les hommes se levèrent, emportant leur verre, et laissèrent la tablée pour se rendre au bar. L’instant d’après, l’accès principal s’ouvrit : un individu, portant fièrement un blouson beige légèrement noirci et taché, entra.

— Nom de dieu ! Ours, t’as vraiment une tête de déterré !

Sa tonalité tonitruante résonna comme un rugissement.

— Depuis combien de temps t’as pas dormi ? Tu vas pouvoir piloter notre rafiot ou tu vas encore enclencher l’automatique ? Ils prédisent de grosses « géomagnes » dans les heures à venir, ça va balloter sévère ; il y en a de plus en plus et des sacrément virulentes, ces derniers temps !

Il traversa la salle et prit place sur l’une des hautes chaises autour de la table pour faire face à son interlocuteur, qui soufflait délicatement sur le café bouillant que le serveur lui avait amené.

— Salut, Létius ! Piloter ? Ça, c’est moi qui gère ! Ne t’inquiète pas et vu ta gueule, ta femme et tes gosses t’ont aussi empêché de dormir ; j’imagine que tes vacances ont été reposantes. Content de rembarquer ?

Létius afficha un large sourire, découvrant sa dentition éparse et jaunie ; il se pencha au-dessus de la tablée pour se rapprocher du capitaine, comme s’il ne souhaitait pas être entendu du reste de la salle et lui révéler un secret.

— Ouais, je te jure que je préfère les moteurs du Cassandre à mes gosses, mais l’ébruite pas trop quand même, hein ! T’as eu des nouvelles des autres pendant ces trois semaines ?

Avec énergie, Ours tourna la tête de gauche à droite avant de prendre une grande rasade de café fumant.

— Mis à part quelques holocoms de Sélvine, pour me signifier qu’elle avait mis à jour les puces de navigation pour la table du Cassandre et me dire, comme toi, que l’augmentation des tempêtes solaires géomagnétiques l’inquiétait, aucune nouvelle des autres.

Les portes du bar coulissèrent. Trois clients en blouson beige, deux femmes précédées d’un géant aux longs cheveux verts tressés, et aux oreilles exagérément percées et ornées de breloques en tous genres, se montrèrent. Ours, face à la porte, signala à Létius de se retourner. Ce dernier regarda en direction de l’accès du troquet ; sa voix rocailleuse à forte portance se fit de nouveau entendre des habitués du lieu.

— En voilà une belle brochette de rippers ! Content de vous voir, bande de saligauds !

L’une des deux femmes, la plus petite, mais la plus gracieuse, des cheveux courts noir de geai, des fossettes sur ses joues enfantines, la vingtaine, lui répondit du tac au tac.

— Recycleur, espèce d’idiot ! RECYCLEUR et pas ripper ! On est du Cassandre nous, rien à voir avec ces cowboys du Solstice, nom de dieu. Tu m’agaces déjà, vieux brigand. Je sens que cette nouvelle campagne de collecte va être longue. Tu me fatigues alors qu’on n’a même pas encore décollé, ça promet.

Horméline, la cadette de l’équipage, ne gardait pas sa langue dans sa poche. Malgré son jeune âge, elle ne se laissait jamais démonter par les piques et les taquineries de Létius. Elle occupait la place de radio à bord du Cassandre et maîtrisait les vecteurs et les communications quantiques mieux que quiconque. Sur les zones de récolte, elle se chargeait du bras mécanique et formait, avec ses deux comparses, Edward, le géant aux cheveux verts et Edmée, l’autre recycleuse, une formidable équipe de travail aux instincts et aux automatismes irréprochables.

Lorsque le groupe eut rejoint la table, Létius se leva pour étreindre affectueusement la petite entre ses bras, engoncés dans les manches de son blouson.

— Ça me fait plaisir de vous voir, tu sais.

Létius s’avérait moqueur, mais sincère et attentionné.

— Moi aussi, rétorqua Horméline. Je plaisantais quand je disais que tu m’agaçais, je les aime bien tes blagues nulles sur nos postes.

Edward, laconique comme à son habitude, enchaîna en levant les yeux au ciel.

— Moi, elles me gavent tes blagues, mais je suis content de vous retrouver aussi.

Le troisième recycleur arborait la carrure d’un buffle, un cou aussi large que sa tête, des épaules de bûcheron et un coffre pectoral qui se gonflait vigoureusement à chacune de ses respirations. Ses cheveux tressés en deux longues nattes teintées en vert, et ses multiples anneaux et piercings aux oreilles, ne le faisaient pas passer inaperçu au sein du groupe. Il incarnait la dualité : repérable physiquement et discret dans ses relations avec les autres. Timide et réservé, « Ed » pour les membres de l’équipage, représentait un géant bariolé, impressionnant, mais doux.

Sam, le barman, leur amena un plateau avec quatre cafés qu’il déposa sur la table, avant de tourner les talons pour regagner l’arrière de son zinc. Edmée saisit l’une des tasses et la porta à ses lèvres.

— Il nous manque encore Issa et Sélvine, vous avez eu des nouvelles ?

— Je pense qu’ils vont nous attendre au Cassandre, comme d’hab’, lui répondit Ours.

Chacun des membres présents de l’équipage de la navette chalut orbital de recyclage finit son café et quitta le bar de Sam, pour se diriger vers l’entrée de service de l’astroport, situé de l’autre côté de la rue.