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Artères Souterraines



Description ajoutée par x-Key 2013-04-02T21:05:38+02:00

Résumé

Un privé à la dérive, Michael McGill, est embauché pour retrouver une version de la Constitution des États-Unis comportant des amendements écrits à l’encre alien invisible. Depuis les années 1950, le précieux document est passé de main en main en échange de services louches. Pour un demi-million de dollars, McGill entre dans ce que l'Amérique a de plus fou, grotesque, déviant et hilarant.

Un livre guidé tambour battant par la logique du pire, l'exploration transgressive d'un pays foutraque et décadent à la recherche de ce qui pourrait modifier le cours de l'histoire...

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Classement en biblio - 25 lecteurs

extrait

Extrait ajouté par Logian 2011-03-02T12:31:34+01:00

1.

J’ai ouvert les yeux pour voir le rat pisser dans mon mug. Un énorme salopard marron, le corps comme un étron sur pattes et des petits yeux ronds pleins d’une sagesse secrète de rongeur. Avec un soupir hautain, il a sauté au bas de la table et s’est précipité dans le trou du mur où il avait passé les trois derniers mois

à échafauder de nouvelles tactiques pour m’emmerder.

J’avais bien essayé de clouer une planche contre la plinthe, mais il l’avait rongée pour venir recracher les reliquats de bois humides dans mes chaussures.

Après ce coup-là, j’avais trempé des appâts dans du coumaphène: le poison l’avait visiblement fait muter

à un stade d’évolution supérieure et l’avait transformé

en super-rat. Je l’avais atteint à l’oeil, une fois, d’un coup de crosse de flingue bien placé, mais il s’était relevé et avait chié sur mon téléphone.

Je me suis extrait péniblement de mon sommeil et j’ai tangué dans mon fauteuil. La puanteur de pisse s’élevait en volutes de mon mug et a fini de me réveiller avec une violence désagréable. J’aurais préféré un bon café. J’ai décollé mes fesses du cuir moite du fauteuil, je me suis redressé tant bien que mal et me suis traîné, jambes raides, jusqu’aux toilettes jouxtant mon bureau.

J’étais sûr qu’un de ces jours quelqu’un entrerait en trombe sans prévenir dans mon cabinet et trouverait un détective privé à poil en train de pisser dans la cuvette, la porte grande ouverte. Il fut un temps où ce genre de détails m’aurait préoccupé. C’était avant que je commence

à vivre nuit et jour dans mon bureau, je crois.

Mon costume et ma chemise étaient roulés en boule sur la chaise en plastique destinée aux clients.

Je l’avais volée sur Union Square, dans un resto ouvert

24 heures sur 24, à l’époque où j’étais alcoolique professionnel.

J’ai soulevé la chemise et je l’ai reniflée d’une narine experte. Elle pourrait encore tenir une journée avant d’aller à la machine. Une pensée hantait cependant les coins reculés de mon cerveau: peut-être qu’elle puait la mort mais que mon odorat s’était détérioré ? J’ai tendu une manche pour en examiner l’aisselle. Jaunâtre. Mais bon, mon bureau tout entier

était jaunâtre. Personne ne le remarquerait sous ma veste, de toute façon.

J’ai farfouillé dans le veston à la recherche d’une cigarette, ai fini par en dégoter une avant de reprendre place dans le fauteuil. J’ai épousseté les miettes de tabac sur le chambranle de la fenêtre et j’ai observé

mon petit bout de rue new-yorkaise.

Ici, à Manhattan, l’embourgeoisement s’était arrêté

à quelques portes de chez moi, à l’ouest de mon point de vue plongeant sur Avenue B. La ligne de démarcation

était clairement visible. De l’autre côté de cette frontière : cuisine biafraise, fenêtres sécurisées en plastique scintillant, femmes baptisées Imogen et

Saffron, hommes répondant aux noms de Josh et

Morgan. De mon côté: putes à crack, bagnoles bousillées, impacts de balles dans les portes, hommes appelés Bâtards Bouffeurs de Pères. Je mets presque un point d’honneur à vivre à proximité d’un repaire

à crack, c’est comme habiter dans une zone pré-Rudy

Giuliani, un reliquat de notre bonne vieille New York.

De l’autre côté de la rue se dresse un vieil immeuble où la police a envoyé plusieurs tanks pour déloger une communauté de squatters, il y a environ cinq ans. Les médias n’ont jamais fait de reportage sur les mecs du repaire à crack, à quelques pas de là, qui se massaient aux fenêtres, les croûtes de leur visage s’écrasant sur les passants en contrebas, et qui acclamaient les policiers et les félicitaient de débarrasser leur quartier de ces fils de pute de squatters merdiques. Vous croyez que les tanks seraient venus pour le repaire à crack ?

Mon cul, oui.

J’étais nouveau dans le coin, à l’époque. Tout émoustillé

à l’idée de devenir détective privé dans une grande ville. J’avais vingt-cinq ans, encore dans la peau du surdoué de l’agence principale de Pinkerton à Chicago où j’avais officié depuis mes vingt ans. Je comptais désormais voler de mes propres ailes, me lancer dans un truc plus indépendant et plus vrai, changer la vie des gens.

Tout a commencé à déconner dès le deuxième jour, quand le peintre chargé d’inscrire mon nom sur la porte du cabinet a fait une faute d’orthographe et s’est barré avant que je ne le remarque. Aux yeux du monde entier, je suis désormais MICHAEL MGIL QUÊTEUR.

C’est invariablement la première phrase de chaque rendez-vous. «Non, mon nom, c’est McGill.»

Il y a six mois de ça, un connard a gratté le EN d’ENQUÊTEUR avec ses clefs. Je n’ai franchement pas le temps de m’emmerder avec ça. Et puis, avec le peu de boulot que j’ai, je peux tout aussi bien me contenter d’être quêteur. Tous les deux jours, je descends à

la cabine au coin de la rue et je laisse un message sur mon répondeur pour m’assurer qu’il marche encore.

Je n’ai pas de secrétaire. Parfois, je branche le modificateur de voix que j’ai acheté cinq dollars sur eBay et je me fais passer pour ma secrétaire. C’est plutôt triste.

J’ai exhalé un nuage rance de fumée de clope contre la vitre et j’ai baissé le regard vers les passants dans la rue. Je me demandais quoi faire. J’étais presque sûr qu’on était samedi, alors rien ne m’obligeait à rester là

pour faire croire que j’avais une carrière. D’un autre côté, je n’avais nulle part où aller. J’aurais pu exhumer mon vieil ordi portable et surfer sur le Net pour lire des trucs sur la vie des autres, mais je craignais d’ouvrir ma boîte mail.

Peut-être, ai-je pensé, qu’il était temps de sortir du bureau, de me chauffer les os au soleil et de tout balancer aux orties.

Des gamins jouaient sur le trottoir, chose que je ne voyais pas très souvent depuis ma fenêtre. J’ai réfléchi et observé, tendant la main vers mon mug par pur réflexe tandis que je me laissais aller à un enchaînement d’idées.

Je me rends compte aujourd’hui que si je n’avais pas remarqué l’homme en noir au bout de la rue à

cette seconde précise, je serais encore en train de me brosser les dents à l’eau de javel.

Mais je l’ai remarqué. Un parfait stéréotype de Men in Black, lunettes de soleil, oreillette et visage impassible.

Et un autre, en bas de la rue.

Je me suis penché. Un troisième attendait devant la porte de mon immeuble.

Et ils regardaient tous vers ma fenêtre.

«Bon, tu savais bien que ça finirait par arriver», me suis-je dit parce qu’il n’y avait personne d’autre dans la pièce pour me lancer une vanne.

Une voiture noire s’est rangée sous ma fenêtre. Mon bureau est au cinquième étage. Il me faut six minutes, dans mon état lamentable, pour monter les escaliers.

Comptez-en trois pour un homme en condition physique normale. C’était le temps qu’il me restait pour m’habiller et trouver une idée intelligente.

Mais j’ai perdu trente secondes terrifiées à observer la voiture vomir trois autres personnes qui se sont engouffrées dans le bâtiment.

Dans ma précipitation, j’ai failli mettre mon pied dans l’entrejambe de mon pantalon. Aucune idée de qui ils pouvaient être, ni de ce qu’ils voulaient.

Mais une intuition et un instinct de survie inné me chuchotaient, Mike, tu as plutôt intérêt à courir direction TRÈS LOIN. Trois boutons de chemise fermés, que les trois derniers aillent se faire foutre, planquer la cravate dans ma poche, enfiler ma veste, manquer de me péter la cheville en mettant mes chaussures. Atteindre la porte, moitié en courant, moitié en me vautrant. J’ai laissé mon flingue dans mon tiroir. J’ai besoin de mon flingue. Je suis sûr d’avoir besoin de mon flingue. Me précipiter jusqu’au bureau, m’asseoir sur le fauteuil collant, ouvrir le tiroir inférieur gauche où je range mon arme. Et la porte s’est ouverte. La porte de mon agence.

Deux hommes ont traversé la petite salle d’attente puis sont entrés, les yeux baissés sur moi, les bras tendus et les deux mains serrées sur d’énormes pistolets. Ils ont sautillé et tourné dans mon bureau comme des marionnettes de gangsters. L’un d’eux a interrompu le spectacle en levant la main droite à

sa bouche pour parler dans sa manche.

«La voie est libre. L’aiguille peut pénétrer. »

Un homme osseux à la peau comme du cuir est entré d’un pas rapide dans mon bureau, vêtu d’un costume qui ne semblait pas lui aller vraiment. Les men in black l’ont laissé passer avec déférence et sont sortis en fermant la porte derrière eux. Je me retrouvais soudain seul face à cet homme, dont le visage me rappelait vaguement quelqu’un.

Il s’est installé dans la chaise réservée aux clients et m’a regardé d’un oeil revêche.

«Vous savez qui je suis, mon garçon ? »

Sa voix collait à merveille avec son allure d’outretombe.

Je l’avais déjà vu aux infos, mais ce n’était pas un homme taillé pour les apparences télévisées.

«Vous travaillez pour le président, c’est ça ? »

Il a acquiescé.

« Je suis le chef de cabinet du président des États-

Unis. Et vous, vous êtes Michael McGill. Je peux vous appeler Mike ?

—Non, mon nom c’est… » Pur réflexe. Avaler sa salive, changer de stratégie. «Mike, ça me va. » Je me suis affalé dans mon fauteuil. « Il faut vraiment que j’arrive à me réveiller. »

Le demi-centimètre carré de mon cerveau qui fonctionnait en cet instant évaluait les diverses possibilités.

C’est un gag. Non, c’est bien lui. Pourquoi est-ce que le chef de cabinet de la Maison Blanche se retrouve seul dans une pièce face à un homme qui possède, ils le savent forcément, un flingue ? Non, non, je mets la charrue avant les boeufs : pourquoi est-ce qu’il est planté là à me regarder ? Avec ses yeux si pâles qu’on dirait du blanc sur blanc ? Putain, il est pas comme à la télé, c’est un vieux machin flippant, dans la vraie vie…

«Vous me regardez bizarrement, mon garçon. »

J’ai souri, hoché la tête.

«C’est fou, les effets qu’a la télé sur nous. On entend les mots “chef de cabinet” et on s’attend à

tomber sur John Spencer de la série À la Maison

Blanche, vous voyez ? Vous n’êtes sûrement pas l’homme exceptionnel de Chicago qui souffre d’alcoolisme, hein ?

—Oh, ça non. Moi, je marche à l’héroïne, mon garçon.

—C’est ça, oui.

—J’ai un boulot stressant. C’est comme ça que je me détends. J’aime aller dans un petit hôtel et me faire un fix. M’allonger sur le lit et sentir mes intestins se dénouer lentement. »

Il s’est adossé à la chaise et a poussé un soupir de plaisir, comme s’il se glissait dans un bain chaud.

« J’adore rester sur le lit, nu, pendant que mes intestins se libèrent sur les draps, et hocher la tête devant les défilés sur Fashion Channel. Toutes ces nanas squelettiques et défoncées. Des visages d’anges sur des corps d’Éthiopiennes. Je trouve ça très sexy, mon garçon. On ne peut pas dire que j’ai un boulot facile, et je trouve qu’on devrait me lâcher la grappe.

Des anges-héroïnes qui paradent pour moi. Enya en fond sonore. Ils passent beaucoup de chanson d’Enya sur Fashion Channel. Des régiments entiers d’anges-héroïnes qui font la queue dans des salles d’essayage sans fin, qui se piquent avec élégance entre leurs orteils délicats, sur fond de bande originale d’un documentaire télé anglais sur les Celtes. Vous devriez essayer. C’est poétique. »

Il a fermé les yeux, un sourire béat étalé comme une ancienne blessure rouverte sur son visage tanné.

«Dans ces instants, mon garçon, je suis aussi beau qu’elles, si on ignore bien sûr les crottes de lapin sur le dessus-de-lit : de simples chocolats déposés sur l’oreiller par les dévouées femmes de chambre de mes intestins. Parfois, je me relève et je danse, j’éparpille les offrandes de mes entrailles sur les tapis

édouardiens, sourd aux hurlements des femmes de ménage et des prêtres qu’ils font venir. “Appelez la

Maison Blanche”, je leur dis. “C’est moi qui contrôle la bombe nucléaire.” Tout ça pour vous dire : Je suis bel et bien accro à l’héroïne, mais je suis aussi l’homme le plus puissant du monde et vous devriez m’écouter attentivement.»

Il n’a pas rouvert les yeux. Le flingue était dans le tiroir de mon bureau. À dix ou quinze centimètres de ma main. C’était tentant. Même si je n’avais pas encore décidé sur lequel de nous deux le braquer.

«Oh, pour vous écouter, je vous écoute. Dans la mesure où je me demande vraiment ce que vous foutez ici.

— Je suis ici parce que vous êtes un aimant à merde, mon garçon.»

Ça faisait partie de ces moments étranges où on cherche un juron sans pouvoir en trouver un suffisamment violent.

«Tout vous tombe dessus, mon garçon. Le pire truc que l’on puisse imaginer surgit de nulle part et vient pisser sur vos chaussures, pas vrai ? C’est un talent très particulier. C’est ce qui vous procure du boulot en tant que détective et, dans certains cercles, vous êtes connu pour retrouver des diamants au sommet de ce gratte-ciel éclaboussé de merde qu’on appelle la culture underground américaine.

—Vous n’auriez pas plutôt un divorce ? Un chien perdu? Des clés d’appartement égarées ? »

Je ne crois pas avoir laissé entendre les sanglots dans cette dernière question.

« C’est pour les gens ordinaires, ça, mon garçon.

Vous, vous êtes très particulier.

—Je suis surtout très malchanceux. Vous savez qu’on m’a confié une affaire d’adultère, l’an dernier ? Et vous savez ce que faisait le mari, ces soirs-là ? Il avait fondé une sexo-secte qui s’introduisait par effraction dans un élevage d’autruches

à minuit trois fois par semaine. Vous savez ce qu’on ressent, quand on découvre huit mecs entre deux

âges en pleine séance de sexe tantrique avec des autruches ? »

Le chef de cabinet a émis un bruit compatissant qu’il avait dû tirer d’un talk-show.

« Je n’ai aucune idée de ce qu’on est censé faire dans ce cas-là.

—Cette image est restée imprimée dans mon cerveau pendant deux mois. Je n’arrivais plus à faire l’amour. Ma copine est venue au lit un soir, elle portait un boa à plumes, j’ai éclaté en sanglots. Elle m’a quitté pour une autre femme qui s’appelle Bob et qui fabrique des godemichés en forme de pénis de dauphins.

—C’est triste, mon garçon.

—Bob s’est fait des implants capillaires sur la poitrine. Elles m’ont envoyé les photos.

—Je suis désolé pour toutes vos souffrances. Mais

ça prouve à quel point vous êtes l’homme idéal pour ce travail.

—Je ne suis l’homme idéal pour aucun boulot. Si vous tenez à me traiter d’aimant à merde, d’accord, je suis un aimant à merde. Mais je suis aussi l’enculé

le plus malchanceux que vous ayez jamais rencontré.

Je suis obligé d’accepter ce boulot parce que je ne peux rien faire d’autre, mais comprenez-moi bien, je ne cherche pas à me mettre dans la merde.

—Non. C’est la merde qui vous trouve. C’est pour ça que vous êtes parfait pour cette mission.

Nous avons besoin que vous retrouviez un objet, et nous avons déjà épuisé toutes les méthodes orthodoxes.

Il y a un livre qui se balade quelque part dans la nature et nous devons remettre la main dessus.

—Vous avez essayé les objets perdus ? » ai-je demandé avec espoir.

Et à cet instant précis, j’aurais bien eu besoin d’une machine à remonter le temps, histoire de revenir dans le passé pour me tirer une balle dans la tête.

«C’est un objet, certes, et il est perdu. Disparu dans les années 1950, en fait. Nixon l’a échangé

contre les faveurs d’une Chinoise qui vivait sur une péniche dans la baie de San Francisco. Depuis, il passe de main en main. Il faut le rapporter à la

Maison Blanche. »

Une piste vieille de cinquante ans. Voilà qui annonçait un vrai boulot de détective. Ça m’attirait étrangement.

C’était l’essence même de ce travail, me semblait-il. Pas comme braquer un faisceau de lampe torche sur un gros directeur de banque penché sur une autruche défoncée au Rohypnol.

« J’ai besoin d’en savoir plus sur ce livre.

—Oui, bon. C’est là que ça se complique. Techniquement, c’est un truc top secret. J’ai apposé votre nom sur un document signé qui vous autorise à être au courant de ce qui va suivre, sous peine de mort dans le cas où ces infos quitteraient votre secteur d’investigation.

—Pardon?

—Si vous ouvrez la bouche, le Bureau de la sécurité

intérieure vous change en brouillard rose. Ce sera mission Choc et Effroi, compris ? »

Il m’a fallu une bonne minute. Pour me faire à

l’idée que ma signature avait été contrefaite sur un document de la Maison Blanche. D’après mon expérience, les gens en position de force ne mentent jamais. Ils n’en ont pas besoin. Je me suis agité sur mon fauteuil, j’ai esquissé un petit sourire et j’ai tenté

de parler mais je n’ai pu émettre qu’un son étouffé.

Le chef de cabinet a eu l’air de prendre ça pour un oui. Ou bien a-t-il décidé que j’étais suffisamment effrayé.

«Nous avons besoin que vous retrouviez la seconde

Constitution des États-Unis. »

J’ai pris soin de maintenir l’expression de mon visage en mode neutre et composé. Enfin, professionnel, vous voyez.

«C’est un document secret rédigé par plusieurs des

Pères fondateurs. Il met en lumière leurs véritables intentions pour la société américaine, il contient vingt-trois amendements qui ne peuvent être lus que par le président, le vice-président et le chef de cabinet. C’est un petit volume écrit à la main et soidisant relié avec la peau d’une entité extra-terrestre qui aurait inspecté le cul de Benjamin Franklin pendant six nuits à Paris, au cours d’un de ses voyages en Europe. Mais Benjamin Franklin n’était pas qu’un auteur nunuche qui se contentait d’écrire des romans sentimentaux sur des aliens lui insérant des objets dans le rectum, tu sais. Le septième soir, il s’est rebellé et il a tué le petit enculé d’un seul coup de poing. »

Je n’osais pas bouger. Je me sentais comme séquestré

face à une fouine furieuse avec les tétons badigeonnés de détergent. Un seul faux mouvement et elle cesserait de se griffer à mort sous vos yeux pour s’attaquer directement à vous et changer votre tête en moignon.

Il ne s’arrêtait plus de parler. C’était affreux.

«La reliure du livre est alourdie par des fragments de météorite. Le façonnage est tel que, lorsqu’il est ouvert sur une table, le livre émet une onde infrasonique inaudible par l’oreille humaine. Il vibre brièvement

à dix-huit hertz, la fréquence naturelle d’oscillation perceptible par l’oeil humain.»

Il a bondi en avant et m’a dévisagé d’un oeil fanatique.

« Est-ce que vous comprenez mon garçon ? Est-ce que vous voyez ? C’est un livre qui vous oblige à le lire.

Il prépare vos yeux à l’intégration des données. »

J’ai plongé mon regard dans le sien et j’ai imité sa posture pour essayer de l’apaiser, lui faire comprendre que j’étais de son côté. J’étais conscient du tremblement de ma main et il me fallait faire redescendre cette situation sur terre, par n’importe quel moyen.

«Très bien, Monsieur. Vous avez égaré un document historique précieux —

—C’est bien plus que ça. Je veux que vous appréhendiez ces informations. Nous avons besoin de ce livre. Comment vous le dire autrement? Aimez-vous vivre aux États-Unis, Mike ?

—Oui, je crois. Je n’ai jamais vécu ailleurs.

—Vous ne trouvez pas que l’Amérique a changé ?

Qu’il était plus agréable d’y habiter jadis ?

—Eh bien. Oui, c’est sûr, j’ai vu l’Amérique changer. En bien ou en mal, ça, je n’en sais rien. Les années 1980, je ne m’en souviens pas comme d’une grande partie de plaisir. Et les années 1990 se sont contentées de passer, vous voyez ?

—Ouais. Vous êtes jeune. Vous ne comprenez pas. Quand j’étais gamin, Mike, ce pays était pur et vertueux. Confiant dans la certitude d’avoir défié le mal à l’état pur et de l’avoir vaincu. Tous les hommes valides d’Amérique avaient été entraînés à tuer et à

manier des armes à feu. Je pouvais aller à l’école à pied sans craindre de me retrouver nez à nez avec des fétichistes qui s’injectent de la solution saline dans les testicules. Au passage, il ne faut jamais faire confiance à ces gens-là. Ne l’oubliez pas. Le pays change, Mike, année après année, jour après jour.

Regardez ce qui passe à la télé. Regardez dans les magazines et les journaux. Regardez ce que les gens postent sur Internet. Ce ne sont pas des perversions secrètes, Mike. Ce n’est pas comme le Dr Sawyer et la collection de langues de Noirs qu’il cachait dans une étrange petite maison à la périphérie de la ville quand j’avais douze ans. Tout ça Mike, c’est le courant culturel dominant, maintenant. C’est la vie en Amérique. Seconde après seconde, notre pays devient toujours plus répugnant. Nos frontières, Mike, contiennent désormais les neuf cercles de l’Enfer. »

Il semblait soudain très petit et solitaire.

«Depuis la perte de ce livre, Mike. Tout a commencé

quand ce livre a disparu. Nous devons le retrouver. Nous devons l’étudier et appliquer ses amendements pour rendre à l’Amérique sa beauté

d’antan. »

J’ai pris une longue inspiration. Les trente prochaines secondes allaient me sauver ou me tuer.

«Vous vous rendez compte que je n’en ai rien à

foutre, pas vrai ? »

Je voulais, je ne sais pas, qu’il réagisse comme si je venais de le flinguer, ou qu’il appelle ses sbires pour me butter, n’importe quoi pour me détacher de ce crochet auquel j’étais fixé.

Il n’était pas censé sourire comme ça.

«Nous le savons, a répondu le chef de cabinet d’un ton joyeux. C’est ce qui a déterminé notre choix.

Vous voyez, Mike, nous avons besoin d’un balai à

chiotte humain qui n’a pas peur de plonger dans la cuvette qu’est l’Amérique. Nous n’avons que faire d’un homme qui se contenterait de ramper sur la lunette et exigerait qu’on tire la chasse ou qu’on ajoute un bloc de Canard WC. Il nous faut quelqu’un qui soit heureux de patauger dans les étrons. Quelqu’un qui se foute de tout mais qui fasse son boulot.

Que vous soyez une sorte de mutant moral sans aucun amour pour la patrie qui vous a engendré est, bizarrement, ce qui vous donne un sérieux avantage dans cette affaire. »

Je me suis enfoui le visage entre les mains.

«Oh, super», ai-je marmonné. Ou «Oh, seigneur.»

L’un des deux.

« Souriez, mon garçon. D’ici cinq minutes, votre compte en banque sera lesté d’un demi-million de dollars, disponible immédiatement au retrait. C’est

à vous, non remboursable. Exempt d’impôts, aussi. »

Je sentais mon visage se tordre malgré moi en un sourire bancal. Ma mère avait l’habitude de dire : « Je ne sais pas si j’ai envie de rire ou de pleurer. » Elle employait cette expression quand la police venait nous apprendre que Papa avait encore été retrouvé

nu dans un lieu public. Parfois j’en riais, parfois j’en pleurais, mais jamais je ne me sentais tiraillé entre les deux. Et je me demandais si ma mère n’était pas plus folle que mon père, pour dire une chose pareille.

Mais en cet instant précis, c’était vrai : je ne savais pas si j’avais envie de rire aux éclats (parce que c’était vraiment en train de m’arriver, ou parce qu’il déconnait), ou d’éclater en sanglots sur-le-champ (parce qu’il l’avait vraiment fait, ou parce qu’il me mentait).

Je ne savais plus que croire, ni comment réagir. J’en voulais à ce vieux con de m’avoir poussé à ressentir tout ça.

Il a glissé la main dans la poche intérieure de son veston pour en sortir un truc plat en plastique noir qu’il m’a tendu. Je l’ai pris avec méfiance et j’ai exploré du bout des doigts le bouton sur le côté.

Un mécanisme s’est enclenché et l’objet s’est déplié

en ordinateur de poche à clapet.

« Il est à vous », a fait le chef de cabinet tandis que l’appareil s’éveillait avec un sifflement entre mes mains, son long écran s’illuminant d’un blanc

éclatant. « Il contient toutes les pistes en notre possession et il est équipé d’un accès sans fil à Internet.

Il est connecté à un système sécurisé du département du Trésor qui met votre machine à jour en continu.

—Vous m’envoyez dans la nature avec un demimillion de dollars et ce machin ?

—Oh, je viendrai vous rendre visite de temps

à autre, quand j’aurai du nouveau. Ou pour voir simplement comment vous allez, où vous êtes.

Imaginez que vous êtes Dante et que je suis votre

Virgile. »

Cette idée l’amusait à n’en plus finir. Son rire était sec, rauque et aigu, le ricanement d’un squelette.

Il s’est levé et a remis en forme son costume flottant sur son corps maigrelet.

« Souriez, mon garçon. Vous êtes impliqué dans un travail capital. Tout est différent, à présent. Vous oeuvrez pour le plus glorieux des objectifs. Vous allez nous aider à sauver l’Amérique. »

Ses yeux brillaient comme des pièces de monnaie neuves.

«À la sauver d’elle-même. »

Je me suis rendu compte que le chef de cabinet s’apprêtait à partir. J’ai bondi de mon fauteuil.

«Attendez. Je n’accepte pas les commissions aussi facilement. J’ai besoin de, j’ai besoin de, d’un moyen de vous contacter, d’un briefing plus long, de quelque chose…

—Tout est dans la machine. Dans quelques minutes, vous aurez une avance sur frais que vous pourrez utiliser à votre guise. Vous pouvez me contacter par la messagerie sécurisée, et je vous contacte quand je le juge nécessaire. Soyons des hommes: vous savez que je vous surveillerai.»

Il m’a tendu sa main, longue et puissante. «Bonne chasse, Monsieur McGill. » Je lui ai rendu son salut.

Je sentais les petits os bouger sous mon étreinte, comme s’il n’était fait que de cuir et de brindilles.

Il m’a adressé un hochement de tête rapide, puis il a fait volte-face avant de sortir.

J’ai fixé la porte fermée pendant une minute. Je me suis rassis lourdement et j’ai regardé par la fenêtre.

Les hommes en noir semblaient se désagréger. J’ai observé la rue un moment encore. Le chef de cabinet et son équipe de sécurité sont sortis de mon bâtiment.

Il s’est arrêté. Il a levé les yeux vers moi. Son visage s’est fendu en un sourire atroce. Son équipe l’a fait monter en voiture puis les hommes ont disparu, partis, invisibles, comme s’ils n’étaient jamais venus.

Sauf que j’avais un ordinateur de poche flambant neuf sur mon bureau.

Une pensée m’a traversé l’esprit. J’ai rouvert l’appareil, j’ai cliqué sur l’icône d’Internet avec mon ongle et j’ai saisi une adresse sur le clavier numérique en mode QWERTY. Ma banque a un service en ligne que je préfère utiliser, plutôt que d’entendre rire les banquiers quand ils m’annoncent le solde de mon compte. J’ai entré mon code secret et j’ai attendu.

J’avais un demi-million de dollars sur mon compte. En fait, j’avais cinq cent mille trois dollars et quarante-deux cents. Les trois dollars et quarantedeux cents constituaient le montant total de ma fortune lorsque je m’étais réveillé ce matin-là.

J’ai reposé l’ordinateur avec un bruit mat sur le bureau, juste à côté du mug de pisse refroidi. Voilà.

J’avais la plus grosse avance sur frais de ma vie pour une seule et unique mission, et le boulot le plus taré, aussi. Trouver un livre perdu depuis cinquante ans.

S’il avait jamais existé. Une Constitution secrète des

États-Unis. Des amendements invisibles. Et merde, je n’aurais même pas su vous dire combien il y avait d’amendements visibles.

J’avais un demi-million de dollars. Pour une chasse au dahu. Un demi-million de dollars, à moi tout seul, et que je ne dépenserai en rien d’utile.

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Commentaires récents

Commentaire ajouté par Glen 2023-04-17T01:55:14+02:00
Diamant

Dire que j'ai failli me faire pipi dessus en lisant ce livre n'est pas à la auteur de ce qu'il raconte mais comme ce qu'il raconte est inracontable.

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Commentaire ajouté par Givres 2019-08-29T22:33:02+02:00
Or

Fini pour la troisième fois, ce livre est toujours aussi bon, prenant, avec un style qui détonne.

Les 2 personnages principaux sont très différents l'un de l'autre. La galerie de personnages croisés vaut le détour, tant dans leurs deviances que dans leur psychologie.

Véritable bombe, ce roman est sans concession, direct, intense, déviant, précurseur et ne à pas mettre entre toutes les mains.

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Commentaire ajouté par Bluenn 2017-11-10T23:31:11+01:00
Or

La chronique complète: https://ombrebones.wordpress.com/2017/11/11/arteres-souterraines-warren-ellis/

Un roman décalé et décadent à ne pas mettre entre toutes les mains mais qui vaut vraiment la peine. On sort des sentiers battus, c'est sombre, malsain, totalement dingue, et j'ai adoré !

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Commentaire ajouté par Joyeux-Drille 2015-05-01T18:27:33+02:00
Lu aussi

Le cynisme du héros ne s'émeut (presque) jamais des lieux et situations plus glauques et grotesques que son enquête lui fait découvrir. Nous, on jubile devant la décadance américaine à faire pâlir celle de l'Empire Romain. Et surtout, on ne voit plus, mais alors plus du tout Godzilla du même oeil !

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Commentaire ajouté par Silsocrate 2012-07-09T19:33:12+02:00
Pas apprécié

On est bien loin de l'Amérique puritaine. On est en plein dans un délire glauque , de dérive sexuelle. Bref, je ne recommande pas ce livre. De plus l'auteur est complètement déjanté

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Date de sortie

Artères Souterraines

  • France : 2010-08-26 - Poche (Français)

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Xav l'ajoute dans sa biblio or
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  • Crooked Little Vein - Anglais

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Note globale 7.67 / 10

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